Épilogue

Les derniers rayons du soleil embrasaient les flèches de la Sagrada Família, projetant des traînées sombres dans le parc Plaça de Gaudí où flânaient les touristes.

Langdon regardait les gens patienter devant l’entrée, les amoureux prendre des selfies, les curieux faire des vidéos, les ados écouter de la musique, et tous ces gens occupés à envoyer des textos et à consulter leur smartphone, oublieux de la basilique à côté d’eux.

Une théorie avait établi au siècle dernier que tous les hommes sur Terre n’étaient séparés de leur prochain que par six poignées de main. Aujourd’hui, le nombre de maillons était tombé à quatre.

Bientôt, ce chiffre serait réduit à zéro, avait prédit Edmond Kirsch, annonçant la venue de la « singularité technologique » — le moment où l’intelligence artificielle, surpassant l’intelligence humaine, fusionnerait avec elle. Pour les enfants de cette humanité 2.0, l’homme d’aujourd’hui ferait figure d’arriéré…

Langdon avait du mal à se représenter ce futur, mais en observant les gens autour de lui, il était évident que la compétition serait féroce entre miracles de la religion et miracles de la technologie. Une lutte pour la survie.

Quand il put enfin entrer dans la basilique, Langdon fut soulagé de retrouver une atmosphère familière — bien différente de l’ambiance lugubre de la nuit précédente.

Aujourd’hui, la Sagrada Família bourdonnait de vie.

Des faisceaux iridescents — vermillon, or et pourpre — se déversaient des vitraux, embrasant le faîte des colonnes. Les centaines de visiteurs, le nez en l’air, contemplaient les voûtes multicolores, tels des lutins déambulant dans une forêt de lumière. Leurs murmures émerveillés créaient un bruit de fond rassurant.

À mesure que Langdon progressait dans le sanctuaire, il admirait toutes ces formes organiques. Son regard s’arrêta sur les entrelacs savants au plafond de la nef. Certains y voyaient un tissu vivant observé au microscope, avec ses membranes, ses cellules. Et aujourd’hui, en pleine lumière, la comparaison n’était pas si farfelue.

— Professeur ! appela une voix familière. (Langdon se retourna et reconnut le père Beña.) Je viens d’apprendre que vous aviez fait la queue — vous auriez dû m’appeler !

— C’est gentil à vous. J’ai ainsi pu contempler la façade. Et puis, je pensais que vous seriez en train de dormir après cette nuit agitée.

— Dormir ? répéta le prêtre en riant. Demain, peut-être.

— Quel contraste avec la nuit dernière, commenta Langdon.

— La lumière crée des merveilles. Comme la présence de tous ces gens, ajouta-t-il, pensif. En fait, puisque vous êtes là, j’aimerais vous montrer quelque chose. Si vous voulez bien m’accompagner…

Tandis que Langdon suivait le père Beña à travers la foule, il entendit le bruit des travaux. La Sagrada Família était encore en devenir.

— Vous avez vu la présentation d’Edmond Kirsch ? s’enquit Langdon.

L’ecclésiastique éclata de rire.

— Trois fois ! Je dois dire que cette notion d’entropie — l’univers qui « veut » disperser l’énergie — m’a fait un peu penser à la Genèse. Quand je réfléchis au Big Bang et à l’expansion de l’univers, j’imagine une sphère d’énergie qui se dilate dans l’espace… et chasse peu à peu les ténèbres.

J’aurais adoré avoir le père Beña comme professeur au catéchisme, songea Langdon.

— Le Vatican a pris position ?

— Pas encore. Il semblerait qu’il y ait certaines… divergences de point de vue. (Le prêtre haussa les épaules.) La question des origines est une pomme de discorde pour les chrétiens — surtout pour les fondamentalistes. Si vous voulez mon avis, on devrait passer à autre chose une fois pour toutes.

— Comment ça ?

— On devrait faire comme d’autres Églises — reconnaître ouvertement qu’Adam et Ève n’ont jamais existé, que l’évolution est un fait indiscutable, et que les chrétiens qui soutiennent le contraire nous font tous passer pour des imbéciles.

Langdon le regarda avec stupeur.

— Allons, professeur ! s’exclama Beña. Je ne crois pas que le Dieu qui nous a dotés de sens, de raison et d’intelligence…

— … nous a destinés à renoncer à leur utilisation ? termina Langdon.

Beña sourit de toutes ses dents.

— Je vois que ce cher Galilée ne vous est pas inconnu ! Les sciences physiques étaient mes premières amours. C’est la magnificence de l’univers réel qui m’a mené à Dieu. Voilà pourquoi cet édifice est si précieux à mes yeux. C’est l’église du futur… un sanctuaire intimement lié à la nature.

Langdon se demanda si la Sagrada Família — comme le Panthéon de Rome — pouvait être à la croisée des chemins, avec un pied dans le passé et un dans l’avenir, tel un pont entre une religion agonisante et une nouvelle. Si tel était le cas, la basilique allait avoir un rayonnement que personne ne pouvait encore imaginer.

Le vieil homme entraînait Langdon vers l’escalier qu’ils avaient emprunté la veille.

Ils retournaient dans la crypte ?

— À mon sens, continua Beña en descendant les marches, le seul moyen pour la chrétienté de survivre à l’avènement de la science est de lui servir de guide spirituel. Grâce à notre expérience — des millénaires de réflexion, de méditation, d’exploration des âmes —, nous pouvons aider l’humanité à établir un cadre moral et nous assurer que les nouvelles technologies vont nous unir et nous élever… et non nous détruire.

— Je suis tout à fait de votre avis, répondit Langdon.

À condition que la science accepte votre aide, ajouta-t-il en pensée.

Au pied des escaliers, Beña passa devant le tombeau de Gaudí et se dirigea vers la vitrine qui renfermait les Œuvres complètes de Blake.

— Voilà. C’est à propos de ce livre. J’ai besoin de vos lumières.

— De mes lumières ?

— Comme vous le savez, j’ai promis à M. Kirsch de l’exposer ici. J’ai accepté parce que je pensais qu’il voulait mettre en avant cette illustration.

Langdon observa de nouveau le dieu Urizen qui mesurait l’univers avec son grand compas.

— Mais la page en regard a attiré mon attention… Vous voulez bien lire le dernier vers ?

Langdon n’avait nul besoin de regarder le poème.

— « Les religions obscures ne sont plus, et de la science harmonieuse c’est maintenant le règne », récita-t-il sans quitter le prêtre des yeux.

— Vous le connaissez par cœur ?

Langdon esquissa un sourire.

— Pour tout dire, cette phrase me trouble, reprit le vieil homme. « Obscures » — l’adjectif me gêne. Comme si le poète affirmait que les religions sont… malveillantes, et même dangereuses.

— C’est une méprise compréhensible. En réalité, Blake était un homme doté d’une profonde spiritualité, bien plus ouvert d’esprit que l’Église anglicane du XVIIIe siècle. Il considérait qu’il existait deux formes de religions — l’une, sombre, dogmatique et tyrannique ; l’autre, lumineuse, tolérante, stimulant l’introspection et la créativité.

L’ecclésiastique semblait surpris.

— Le vers final de Blake, poursuivit Langdon, peut se comprendre ainsi : « La science harmonieuse bannira les dogmes obscurs… pour que les religions éclairées s’épanouissent. »

Le prêtre parut méditer un long moment cette dernière phrase, puis son visage s’éclaira.

— Je vous remercie, professeur. Alors tout est pour le mieux.

*

Après avoir pris congé du père Beña, Langdon s’assit sur un banc, parmi les centaines d’autres curieux, et admira les rais colorés du soleil couchant sur les piliers de la forêt pétrifiée.

Il songea aux innombrables religions à travers le monde, à leur origine commune, aux tout premiers dieux du soleil, de la lune, de la mer et du vent.

La nature était autrefois au cœur de toute chose.

Pour tous les hommes.

L’unité s’était fracturée il y a bien longtemps, et une myriade de croyances étaient nées, chacune affirmant détenir la vérité universelle.

En cette fin d’après-midi, dans ce temple hors norme, Langdon était entouré de gens de confessions, de couleurs, de langues et de cultures différentes. Pourtant dans le regard de tous, brillait la même lueur d’émerveillement… Tous admiraient ensemble le plus simple des miracles.

Les rayons du soleil couchant sur la pierre.

Des images lui vinrent à l’esprit — Stonehenge, les pyramides d’Égypte, les grottes d’Ajantâ, le temple d’Abou Simbel, la ville maya de Chichén Itzá… Autant de sites sacrés où les anciens se réunissaient pour assister au même spectacle.

Langdon crut percevoir une infime vibration sous ses pieds, comme un corps céleste atteignant son apogée… comme si la pensée religieuse était parvenue au bout de son long voyage et que, lasse de sa quête, elle faisait demi-tour, et rentrait enfin à bon port.

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