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Les envahisseurs nous absorbent ?

Langdon avait sûrement mal compris. Les humains serviraient d’incubateurs vivants à une autre espèce, comme dans les films Alien ?

Prostrée sur le canapé, Ambra regardait fixement le graphique à l’écran. L’issue semblait inévitable ; l’humanité allait être avalée par un nouvel organisme en quelques décennies. Plus effrayant encore, cette entité vivait déjà sur Terre, et gagnait discrètement du terrain.

— Bien sûr, je ne pouvais pas dévoiler ces informations avant d’avoir identifié cette menace, reprit Kirsch. Alors j’ai fait des recherches. Et j’ai fini par découvir l’intrus.

Le tableau qui s’affichait maintenant, Langdon l’avait étudié à l’école primaire. C’était celui de la classification des êtres vivants, divisée en « six règnes » — Animaux, Végétaux, Protistes, Bactéries, Archées, Champignons.

— Quand j’ai identifié ce colonisateur, continua Kirsch, j’ai compris qu’il était trop multiforme pour être qualifié d’« espèce ». Dans la hiérarchie taxonomique, on ne pouvait pas non plus le considérer comme un ordre. Ni même un embranchement. (Le futurologue regardait droit vers la caméra.) Notre planète est colonisée par une entité bien plus importante, que nous sommes forcés de considérer comme un tout nouveau règne.

Le Septième Règne !

Langdon avait suivi une conférence TED où Kevin Kelly, un auteur passionné de culture numérique, annonçait cet avènement. Plusieurs écrivains de science-fiction des années cinquante avaient prophétisé sa venue.

Il s’agissait d’un règne d’êtres non vivants.

Ces organismes évoluaient comme les êtres vivants — ils se complexifiaient, s’adaptaient à de nouveaux environnements, conquéraient d’autres territoires, et tandis que certains disparaissaient, d’autres poursuivaient leur évolution. Parfait exemple de la sélection darwinienne, ils s’étaient développés à une vitesse stupéfiante, et formaient à présent un septième règne aux côtés de celui des Animaux et des cinq autres.

On l’appelait : « le Technium ».

Edmond s’était lancé dans une description étourdissante du nouveau maître de la planète — qui incluait toutes les formes de technologie. Les machines s’amélioraient ou disparaissaient suivant la « loi du plus fort » énoncée par Darwin ; elles s’adaptaient constamment à leur environnement, développaient de nouvelles fonctionnalités pour survivre, et dupliquaient les plus efficaces.

— Le fax a disparu comme le dodo ! Et l’iPhone ne survivra que s’il continue à surpasser ses concurrents. Les machines à écrire et à vapeur n’ont pas résisté au changement, alors que l’Encyclopaedia Britannica a su s’adapter, des pieds numériques ont poussé à ses trente-deux encombrants volumes et, comme le dipneuste, la vénérable encyclopédie a pu conquérir des territoires inconnus.

Langdon songea avec émotion à son vieil Instamatic Kodak — à l’époque, le T-Rex de la photographie grand public — qui avait été réduit en poussière par l’arrivée du météorite numérique.

— Il y a cinq cents millions d’années, poursuivit Kirsch, notre planète a connu une éruption de vie — l’Explosion cambrienne — où la majorité des espèces de la planète sont apparues au même moment. Aujourd’hui, nous assistons à l’explosion cambrienne du Technium. De nouvelles technologies naissent quotidiennement, évoluent à toute allure, et chaque innovation permet d’en créer de nouvelles. L’invention de l’ordinateur a permis l’émergence de formidables outils — des smartphones aux vaisseaux spatiaux en passant par les robots-chirurgiens. Le Technium progresse bien trop vite pour nous ! Et pourtant nous sommes ses créateurs.

L’image dérangeante de la forme noire happant la bulle bleue était revenue à l’écran.

La technologie annihilant l’humanité ?

L’idée était terrifiante, mais elle paraissait aussi très improbable. Un avenir à la Terminator, où les machines extermineraient les humains jusqu’au dernier ?

Les humains contrôlaient la technologie, se persuada Langdon. Ils avaient un instinct de survie. Jamais ils ne laisseraient les machines prendre le pouvoir !

Mais, d’un coup, il mesura sa naïveté. Winston ! Langdon avait vu une IA supérieure à l’œuvre. Et même si elle suivait les instructions de son créateur, combien de temps faudrait-il à ce genre de machines pour décider de satisfaire leurs propres désirs ?

— Certes, d’autres avant moi ont prédit le règne de la technologie, continua Kirsch, mais je suis le premier à l’avoir modélisé… et à être capable de vous montrer ce qu’il va nous faire. (Il s’approcha du marqueur 2050, où la zone noire occupait tout l’espace.) Je reconnais qu’à première vue l’avenir paraît bien sombre…

Kirsch se tut. Une lueur malicieuse s’alluma dans ses yeux.

— Pourtant, en y regardant de plus près…

La caméra zooma sur la tache. Elle n’était finalement pas d’un noir d’encre, mais plutôt bleu nuit.

— Ainsi que vous le voyez, quand la bulle noire absorbe la bulle bleue, elle prend une teinte différente — aux reflets bleutés — comme si les deux couleurs s’étaient mélangées.

Langdon n’était pas certain que ce soit une bonne nouvelle.

— Ce que vous observez ici est un processus évolutionniste. Cela s’appelle l’endosymbiose. D’ordinaire, l’évolution opère par embranchements — une espèce se scinde en deux —, mais parfois, quand deux espèces ne peuvent survivre l’une sans l’autre, elles fusionnent.

Cela rappelait à Langdon le syncrétisme — quand deux religions se fondaient en une seule.

— Vous doutez que humains et technologie puissent fusionner ? lança Kirsch. Regardez donc autour de vous !

L’écran diffusa une succession d’images… des gens consultant leur smartphone, portant des lunettes de réalité virtuelle, ajustant leurs écouteurs bluetooth, faisant leur jogging avec un lecteur mp3 à la ceinture ; un dîner en famille avec une « enceinte intelligente » au centre de la table ; un enfant dans son lit avec une tablette numérique.

— Et ce ne sont que les prémices de cette symbiose. On envisage aujourd’hui d’insérer des puces électroniques directement dans nos cerveaux, d’injecter dans nos veines des nanorobots qui détruisent le cholestérol, d’être équipés de membres artificiels contrôlés mentalement, d’utiliser des outils de génie génétique pour modifier notre génome et, littéralement, de fabriquer une version améliorée de nous-mêmes.

Kirsch prit une expression soudain enjouée.

— Les êtres humains vont évoluer en une entité différente. Nous serons une espèce hybride — fusion de la biologie et de la technologie. Les outils qui sont aujourd’hui hors de nous — smartphones, prothèses auditives, lunettes de vue, médicaments — seront dans cinquante ans incorporés à notre corps, à tel point que nous ne pourrons plus nous considérer comme des Homo sapiens.

Le dessin familier réapparut — la progression des premiers primates à l’homme moderne.

— En un clin d’œil, nous allons tourner la page suivante de l’évolution, et lorsque nous regarderons en arrière, l’Homo sapiens nous apparaîtra comme un homme de Néandertal. Les nouvelles technologies comme la cybernétique, l’intelligence artificielle, la cryogénisation, l’ingénierie génétique et la réalité virtuelle vont transformer à tout jamais la définition du terme « humain ». Je sais que certains d’entre vous considèrent les Homo sapiens comme l’espèce élue par Dieu, et je comprends que, pour vous, c’est la fin du monde annoncée. Mais je vous supplie de me croire… le futur sera plus radieux que vous ne l’imaginez.

Le futurologue se lança dans une description de l’avenir pleine d’espoir. Même Langdon n’aurait jamais affiché un tel optimisme.

Dans le monde de demain, la technologie serait omniprésente et si peu chère qu’elle comblerait le fossé entre les nantis et les pauvres. Grâce aux innovations environnementales, tout le monde aurait accès à l’eau potable, à une alimentation saine, et aux énergies propres. Les maladies comme le cancer auraient été éradiquées par les progrès de la thérapie génique. La puissance d’Internet serait enfin domestiquée, et diffuserait la connaissance à tous les peuples, même dans les coins les plus reculés de la planète. Les chaînes de montage robotisées affranchiraient les ouvriers des tâches abrutissantes, et leur ouvriraient des métiers nouveaux, dans des domaines encore inimaginables. Et surtout, de nouvelles technologies créeraient une telle abondance de ressources que les humains n’auraient plus jamais à se battre.

En écoutant ce discours, Langdon ressentit une émotion qu’il n’avait pas éprouvée depuis très longtemps. Un sentiment que partageaient sans doute les millions d’internautes connectés : l’espoir d’un monde meilleur.

— Je n’ai qu’un regret concernant cette ère nouvelle…, conclut Edmond d’une voix émue. Je ne serai pas là pour voir ça. Mes proches l’ignorent, mais je suis malade. Contrairement à ce que je pensais, je ne vais pas vivre éternellement… Au moment où vous visionnerez cette vidéo, je n’aurai plus que quelques semaines devant moi… peut-être seulement quelques jours. Sachez, mes amis, que m’adresser à vous ce soir fut un immense honneur. Et une grande joie. Je vous remercie de m’avoir écouté.

Ambra se leva. Comme Langdon, elle contemplait avec un mélange d’admiration et de tristesse leur ami faire ses adieux au monde.

— Nous sommes à un tournant de l’histoire, continua le futurologue, une époque où le monde paraît se détraquer, et où rien ne va plus. Mais les grands bouleversements sont toujours précédés d’une période de peur et de doute. Ayez foi en l’amour et la créativité de l’homme. Car, ensemble, ces deux forces ont le pouvoir de repousser tous les maux.

Ambra ne put retenir ses larmes. Langdon passa un bras autour de ses épaules, tandis que leur ami mourant leur adressait ses derniers mots :

— Nous allons entrer dans l’inconnu et devenir des êtres d’exception, dont les pouvoirs dépasseront nos rêves les plus fous. En chemin, j’espère que nous n’oublierons pas ces paroles de Churchill : « La responsabilité est le prix de la grandeur. »

Ces paroles trouvèrent un écho en Langdon, qui craignait bien souvent que l’homme n’ait pas cette sagesse.

— Avant de vous quitter, j’aimerais vous lire une prière que j’ai écrite.

Edmond a écrit une prière ?

— Je l’ai intitulée « Prière pour le Futur ». (Il ferma les yeux et déclama lentement :) Puisse notre esprit éclairer notre technologie. Notre compassion être plus forte que nos pouvoirs. Et l’amour, et non la peur, être le moteur du changement.

Puis il se tut avant de conclure :

— Adieu, mes amis, je vais où sont nos pères… Pour vous, en revanche, tout commence.

Edmond Kirsch resta un long moment les yeux fixés sur la caméra, puis son visage disparut. C’était la fin du signal. En contemplant l’écran brouillé de neige, Langdon ressentit une immense fierté pour son ami.

Il imaginait les millions de gens qui, comme Ambra et lui, venaient de vivre ce moment historique. Curieusement, il se surprit à penser que le futurologue n’aurait pu mieux tirer sa révérence.

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