Mateo Valero — le directeur du Centro Nacional de Supercomputación — raccrocha le téléphone, troublé. Ne sachant plus que penser, il retourna dans le sanctuaire de la chapelle Torre Girona, et observa le super-calculateur d’Edmond Kirsch.
Le matin même, Valero avait appris qu’il serait le nouveau « gardien » de cette merveille. Cette nouvelle l’avait transporté de joie, mais depuis l’appel de Robert Langdon, quelques secondes plus tôt, il était redescendu de son petit nuage.
La veille encore, cela lui aurait paru inconcevable — de la science-fiction. Toutefois, après avoir vu la présentation de Kirsch et découvert la puissance d’E-Wave, il n’était plus sûr de rien.
Langdon lui avait relaté une histoire plutôt touchante… celle d’un ordinateur qui avait prouvé sa fidélité. Un peu trop bien. Valero avait passé sa vie à étudier ces machines… et il savait qu’il fallait être prudent.
Tout était dans la manière de formuler la question.
Valero multipliait les mises en garde : l’intelligence artificielle progressait bien trop vite, et ses interactions avec le genre humain devaient être encadrées de règles strictes.
Bien sûr, les grands manitous de l’informatique estimaient que poser des limites aux ordinateurs était une aberration, d’autant que de nouvelles possibilités s’offraient à eux presque chaque jour. En plus du frisson de l’innovation, l’IA était un secteur particulièrement lucratif — or rien ne repoussait plus facilement les frontières de la morale que la cupidité.
Valero avait toujours admiré le génie et l’audace de Kirsch. Cependant, avec sa dernière création, il était allé trop loin.
Une invention que je ne verrai jamais, regretta-t-il.
À en croire Langdon, Edmond avait installé dans E-Wave une intelligence artificielle d’une toute nouvelle génération, appelée « Winston », qui était programmée pour s’autodétruire à 13 heures, le lendemain de la mort de Kirsch. Langdon avait insisté pour que Valero fasse un scan du système. Quelques instants plus tard, le directeur du centre avait pu lui confirmer que plusieurs blocs dans la mémoire d’E-Wave s’étaient en effet volatilisés à 13 heures précises. Les données avaient été « écrasées », ce qui signifiait qu’elles étaient irrécupérables.
Soulagé, le professeur avait toutefois demandé à le rencontrer au plus tôt afin de lui expliquer la situation. Les deux hommes avaient rendez-vous le lendemain matin au labo.
Valero comprenait pourquoi Langdon voulait rendre l’affaire publique. Mais cela posait un problème de taille.
Personne ne le croirait !
Tout le programme « Winston » avait disparu, ainsi que les historiques liés à son activité. En outre, la création du futurologue était tellement en avance sur son temps que Valero entendait déjà les objections de ses collègues qui, par ignorance, jalousie ou instinct de conservation, n’hésiteraient pas à accuser Langdon d’avoir tout inventé.
Il fallait également envisager les conséquences d’une telle révélation. Si l’histoire de Langdon était avérée, E-Wave risquait d’être considéré comme une sorte de monstre de Frankenstein, livré à la vindicte populaire.
Ou pire.
En ces temps de mouvance terroriste, un illuminé, se proclamant le sauveur de l’humanité, pourrait être tenté de faire sauter la chapelle tout entière.
À l’évidence, Valero avait beaucoup à penser avant son entretien avec le professeur américain. Mais, d’ici là, il avait une promesse à tenir.
Un principe de précaution.
Il jeta un dernier regard à l’impressionnant ordinateur de deux étages et écouta le ronronnement du circuit de refroidissement avec une curieuse mélancolie.
Quand il se dirigea vers la salle des commandes, un étrange désir le saisit — une première en soixante-trois ans d’existence.
Le désir de prier.
Sur la promenade du Castell de Montjuïc, Robert Langdon contempla l’à-pic et le port en contrebas. Malgré les propos rassurants de Valero, Langdon se sentait encore nauséeux. Les échos de sa conversation avec Winston lui faisaient froid dans le dos. Jusqu’à la fin, celui-ci avait conservé son ton guilleret.
— Votre désarroi me surprend, professeur. Votre propre religion revendique et défend bien pire.
Avant que Langdon ait pu répondre, un texte s’était matérialisé sur le téléphone d’Edmond avec une petite vibration :
Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné Son Fils unique.
— Jean 3 :16
— Il a laissé Son Fils agoniser sur la croix ! avait repris Winston. Alors que j’ai simplement mis fin à la vie d’un moribond pour attirer l’attention du monde sur son œuvre immense.
Dans la chaleur étouffante de la cabine, Langdon avait écouté, horrifié, les explications de Winston :
La croisade d’Edmond contre l’Église palmarienne lui avait donné l’idée d’engager l’amiral Luis Ávila — sa dévotion aux palmariens et son passé d’alcoolique faisaient de lui le candidat idéal pour salir la réputation de l’Église. Quant à incarner le Régent, cela avait été un jeu d’enfant : quelques messages, un transfert de fonds. En fait, les palmariens étaient innocents. Ils n’avaient joué aucun rôle dans les événements de la veille.
En revanche, Winston n’avait pas prévu qu’Ávila les attaque à la Sagrada Família.
— Je l’avais envoyé là-bas pour qu’il se fasse prendre. Il aurait alors avoué son meurtre, raconté son passé sinistre, ce qui aurait encore augmenté l’intérêt du public. Je lui avais donné pour instruction d’entrer dans la basilique par l’entrée est, où la police était en embuscade — prévenue par moi, bien sûr. J’étais persuadé que l’amiral tomberait dans le piège, mais il a décidé de sauter par-dessus les grilles — il a peut-être senti la présence des policiers. Je vous présente mes excuses, professeur, pour ce regrettable incident. Contrairement aux machines, les humains sont imprévisibles.
Langdon était atterré.
Pourtant, il n’était pas au bout de ses surprises…
— Après la rencontre avec les trois dignitaires religieux à Montserrat, avait poursuivi Winston, j’ai trouvé sur notre boîte vocale un message menaçant de l’archevêque Valdespino. Les deux autres étaient si inquiets qu’ils envisageaient d’annoncer eux-mêmes la découverte d’Edmond, afin d’en restreindre la portée et de jeter le discrédit sur ses travaux. Bien sûr, je ne pouvais pas les laisser faire.
La nausée avait envahi Langdon, qui luttait pour garder l’esprit clair malgré les oscillations de la cabine.
— Edmond a oublié une ligne de commande dans votre programme : Tu ne tueras point !
— Si c’était si simple, professeur… Les humains n’apprennent pas par l’obéissance mais par l’exemple. Regardez vos livres, vos films, vos mythes… les humains vénèrent ceux qui se sacrifient pour le bien de l’humanité. À commencer par Jésus !
— Je ne vois pas où est le bien de l’humanité dans tout ça !
— Vraiment ? Alors répondez à cette question : Si vous aviez le choix, qu’est-ce que vous préféreriez ? Un monde sans technologie… ou sans religion ? Sans médecine, sans électricité, sans transports… ou sans fanatiques tuant leurs semblables au nom de chimères ?
Langdon avait gardé le silence.
— Vous voyez, professeur. Les religions obscures doivent disparaître, pour que la science harmonieuse puisse régner.
À présent seul au sommet du château, Langdon contemplait les eaux scintillantes au loin. Il avait l’impression d’être coupé du monde. Il redescendit l’escalier de la forteresse et se promena dans les jardins aux senteurs de pin et de centaurée, s’efforçant d’oublier la voix de Winston. Ambra lui manquait tellement. Il brûlait de lui raconter ce qui s’était passé ces dernières heures. Il sortit le téléphone d’Edmond pour l’appeler, mais se ravisa aussitôt.
Julián et Ambra avaient besoin d’être seuls.
Ça attendrait.
L’icône W, à présent grisée et barrée par la mention : CONNEXION IMPOSSIBLE, figurait toujours sur l’écran. Langdon ne se sentait pas tout à fait rassuré. Même s’il n’avait rien d’un paranoïaque, il se méfiait de ce smartphone. Quelles fonctionnalités secrètes pouvaient encore se cacher dans ses circuits imprimés ?
Il s’enfonça dans un petit sentier et chercha un bosquet à l’abri des regards. Avec une pensée pour son ami disparu, il posa délicatement l’appareil sur un rocher. Puis, comme s’il pratiquait un sacrifice rituel, il leva une grosse pierre au-dessus de sa tête, et l’abattit sur le portable. Il ramassa les débris, les jeta dans une poubelle, et redescendit vers la ville.
Il se sentait mieux.
Et, curieusement, plus humain.