33.

En écoutant le laïus de l’archevêque Valdespino, le commandant Diego Garza fulminait.

Ce ne sont pas vos affaires ! avait-il envie de lui rétorquer. Retournez à vos missels !

Une fois encore, l’archevêque se mêlait de politique. Caché dans l’ombre, Valdespino se lançait dans un sermon enflammé, rappelant à Julián l’importance des traditions, la piété légendaire des anciens rois et reines, et l’influence bénéfique de l’Église en temps de crise.

Pas maintenant !

Ce soir, Julián devait faire preuve de finesse diplomatique. Ce n’était pas le moment de parasiter son esprit avec les élucubrations d’un prélat qui ne pensait qu’à son intérêt personnel.

Par chance, le bourdonnement de son téléphone interrompit le soliloque de Valdespino.

Sí, dime, répliqua Garza en haussant la voix. (Il se plaça volontairement entre le prince et l’archevêque.) ¿ Qué tal va ?

— Commandant, c’est Fonseca. Je suis encore à Bilbao. Je crains que l’assassin soit parvenu à s’enfuir. Uber a perdu sa trace. Tout se passe comme s’il avait un coup d’avance sur nous.

Ravalant sa colère, Garza poussa un long soupir et répondit d’un ton égal :

— Je comprends. Pour le moment, votre priorité est la sécurité de Mlle Vidal. Le prince l’attend. Et je lui ai assuré qu’elle serait ici sous peu.

Il y eut un long silence à l’autre bout du fil. Bien trop long.

— Commandant… Je suis désolé, mais j’ai de mauvaises nouvelles de ce côté aussi. Il semble que Mlle Vidal et le professeur américain aient quitté le musée… sans nous.

Garza faillit en lâcher le téléphone.

— Répétez-moi ça ?

— Mlle Vidal et M. Langdon se sont enfuis. Elle s’est débarrassée de son téléphone pour que nous ne puissions plus la suivre. À l’heure actuelle, nous ne savons pas où elle est.

Il sentit sa bouche s’ouvrir malgré lui. À présent, le prince le regardait. Valdespino s’approchait, les sourcils froncés.

— Parfait !… Ce sont d’excellentes nouvelles ! lança Garza en hochant la tête avec conviction. Bon travail. On vous attend donc plus tard dans la soirée. Revoyons juste les questions de sécurité. Un instant, s’il vous plaît…

Garza couvrit le téléphone et adressa un sourire rassurant au prince.

— Tout va bien. Je sors régler quelques détails logistiques et je reviens. Comme ça, vous pourrez parler tranquillement tous les deux.

Garza n’avait aucune envie de laisser Julián seul avec Valdespino, mais il n’avait pas le choix. Il se rendit dans la pièce voisine et ferma la porte derrière lui.

¿ Qué diablos ha pasado ? souffla-t-il dans le téléphone.

Tandis que Fonseca racontait son histoire, Garza peinait à garder son calme.

— Les lumières se sont éteintes d’un coup ? Un ordinateur s’est fait passer pour un vigile et vous a mis sur une fausse piste ? Vous croyez que je vais avaler ça !

— Je sais que c’est difficile à croire, mon commandant, mais c’est la vérité. Ce qu’on n’arrive pas à comprendre, c’est le revirement de l’ordinateur.

— Le revirement ? Mais c’est qu’un putain de programme !

— Au début, il était coopératif. Il a identifié le tireur, il nous a donné son nom, il a tenté d’empêcher le meurtre, et c’est lui qui a découvert que le tueur s’était enfui dans un Uber. Et d’un coup, il s’est mis à agir contre nous. Je suppose que Langdon a dû lui dire quelque chose qui ne lui a pas plu, parce qu’après il n’était plus le même.

Décidément, Garza était bien trop vieux pour ce monde…

— Inutile de vous dire combien il serait gênant pour le prince, sur un plan personnel comme politique, si on apprenait que sa fiancée s’est échappée avec quelqu’un. Et que la Guardia Real s’est fait avoir par un robot !

— Nous en sommes parfaitement conscients, mon commandant.

— Vous savez pourquoi ils se sont enfuis ? C’est totalement incompréhensible.

— Tout ce que je peux vous dire, c’est que le professeur Langdon n’avait aucune envie de venir à Madrid. Ça, c’est évident.

Et il aurait fui une scène de meurtre ?

C’était bizarre. Quelque chose ne tournait pas rond.

— Fonseca, il est vital que vous retrouviez Mlle Vidal et que vous la rameniez au Palais avant que cette affaire ne s’ébruite.

— Oui, mon commandant. Mais Díaz et moi sommes les seuls agents sur place. Fouiller tout Bilbao est impossible à deux. Il nous faut l’aide de la police locale, l’accès aux caméras du trafic routier, un soutien aérien, le grand jeu…

— Pas question ! On serait la risée de tout le monde. Faites votre boulot. Débrouillez-vous et ramenez-moi Ambra Vidal.

— À vos ordres, mon commandant.

Garza coupa la communication. Il était sous le choc.

Au moment où il sortait de la pièce, il aperçut dans le couloir une jeune femme pâlichonne qui marchait à grands pas dans sa direction. Elle portait de grosses lunettes rondes et un tailleur-pantalon beige, et serrait sa tablette contre sa poitrine.

Non, pas elle…

Mónica Martín était la nouvelle chargée des relations publiques du Palais. La benjamine de l’équipe. Un poste qui incluait le rôle d’attachée de presse et de directrice de la communication. Mónica semblait en état d’alerte maximale vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

À vingt-six ans seulement, elle était diplômée de l’université Complutense de Madrid, avait fait un troisième cycle d’études informatiques à la prestigieuse université Tsinghua de Pékin. Ensuite, elle avait obtenu un poste important au service Relations publiques de Grupo Planeta, avant d’être responsable de la communication à Antena 3, une grande chaîne de télévision espagnole.

L’année dernière, dans une tentative désespérée de ne pas perdre le contact avec la jeunesse espagnole, le Palais avait pris le train Twitter, Facebook, Youtube et autres réseaux sociaux, et mis à la porte son vieux responsable des Relations publiques qui avait des décennies d’expérience en presse classique pour le remplacer par cette geek de la génération Y.

La jeune femme devait tout à Julián.

Sa présence au Palais était due à une des exigences du prince — une des rares fois où il s’était opposé à son père. Mónica Martín était une pointure dans son domaine, mais Garza la trouvait paranoïaque et d’une hyperactivité épuisante.

— Des théories du complot ! s’exclama-t-elle en agitant sa tablette. Ça pop de partout !

Garza la toisa un moment.

Qu’est-ce qu’il en avait à faire !?

— Vous pouvez me dire ce que vous fichez ici, dans les appartements du prince ?

— Le PC m’a informée que vous étiez là, répliqua-t-elle en désignant le téléphone à la ceinture de Garza.

Le commandant ferma les yeux pour contenir son agacement.

En plus d’une nouvelle chef des relations publiques, le Palais avait installé au PC un service informatique qui aidait les hommes de Garza en leur fournissant des données de localisation, des images de surveillance, des analyses psychologiques, et autres renseignements. Jour après jour, les techniciens étaient un peu plus jeunes et débraillés. Et le commandant trouvait qu’à présent le PC ressemblait à la cafétéria d’une fac !

Les balises GPS permettaient de suivre en temps réel les déplacements de ses agents, mais également les siens. Et Garza n’appréciait guère qu’une bande de chevelus connaissent tous ses faits et gestes.

— J’ai préféré venir vous parler en personne, déclara Mónica en lui mettant sa tablette sous le nez. Regardez ça !

Garza jeta un coup d’œil à l’écran. Il s’agissait de la bio d’un barbu identifié comme le tireur à Bilbao. L’amiral Luis Ávila.

— Ça discute beaucoup sur les forums, et pas en bien pour nous. Il paraît qu’Ávila est un ancien employé de la famille royale.

— Il travaillait pour la marine !

— Peut-être, mais techniquement le roi est le chef des armées et…

— Stop ! l’interrompit Garza en lui rendant la tablette. Laisser entendre que le roi puisse être complice d’un acte terroriste est une absurdité totale. Occupons-nous des vrais problèmes ! Ce fou aurait pu tuer aussi la future reine, mais il a préféré assassiner un athée américain. On ne s’en sort pas si mal ! Je n’ai que faire des élucubrations de conspirationnistes paranoïaques.

La jeune femme demeura inflexible.

— Commandant, ce n’est pas le seul élément qui relie la famille royale à cette affaire. Je ne veux pas que vous soyez pris par surprise.

Tout en parlant, Mónica Martín ouvrit une autre page.

— Voici une photo qui est en ligne depuis un moment, et personne n’y a fait attention. Mais avec ce qui s’est passé ce soir, ça va devenir viral. On va la voir partout dans les journaux.

Elle lui tendit à nouveau la tablette.

— « La dernière photo d’Edmond Kirsch vivant », lut Garza.

Un cliché granuleux montrait Kirsch dans un costume sombre, debout au bord d’une grande falaise.

— Ça date de trois jours. Quand Kirsch s’est rendu à l’abbaye de Montserrat. Un ouvrier sur le chantier a reconnu le futurologue et a pris une photo. Après le meurtre de Kirsch, le type l’a repostée avec un nouveau titre.

— Quel rapport avec nous ?

— Passez à la photo suivante.

Garza s’exécuta. En découvrant la deuxième image, il fut pris de vertige.

— C’est impossible…

C’était une vue plus large du même cliché. On y voyait Kirsch en compagnie d’un autre homme, un type grand et maigre, portant une soutane. L’archevêque Valdespino.

— Pourtant, c’est le cas, répliqua Mónica Martín. Valdespino a rencontré Kirsch, il y a quelques jours.

Garza resta sans voix.

— Mais pourquoi, après ce qui s’est passé ce soir, n’a-t-il rien dit ?

La jeune femme le regarda d’un air entendu.

— C’est pour cela que j’ai voulu vous en parler personnellement.

Valdespino avec Kirsch !

Cette seule idée était inconcevable.

Et il l’a caché…

Il fallait alerter le prince au plus vite.

— Malheureusement, ce n’est pas tout, poursuivit Mónica en touchant de nouveau sa tablette.

Une voix retentit soudain dans la pièce à côté :

— Alors, commandant ? Quelles sont les nouvelles ?

Valdespino…

— Comment se passe le rapatriement de Mlle Vidal ?

Mónica Martín écarquilla les yeux de surprise.

— Il est ici ?

— Oui. À conseiller le prince, répondit Garza en baissant le ton.

— Commandant ? insista le prélat. Vous êtes toujours là ?

— J’ai encore d’autres informations à vous donner ! s’empressa de chuchoter Mónica. C’est très urgent ! Il faut que vous soyez au courant avant que vous ne parliez au prince ou à Valdespino. Les événements de ce soir sont bien plus graves que vous ne l’imaginez.

Garza dévisagea un moment la jeune chargée de communication.

— À la bibliothèque ! Dans une minute !

Mónica Martín hocha la tête et s’éloigna.

De nouveau seul, Garza prit une longue inspiration pour chasser toute trace d’inquiétude et de colère. Et, d’un pas tranquille, il revint dans le salon.

— Tout va bien ! annonça-t-il avec un sourire. Elle va arriver. Je descends au PC confirmer son transfert.

Garza fit un signe de tête rassurant au prince, puis s’adressa à Valdespino :

— Je reviens tout de suite. Ne bougez pas.

Sur ce, il tourna les talons et s’en alla. L’archevêque le regarda partir.

— Il y a un problème ? s’enquit le prince en remarquant l’expression perplexe de Valdespino.

— Oui. Je recueille des confessions depuis cinquante ans. Et je sais reconnaître un mensonge.

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