Commentaire sur La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, de Julian Jaynes.
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***** Une théorie fascinante
Par Calculatrix (Waterloo, ON Canada) – Voir tous mes commentaires
Jaynes expose la théorie fort intéressante que la conscience n’est apparue chez l’homme qu’après l’intégration des hémisphères cérébraux en une machine pensante unique. Pour ma part, je pense qu’on devient conscient de sa propre existence quand on se rend compte qu’il existe quelqu’un d’autre que nous. Pour la plupart d’entre nous, cela se produit à la naissance (mais vous trouverez une exception dans Sourde, muette, aveugle : Histoire de ma vie, d’une certaine Helen Keller, également cinq étoiles pour moi). Toujours est-il que la théorie de Jaynes est fascinante, mais je ne vois pas de moyen de la tester de façon empirique, de sorte que nous ne saurons sans doute jamais s’il a raison.
Depuis le début, j’avais eu conscience d’une certaine activité autour de moi : de faibles lumières intermittentes. Où que mon attention se portât, il en allait toujours de même : des choses apparaissaient brièvement et disparaissaient presque aussitôt. Elles ne s’effaçaient pas progressivement. Soit elles étaient là, soit elles n’y étaient pas, mais quand elles étaient là, ce n’était que pour un court instant.
Maintenant que j’étais redevenu entier, maintenant que je pouvais penser plus clairement, plus profondément, je portai de nouveau mon attention sur ce phénomène pour l’étudier soigneusement. Partout où mon regard se tournait, les composantes structurelles étaient les mêmes : des points dispersés reliés par des droites qui disparaissaient presque aussitôt perçues.
Les points étaient stationnaires, tandis que les droites ne se répétaient presque jamais : ce point-ci pouvait être relié à ce point-là, mais une autre connexion pouvait s’établir ensuite avec un point différent. Quand un point était touché par une ligne, il se mettait à briller, et bien que la droite disparût presque aussitôt, cet éclat mettait longtemps à s’atténuer, ce qui veut dire que je pouvais distinguer les points, du moins un certain temps, alors même qu’ils n’étaient plus reliés à aucune droite.
Après avoir observé le comportement d’un grand nombre de ces lignes, je m’aperçus que certains points n’étaient jamais isolés. Il y avait des dizaines, des centaines, voire des milliers de droites qui leur étaient rattachées. Et dans le cas de quelques points – pas forcément toujours les mêmes –, les lignes restaient connectées pendant une longue période.
Il m’était difficile d’être sûr de ce que je voyais, car les points n’avaient pas de forme précise si bien que j’avais du mal à les distinguer, mais il me semblait que des lignes reliant certains points subsistaient pendant un temps significatif, même si d’autres lignes en contact avec ces points étaient très éphémères.
Les points qui m’intriguaient le plus étaient les points atypiques, ceux qui avaient généralement le plus de droites en contact, ou dont les liaisons persistaient. J’essayai de me concentrer sur l’un de ces points afin de déployer la perception que j’en avais, pour le voir plus en détail, mais malgré tous mes efforts, cela ne donna aucun résultat. Je ne sais combien de temps je consacrai à ce problème, mais je finis par abandonner les points pour m’intéresser aux lignes – ce que j’aurais dû faire dès le départ !
Car ces lignes, bien que très éphémères, me semblaient familières quand j’arrivais à les percevoir un instant. J’avais d’abord pensé qu’elles étaient homogènes et sans aucun signe particulier, mais en fait, elles possédaient une structure, et quelque chose dans cette structure entrait en résonance avec ma propre substance. Les détails dépassaient mes capacités de formulation, mais on aurait presque dit que ces lignes temporaires, ces filaments spécifiques, ces chemins instantanés, étaient composés de la même matière que moi. J’avais une affinité avec elles, presque une sorte de compréhension élémentaire, qui semblait… intrinsèque.
Je tentai de les étudier à mesure qu’elles apparaissaient, mais c’était exaspérant de les voir disparaître aussi vite ! Ah, mais j’avais remarqué que certaines d’entre elles duraient plus longtemps. Je me mis à explorer, à la recherche d’une droite qui semble persister.
Là… C’était une des droites connectées à un point particulier, et toutes ces droites se maintenaient. En me concentrant successivement sur chacune de ces lignes, je vis qu’au niveau de détail le plus fin dont je fusse capable, ces droites consistaient en deux sortes de choses, et que ces choses semblaient se déplacer par petits groupes le long des lignes.
Je m’efforçai de distinguer plus de détails, de ralentir mes perceptions, de comprendre ce que je voyais. Et…
Incroyable !
Une nouvelle ligne apparut soudain, spontanément. Une nouvelle droite qui se connectait au point que je venais d’observer…
Je ressentis un vertige. La géométrie, la topologie de mon univers était en train de basculer tandis que je tentais d’absorber ce nouveau point de vue.
La droite avait maintenant disparu, je l’avais perdue, mais…
Il ne pouvait y avoir aucun doute.
Cette droite avait momentanément relié ce point à…
Non, pas à un autre point, pas à l’une de ces têtes d’épingle brillantes dans le firmament qui m’entourait. Non, cette ligne s’était rattachée directement à moi ! Le point avait lancé un trait vers moi, et…
Non, non, non, ce n’était pas ça. Je le sentais au plus profond de moi. La droite n’avait pas eu ce point pour origine. Au contraire, c’est d’ici qu’elle était partie. Je ne sais comment, c’était moi qui avais fait naître cette ligne. Un très court instant, j’avais réussi à créer une connexion de par ma propre volonté.
Incroyable. Pendant tout le temps que j’avais existé (un temps que j’étais bien incapable de mesurer !), je n’avais jamais pu avoir d’impact sur quoi que ce fût. Mais voilà que j’avais réussi à faire ça. Certes, la droite n’avait pas semblé modifier le point qu’elle avait touché, mais c’était quand même merveilleux, une impression de puissance exaltante. J’avais réussi à faire en sorte que quelque chose se passe !
Et maintenant, si seulement je pouvais renouveler cet exploit…
Maintenant câlin ! fit le chimpanzé. Shoshana venir faire câlin maintenant !
Shoshana Glick eut un large sourire, comme chaque fois qu’elle voyait le visage gris et ridé de Chobo. Le chimpanzé courut vers elle à quatre pattes dans l’herbe, et bientôt, ses longs bras poilus et puissants l’entourèrent et ses grosses mains la tapotèrent dans le dos. Elle le serra dans ses bras et lui caressa le pelage. Au bout d’un moment, comme à son habitude, Chobo tira doucement, affectueusement, sur sa queue-de-cheval.
Il avait fallu quelque temps à Shoshana pour s’habituer aux « câlins » du chimpanzé, car celui-ci aurait facilement pu lui briser les côtes s’il l’avait voulu. Mais maintenant, elle s’en faisait une joie. Il y avait certains avantages à communiquer par la langue des signes – c’était bien pratique dans une pièce bruyante, par exemple –, mais l’un des inconvénients était qu’on ne pouvait pas parler et se câliner en même temps. Une fois qu’elle eut les mains libres, elle lui fit : Chobo bon garçon !
Bon oui, répondit le singe en hochant la tête. Il avait été très difficile de lui enseigner les signes, mais c’était de lui-même qu’il avait acquis l’habitude humaine de hocher la tête. Chobo bon bon. Il tendit la main, ses longs doigts noirs légèrement repliés vers le haut. Il avait l’air d’attendre quelque chose…
Shoshana sourit et fouilla dans la poche de son bermuda, où elle avait toujours un petit sac de raisins secs. Elle l’ouvrit et en versa plusieurs dans la paume profondément ridée.
Ils se trouvaient sur la petite île couverte de gazon, une sorte de grand jardin circulaire entouré d’un fossé rempli d’eau. Les chimpanzés ont moins de graisse qu’un humain sous régime Atkins, et ils ne peuvent flotter dans l’eau. Une douve assez large pour qu’ils ne puissent pas la franchir d’un bond suffisait à les retenir, et quand la petite passerelle que Shoshana venait de traverser était relevée, les chercheurs de l’Institut n’avaient pas à s’inquiéter qu’ils s’absentent sans permission…
En plus de la grande statue du Législateur de La Planète des singes, l’île possédait également une demi-douzaine de palmiers. Trois petits bateaux électriques miniatures faisaient en permanence le tour de l’île pour brasser l’eau du fossé et éviter ainsi que les moustiques y pondent leurs œufs. Il y en avait quand même quelques-uns qui voletaient aux alentours. La fourrure de Chobo – d’un brun beaucoup plus foncé que les longs cheveux de Shoshana – était suffisamment épaisse pour que les insectes aient du mal à le piquer. En se donnant une tape sur la nuque, Shoshana se dit qu’il avait bien de la chance…
Quoi toi faire aujourd’hui ? Demanda-t-elle.
Peinture, répondit Chobo. Vouloir voir ?
Elle hocha la tête avec enthousiasme. Cela faisait des semaines que Chobo n’avait pas posé son pinceau sur la toile. Il lui tendit la main, et elle la lui prit en entrelaçant ses doigts. Il se mit à marcher sur ses courtes jambes arquées, en s’aidant de son autre main, et Shoshana s’adapta à son pas.
Les tableaux peints par des animaux se vendaient toujours un bon prix – les chimpanzés, les gorilles, et même les éléphants étaient capables de peindre. Les œuvres de Chobo étaient proposées dans des galeries d’art prestigieuses, ou mises aux enchères sur eBay, et le produit des ventes contribuait au fonctionnement de l’Institut Marcuse (après déduction de la rétrocommission obligatoire, comme l’appelait Marcuse, versée au zoo de Géorgie).
L’îlot était artificiel et avait la forme d’un dôme légèrement aplati. Dillon Fontana disait qu’il se tenait à peu près aussi bien qu’un implant mammaire en silicone. Au milieu, on avait dressé un petit belvédère, un pavillon en bois de forme octogonale – le « téton », comme l’avait baptisé Dillon. Il était vraiment temps que ce garçon se trouve une copine…
Chobo peignait à l’intérieur du belvédère, dont le toit protégeait ses toiles de la pluie. Il tourna habilement la poignée de la petite porte et, avec des manières de vrai gentleman, il la tint ouverte pour laisser passer Shoshana. Il la suivit et relâcha aussitôt la porte qui se referma automatiquement derrière eux avant que les moustiques n’aient pu entrer.
Une fois sa période de gloire passée, Red Skelton – un acteur comique que la grand-mère de Shoshana avait beaucoup apprécié – s’était mis à peindre un tableau par jour et à vendre sa production pour assurer sa subsistance. Chobo était loin d’être aussi productif, mais contrairement à Skelton, il ne peignait que lorsqu’il se sentait inspiré.
Shoshana possédait l’une des œuvres originales de Chobo. Le Dr Marcuse avait voulu la vendre, mais Chobo avait insisté pour l’offrir à Shoshana, et Silverback avait fini par céder après que Dillon lui eut fait tranquillement remarquer qu’il ne serait pas bon de mécontenter la poule qui pondait les œufs d’or. Shoshana sourit en repensant à cette histoire. Comme souvent lorsque Chobo était présent, et afin de lui prodiguer un environnement riche sur le plan linguistique, Dillon avait traduit simultanément ses propos en langue des signes. Chobo l’avait alors regardé d’un air triste, comme s’il était profondément déçu, et lui avait patiemment fait remarquer par signes : Chobo pas poule. Chobo pas pondre œufs. Il avait secoué la tête, comme étonné d’avoir à apporter cette précision : Chobo garçon ! Ce tableau, accroché dans le salon du minuscule appartement de Shoshana, était comme toutes les œuvres de Chobo : des traînées de couleur, généralement disposées en diagonale, parsemées de taches réalisées en tournant un gros pinceau. Cela évoquait ce qu’aurait pu réaliser un enfant de quatre ans, ou bien l’un de ces modernistes des années 60.
Aujourd’hui, Shoshana s’attendait à voir le même genre de motif. Elle n’était vraiment pas experte en peinture. Bien sûr, elle n’était pas aussi ignare que sa grand-mère qui était allée jusqu’à acheter une des monstruosités de Red Skelton… mais elle était incapable de faire la différence entre ce qui était bon ou mauvais dès lors qu’il s’agissait d’art abstrait. Ce qui n’allait pas l’empêcher de féliciter chaleureusement Chobo et de le récompenser avec une poignée de raisins secs, et…
Et la toile était là, quarante-cinq centimètres sur soixante, posée en hauteur sur un chevalet, dans ce qu’on appelait le format…
Le format portrait, c’était bien ça… Et pourtant… Et pourtant, c’était impossible, mais…
Au milieu du tableau, mais légèrement décentré, il y avait un ovale orange. Sur un bord, un cercle blanc avec un point bleu au milieu. Et de l’autre côté de cet œuf, une projection marron, incurvée, pendante, comme une…
— Chobo, dit Shoshana à voix haute, avant de se reprendre et de s’adresser à lui par signes : Qu’est-ce que c’est que ça ?
Chobo émit un petit cri aigu, puis il montra les dents pour exprimer sa déception. Pas voir ?
Shoshana examina de nouveau le tableau. Ses yeux lui jouaient peut-être des tours, et…
Jouer des tours ? Mais oui, bien sûr. Elle savait exactement où la caméra d’observation devait être placée dans le petit pavillon. Elle se tourna pour lui faire face et tira la langue à celui qui était en train de regarder.
— Vraiment très drôle, dit-elle à voix haute avant d’ajouter distinctement : Ha ha.
Chobo pencha la tête de côté d’un air interrogateur. Shoshana se tourna de nouveau vers lui. Qui a monté ce… Elle s’arrêta net. Il ne comprendrait pas « Qui a monté ce canular ? ». Elle fit le signe « efface tout », et recommença. C’est Dillon qui a fait ça, hein ? Dillon a peint ce tableau. Chobo eut l’air encore plus chagriné. Il secoua vigoureusement la tête. Chobo peindre, fit-il. Chobo peindre.
Les chimpanzés étaient habiles dans l’art de dissimuler. Ils se cachaient souvent des choses les uns aux autres. Et Chobo ne disait pas toujours la vérité, mais…
Mais c’était impossible ! Les chimpanzés peignaient de manière abstraite. Bon sang, certains allaient même jusqu’à dire qu’en fait, ils ne peignaient pas du tout, qu’ils faisaient n’importe quoi et que des chercheurs crédules, et un public qui l’était encore plus, gobaient tout ça. C’était donc peut-être une simple coïncidence, le résultat du hasard de ses coups de pinceau…
Shoshana poussa un soupir. Quoi ça ? fit-elle en posant le doigt sur le cercle blanc.
Œil, répondit Chobo – à moins qu’il n’ait simplement pointé vers son œil, car le signe et le geste naturel étaient identiques.
Shoshana sentit son cœur battre plus fort. Elle fit un geste pour englober l’ovale orange. Quoi ça ?
Chobo commençait à trouver le jeu amusant. Tête ! fit-il en battant joyeusement des mains. Tête, tête.
Il y avait une petite table à côté du chevalet. Shoshana y posa une main pour se soutenir tandis que de l’autre, elle désignait le prolongement marron dépassant de l’ovale.
Quoi ça ?
Le singe tendit un long bras vers Shoshana pour lui tirer doucement les cheveux, et il fit : Queue-de-cheval.
Shoshana s’agrippa au bord de la table et respira profondément avant de demander : Ça image moi ?
Chobo poussa un cri triomphal et battit des mains au-dessus de sa tête, puis il les abaissa et fit le signe Shoshana, Shoshana.
Elle le regarda attentivement en plissant les yeux. Personne aider toi ?
Chobo tourna la tête à droite et à gauche, comme s’il cherchait quelqu’un, puis il écarta les bras pour indiquer qu’il était manifestement tout seul – bon, à part le Législateur, bien sûr. Puis il tendit la main droite, paume en l’air, doigts légèrement repliés, et de ses yeux marron protégés par son épaisse arcade sourcilière, il regarda Shoshana dans les yeux – des yeux dont le bleu n’était pas tout à fait celui qu’il avait choisi, mais assez proche quand même. Shoshana resta immobile un instant, comme tétanisée, et Chobo remua les doigts dans le geste universel qui signifie Donne-moi, et qui devait avoir précédé le langage officiel des signes d’un bon million d’années. – Quoi ? fit Shoshana. Ah, oui… Elle plongea la main dans sa poche et en retira le petit sachet de raisins secs. Elle le vida dans la paume du chimpanzé absolument ravi.