Robert J. Sawyer Éveil

1.

Pas l’obscurité, car cela impliquerait la compréhension de la lumière. Pas le silence, car cela suggère une familiarité avec le son.

Pas la solitude, car cela nécessite la connaissance d’autres.

Mais pourtant, faiblement, d’une façon si ténue qu’il en faudrait peu pour qu’elle n’existe pas : la conscience.

Rien de plus. Simplement la conscience – une impression très vague d’être.

Être… mais pas devenir. Rien pour marquer le temps, pas de passé ni d’avenir – rien qu’un présent sans fin, un maintenant informe, et à peine perceptible dans cet instant brut et infini, une ébauche de perception.


Caitlin s’était efforcée de faire bonne figure pendant le dîner, en racontant à ses parents que tout s’était très bien passé – vraiment super –, mais en fait, elle avait passé une journée terrifiante avec tous ces élèves qui la bousculaient dans les couloirs, ces professeurs qui faisaient allusion à ce qui était écrit au tableau, et sans aucun doute tous les regards tournés vers elle. Elle ne s’était jamais sentie aussi embarrassée quand elle était à Austin, dans l’Institution pour jeunes aveugles, mais à présent, elle se sentait exposée aux yeux de tous. Est-ce que les autres filles portaient des boucles d’oreilles, elles aussi ? Est-ce qu’elle avait bien fait de mettre ce pantalon en velours ? Oui, elle adorait le contact du tissu et le froufrou qu’il faisait quand elle marchait, mais ici, tout était une question d’apparence.

Elle était dans sa chambre, assise à son bureau devant la fenêtre ouverte. Ses cheveux flottaient doucement dans la légère brise du soir, et elle entendait les bruits du monde extérieur : un petit chien qui aboyait, quelqu’un qui shootait dans un caillou dans la rue paisible, et au loin, une de ces alarmes antivol si agaçantes.

Elle passa le doigt sur sa montre. 07:49 – sept et sept au carré, la dernière fois de la journée où il y aurait une séquence de ce type. Elle pivota sur son fauteuil pour faire face à son ordinateur, et elle ouvrit LiveJournal.

« Sujet » était facile : « Premier jour dans mon nouveau lycée. » Pour « Localisation actuelle », la valeur par défaut était : « Chez moi. » Bon, cette maison étrange – ah, bon sang, ce pays étrange ! – ne lui en donnait pas vraiment l’impression, mais elle laissa le champ comme ça.

Pour « Humeur », il y avait une liste déroulante, mais JAWS, le programme de lecture d’écran qu’elle utilisait, mettait un temps fou pour lui énoncer tous les choix. En général, elle préférait taper quelque chose elle-même. Après avoir réfléchi deux secondes, elle décida de mettre : « Confiante. » Elle était peut-être morte de trouille dans la vraie vie, mais en ligne, elle était Calculatrix, et Calculatrix ignorait ce qu’était la peur…

Quant à « Musique actuelle », elle n’avait pas encore lancé de MP3… et elle laissa donc iTunes choisir une chanson au hasard dans sa collection. Elle la reconnut au bout de trois notes : Lee Amodeo, Rocking My World.

Du bout des doigts, elle caressa les petites bosses rassurantes sur les touches F et G – le braille à la portée de tous – tout en réfléchissant à ce qu’elle allait mettre.

Bon, pianota-t-elle, demandez-moi si mon nouveau lycée est bruyant et s’il y a beaucoup de monde. Allez-y, posez-moi la question. Ah, merci. Eh bien, oui, il est bruyant et il y a beaucoup de monde. Mille huit cents élèves ! Et le bâtiment fait trois étages. Enfin, deux étages plus le rez-de-chaussée si on compte comme les Anglais, et après tout, on est ici au Canada, qui fait encore partie du Commonwealth… À propos, comment reconnaît-on un Canadien dans une pièce noire de monde ? On marche sur les pieds des gens, et on attend qu’il y en ait un qui s’excuse… :)

Caitlin se tourna de nouveau vers la fenêtre et essaya d’imaginer le soleil couchant. Elle était mal à l’aise à l’idée que les passants pouvaient la voir. Elle aurait volontiers gardé les volets baissés tout le temps, mais Schrödinger aimait bien s’allonger sur le rebord.

Ma première journée de seconde a commencé avec Maman qui m’a déposée devant l’entrée, où BelleBrune4 (je t’adore, ma chérie !) m’attendait. La semaine dernière, j’avais déjà exploré plusieurs fois les couloirs déserts, pour me familiariser avec les lieux et prendre mes repères, mais c’est complètement différent maintenant que le lycée est rempli d’élèves, alors mes parents filent cent dollars par semaine à BB4 pour qu’elle m’accompagne jusqu’aux salles de classe. Le proviseur s’est débrouillé pour que nous soyons ensemble à tous les cours sauf un. Je ne pouvais pas suivre les mêmes cours de français qu’elle… après tout, je suis une beginneur[1] !

Son ordinateur fit entendre une petite note musicale : un nouveau message. Elle tapa le raccourci clavier pour que JAWS lui lise l’en-tête.

« À : Caitlin D. », lui annonça le programme. Elle n’épelait son nom comme ça que quand elle postait dans des newsgroups, et l’expéditeur avait donc dû récupérer son adresse sur le forum de discussion Statistiques des joueurs de la NHL ou l’un des autres qu’elle fréquentait.

« De : Gus Hastings. » Elle ne connaissait personne de ce nom. « Sujet : Améliorez votre score. »

Elle appuya sur une touche et JAWS commença à lire le corps du message : « Êtes-vous triste d’avoir un petit pénis ? Si c’est le cas…»

Bon sang, son filtre antispams aurait dû l’intercepter ! Elle passa le doigt sur son afficheur braille. Ah… Le mot magique avait été orthographié « pennisse ». Elle supprima le message et s’apprêtait à retourner sur LiveJournal quand sa messagerie instantanée émit un bip. « BelleBrune4 est maintenant disponible », lui annonça l’ordinateur.

Un Alt-Tab lui permit de basculer sur cette fenêtre et d’y taper, Hello, Bashira ! Je suis en train de mettre à jour mon LJ.

Elle avait configuré JAWS pour qu’il ait une voix féminine, mais il lui manquait le délicieux accent de son amie :

— Dis des choses gentilles sur moi.

Bien sûr, tapa Caitlin. Cela faisait deux mois qu’elle était devenue sa meilleure amie, depuis son emménagement ici. Bashira avait le même âge qu’elle – quinze ans – et son père travaillait avec celui de Caitlin au PI.

— Tu vas mettre que Trevor t’a dans le collimateur ?

Absolument ! Elle retourna sur la fenêtre de son blog et tapa : BB4 et moi, on est assises l’une à côté de l’autre en salle d’études, et elle m’a dit qu’un type dans la rangée derrière nous n’arrêtait pas de me reluquer. Elle hésita un instant, ne sachant pas très bien ce qu’elle devait en penser, mais elle ajouta finalement : Vive moi !

Elle ne voulait pas mentionner le vrai nom de Trevor. Donnons-lui un nom de code, parce qu’il va peut-être se retrouver dans d’autres entrées de mon blog. Hum, voyons, si je mettais… ça y est, le Beauf ! Ça lui va bien. Bon, toujours est-il que d’après BB4, le Beauf est réputé pour s’attaquer à toutes les filles récemment arrivées, et bien sûr, je suis très exotique[2], même si je ne suis pas la seule Américaine de la classe. Il y a cette nana de Boston qui s’appelle… non, mes amis, je ne vous fais pas marcher ! La malheureuse s’appelle Pâquerette ! C’est à gerber… :P

Caitlin n’aimait pas les smileys. Elle ne pouvait pas les rapprocher de véritables expressions du visage, et elle avait dû apprendre les séquences de touches comme si c’était du code. Elle retourna à sa messagerie instantanée. Alors, tu fais quoi en ce moment ?

— Pas grand-chose. J’aide une de mes sœurs à faire ses devoirs. Ah, elle m’appelle, @toute.

Les abréviations en ligne, ça, Caitlin aimait bien. Bashira lui disait « à tout de suite », ce qui voulait dire, la connaissant, qu’elle en avait au moins pour une demi-heure. L’ordinateur fit le petit bruit de porte qui se referme indiquant que Bashira s’était déloggée. Caitlin retourna sur LiveJournal.

Bon, le premier cours a été génial parce que rien ne me résiste… Vous avez deviné de quelle matière il s’agissait ? Si vous n’avez pas répondu « maths », vous avez perdu. Et au bout d’une seule journée, je domine la classe. Le professeur – appelons-le Mr H., OK ? – était ébahi que je puisse faire des tas de trucs dans ma tête alors que les autres ont besoin d’une calculette.

Son ordinateur bipa encore une fois. Elle appuya sur une touche, et JAWS annonça : « À : cddecter@…» Une adresse e-mail à laquelle son nom n’était pas attaché. Presque certainement un spam. Elle appuya sur Suppr avant que son interpréteur ait pu aller plus loin.

Ensuite, on a eu anglais. On étudie un bouquin rasoir qui parle d’un type neurasthénique qui a grandi dans les plaines du Manitoba. Il y a du blé toutes les deux pages. J’ai demandé à la prof – Mme Z. – si toute la littérature canadienne était comme ça, et elle a ri en me disant : « Pas exactement toute…» Ah, je sens qu’on va drôlement s’amuser !

— BelleBrune4 est maintenant disponible, dit JAWS. Caitlin changea aussitôt de fenêtre et tapa : Tu as fait vite.

— Ouais, fit la voix synthétique. Tu aurais été fière de moi. C’était un exercice d’algèbre, et je l’ai fait les doigts dans le nez.

Ton clavier doit être propre, maintenant… tapa aussitôt Caitlin.

— Ha ha ! Oh, il faut que j’y aille. Papa n’est pas de bon poil, ce soir. À plus !

Qu’elle avait sans doute écrit « A+ ».

Caitlin retourna à son journal. Le déjeuner était correct, mais je vous jure que je ne m’habituerai jamais aux Canadiens. Ils mettent du vinaigre sur leurs frites ! Et BB4 m’a parlé de ce truc qui a un nom russe… Mais non, mes amis, je blague ! C’est la poutine : des frites avec des bouts de fromage, le tout nageant dans de la sauce brune… On dirait qu’ils se servent des frites pour faire de la recherche scientifique. C’est sans doute qu’ils n’ont pas assez d’argent pour faire de vraies recherches, sauf bien sûr ici, à Waterloo. Et encore, c’est essentiellement des fonds privés. Ah, oui, les billets verts, c’est si important… Sauf qu’ici, à ce qu’on m’a dit, il y a des billets de toutes les couleurs. Bon, toujours est-il qu’une grosse partie de l’argent qui sert à financer le Perimeter Institute, où mon père travaille sur la gravité quantique et d’autres trucs de ce genre, vient de Mike Lazaridis, le cofondateur de Recherche en Mouvement – REM pour les flemmards du clavier. Mike L. est un type formidable (on l’appelle toujours comme ça parce qu’il y a un autre Mike, Mike B.), et je crois que mon père s’y plaît bien, même si avec lui c’est sacrement difficile à dire.

Son ordinateur fit entendre un nouveau bip, annonçant l’arrivée d’autres messages. Bon, de toute façon, il était temps qu’elle termine son billet. Elle avait encore à peu près huit millions de blogs à regarder avant d’aller se coucher.

Après le déjeuner, on a eu chimie, et on dirait que ça va être carrément génial. Vivement qu’on commence les travaux pratiques… mais si le prof apporte une platée de frites, je me tire de là vite fait !

Elle se servit d’un raccourci clavier pour poster son billet, puis elle demanda à JAWS de lire l’en-tête du nouveau courrier.

— A : Caitlin Decter, annonça l’ordinateur. De : Masayuki Kuroda. (Encore une fois, quelqu’un qu’elle ne connaissait pas.) Sujet : Une proposition.

Concernant un « pennisse » dur comme du bois, sans aucun doute ! Elle s’apprêtait à supprimer le message quand elle fut distraite par Schrödinger qui se frottait contre ses jambes – ce qu’elle appelait un felinus interruptus.

— Mais c’est mon joli chaton à moi, ça, dit-elle en se baissant pour le caresser.

Schrödinger sauta sur ses genoux et dut sans doute déplacer le clavier ou la souris, car l’ordinateur entreprit de lire le texte du message :

— Je n’ignore pas qu’une jeune fille se doit d’être circonspecte lorsqu’elle dialogue en ligne…

Un cyberprédateur qui s’exprimait dans un style aussi fleuri, et utilisait des mots comme circonspecte ? Amusée, Caitlin laissa JAWS poursuivre :

— … et je vous encourage donc à parler immédiatement de ce message à vos parents. J’espère que vous prendrez en considération ma requête, que je ne formule pas à la légère.

Caitlin secoua la tête et attendit qu’on en arrive au passage où il lui demanderait des photos de nus. Elle trouva l’endroit derrière la nuque où Schrödinger aimait bien qu’on le gratte.

— J’ai parcouru toute la documentation disponible afin de trouver le candidat idéal pour le programme de recherches de mon équipe. Ma spécialité est le traitement de signaux liés à l’aire VI.

La main de Caitlin s’immobilisa au-dessus du cou de Schrödinger.

— Je n’ai nulle intention de susciter de faux espoirs, et je ne peux pronostiquer les chances de succès tant que je n’aurai pas étudié des IRM, mais je pense néanmoins qu’il existe une bonne probabilité que la technique que nous avons mise au point puisse guérir en partie votre cécité, et…

Caitlin se leva précipitamment, projetant son chat à terre.

— … vous restaurer une sorte de vision dans un œil. J’espère que vous pourrez…

— Maman ! Papa ! Venez vite !

Elle entendit leurs pas : légers pour sa mère, qui était très mince et ne mesurait guère plus d’un mètre soixante, et beaucoup plus lourds pour son père, un homme d’un mètre quatre-vingt-dix qui commençait à développer une certaine bedaine – ce qu’elle avait pu observer les rares fois où il se laissait prendre dans les bras.

— Que se passe-t-il ? demanda Maman. Papa, bien sûr, ne dit pas un mot.

— Lisez ça, dit Caitlin en désignant l’écran.

— On ne voit rien, dit Maman.

— Oh… fit Caitlin qui tâtonna pour allumer son moniteur et s’écarta aussitôt.

Elle entendit sa mère s’asseoir et son père se placer derrière le fauteuil. Elle s’assit sur le bord de son lit en s’agitant avec impatience. Elle se demanda si Papa souriait… Elle aimait penser qu’il souriait effectivement quand il était avec elle.

— Ah, mon Dieu… dit Maman. Malcolm ?

— Cherche son nom dans Google, dit Papa. Attends, laisse-moi faire.

Un peu de remue-ménage, et Caitlin entendit son père s’installer dans le fauteuil.

— Il est dans Wikipédia. Ah, voilà sa page web à l’université de Tokyo. Un doctorat à Cambridge, et des dizaines d’articles approuvés par ses pairs, dont un dans Nature Neuroscience sur ce qu’il appelle le traitement des signaux au niveau de l’aire VI, le cortex visuel primaire.

Caitlin avait peur de se remettre à trop espérer. Quand elle était petite, ils étaient allés de médecin en médecin, mais rien n’avait marché, et elle s’était résignée à une vie de… non, pas de ténèbres, mais de néant.

Mais elle était Calculatrix ! Elle était géniale en maths, et elle méritait d’aller dans une université renommée, et de travailler pour une boîte vraiment cool comme Google. Mais même si elle réussissait ses études, elle savait que les gens diraient des bêtises comme : « Ah, c’est formidable pour elle ! Elle a obtenu son diplôme malgré tous les obstacles ! », comme si le diplôme était une fin en soi, et non pas un commencement. Mais si elle pouvait voir ! Ah, si elle pouvait voir, le monde entier lui appartiendrait…

— Est-ce que c’est possible, ce qu’il dit ? demanda sa mère.

Caitlin ne savait pas si la question s’adressait à elle ou à son père, et elle ne connaissait pas non plus la réponse. Mais son père répondit :

— Ça ne me paraît pas impossible.

Mais il n’était pas prêt à aller plus loin que ça. Il fit pivoter le fauteuil, qui grinça légèrement, et dit :

— Caitlin ?

C’était sur elle que ça reposait, elle en avait bien conscience. C’était elle qui avait nourri de si grands espoirs autrefois, des espoirs toujours déçus, et…

Non, non, ce n’était pas juste. Et ce n’était pas vrai. Ses parents voulaient tout pour elle. Ils avaient eu le cœur brisé, eux aussi, quand toutes ces tentatives avaient échoué. Elle sentit ses lèvres trembler. Elle savait quel fardeau elle avait été pour eux, même si, bien sûr, ils n’avaient jamais prononcé ce mot. Mais s’il y avait une petite chance…

Rien ne me résiste… Ah, tu parles… Quand elle répondit, ce fut d’une petite voix timide.

— Je pense que ça ne peut pas faire de mal de lui répondre.

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