24.

À deux cents mètres du Palais royal, dans la cathédrale de l’Almudena, l’archevêque retenait son souffle. Il portait encore ses habits de cérémonie et regardait sur son ordinateur les images en provenance de Bilbao.

Tout cela allait provoquer une tempête médiatique !

L’ensemble des journaux télévisés pressaient de questions leurs experts. Quelle était donc cette découverte que voulait révéler Kirsch ? Et qui l’avait tué ? Pourquoi ? De toute évidence quelqu’un ne voulait pas que cette information sorte.

Finalement, Valdespino alluma son téléphone et composa un numéro.

Köves décrocha à la première sonnerie.

— C’est terrible ! lâcha le vieux rabbin. On en parle partout à la télévision. Il faut contacter les autorités ! Leur dire ce que nous savons !

— Du calme, mon cher Yehouda, rétorqua Valdespino. Tout cela est horrible, j’en conviens, mais il ne faut prendre aucune décision précipitée. Il nous faut réfléchir.

— C’est bien réfléchi ! Quelqu’un est prêt à tout ! Ces gens sont des bouchers ! Ce sont eux qui ont tué Syed, j’en suis convaincu. Ils connaissent notre existence. Et oui, nous sommes les prochains sur la liste. Nous devons aller voir la police et tout leur dire. C’est une obligation morale !

— Une obligation morale ? Je crois plutôt que si vous voulez rendre la nouvelle publique c’est surtout pour sauver votre peau, et la mienne.

— Cela entre en ligne de compte, évidemment, mais nous avons néanmoins une responsabilité envers le monde. Bien sûr, cette découverte va ébranler nombre de nos croyances, cependant j’ai appris une chose dans ma longue vie : la foi survivra. Elle a toujours survécu. À toutes les crises. Et elle survivra à celle-ci, même si nous révélons à la terre entière la découverte de Kirsch.

— Je vous entends bien, mon ami, répliqua l’archevêque en s’efforçant de garder un ton égal. J’entends votre détermination, et je respecte votre point de vue. Je suis ouvert à la discussion, sachez-le, et je serais même prêt à changer d’avis. Mais je vous en conjure, si nous devons l’annoncer au monde, faisons-le ensemble. En pleine lumière. Avec force et honneur. Pas parce qu’on est terrorisés. Préparons un plan, répétons-le, et livrons cette nouvelle avec forme et solennité.

Köves ne répondit rien, mais Valdespino l’entendit soupirer.

— Yehouda, pour l’heure, le plus urgent c’est votre sécurité. Nous avons affaire à des tueurs. Et si vous attirez trop l’attention, en allant faire votre mea culpa à la police ou sur un plateau de télévision, cela pourrait mal finir. Je crains pour votre vie. Moi, je jouis d’une certaine protection ici, grâce à mes appuis au Palais. Mais vous, vous êtes tout seul à Budapest ! À l’évidence, la découverte de Kirsch sème la mort. D’abord, je veux vous mettre hors de danger, Yehouda.

— Vous êtes si loin. Comment pourriez-vous…

— J’ai les ressources de la famille royale à ma disposition. Enfermez-vous chez vous. N’ouvrez à personne. Je vais demander à deux agents de la Guardia Real de venir vous chercher pour vous ramener à Madrid. Vous serez à l’abri au Palais. Nous pourrons alors décider ensemble de la meilleure marche à suivre.

— Mais si nous ne parvenons pas à nous entendre ?

— Nous réussirons. Je sais que j’appartiens à la vieille école, mais je suis également réaliste. Comme vous. Nous trouverons la voie.

— Ou pas…, persista Köves. Que se passera-t-il alors ?

Valdespino sentit son estomac se serrer. Il resta silencieux, prit le temps de respirer pour conserver son calme.

— Yehouda, si vous et moi n’arrivons pas à un accord, nous nous séparerons en amis, et nous suivrons chacun notre route. Vous avez ma parole.

— Parfait. Dans ce cas, je viens à Madrid.

— En attendant, faites vos valises et ne parlez à personne. Je vous téléphonerai pour vous donner les détails de l’organisation… Gardez la foi. On se voit bientôt.

En raccrochant, Valdespino ressentit une angoisse sourde. Pour gérer Köves, il allait lui falloir plus que de la patience et de la raison.

Il paniquait !

Comme Syed, il ne voit pas le grand dessein.

L’archevêque ferma son ordinateur, le prit sous le bras et traversa le sanctuaire dans la pénombre. Il sortit de la cathédrale dans l’air froid de la nuit pour se diriger vers le Palais royal qui brillait de l’autre côté de la place.

Au loin, au-dessus des grandes portes, Valdespino apercevait les armoiries du pays, une couronne flanquée des colonnes d’Hercule, avec cette ancienne maxime latine PLUS ULTRA, qui signifiait « encore au-delà ». Pour certains, cette phrase faisait référence à la longue quête d’expansion de l’empire pendant son âge d’or. Pour d’autres, c’était la promesse d’une vie après la mort.

Que ce soit l’une ou l’autre de ces interprétations, la maxime perdait chaque jour un peu plus de son sens. En contemplant le drapeau qui flottait au-dessus des colonnades, il eut une pensée attristée pour son roi mourant.

Il va me manquer quand il ne sera plus.

Je lui dois tant.

Depuis des mois, l’archevêque rendait quotidiennement visite à son vieil ami, qui restait cloîtré au Palais de la Zarzuela. Quelques jours plus tôt, le roi l’avait convoqué à son chevet. Il y avait alors tant d’inquiétude dans son regard.

— Antonio. Je crains que les fiançailles de mon fils ne soient… précipitées.

C’est de la folie, oui ! avait pensé Valdespino.

Deux mois plus tôt, quand le prince avait confié à l’archevêque son intention de demander en mariage Ambra Vidal après l’avoir fréquentée si peu de temps, le prélat avait exhorté Julián à la prudence. Le prince avait répliqué qu’il était amoureux et que son père méritait de voir son fils unique se marier. En outre, étant donné l’âge de la jeune femme, ils ne pouvaient attendre trop longtemps s’ils voulaient fonder une famille.

Valdespino avait souri à son roi.

— Oui, je suis d’accord. L’annonce de Don Julián nous a tous pris de court. Mais il voulait tellement vous faire plaisir.

— Son devoir, il est envers son pays, pas envers son père. Mlle Vidal est charmante, mais c’est une inconnue pour nous. Une étrangère. Quelles sont au juste ses motivations en acceptant cette demande en mariage ? C’est bien trop rapide ; une femme d’honneur l’aurait éconduit.

— C’est vrai, avait renchéri Valdespino, même s’il savait qu’Ambra n’avait guère eu le choix.

Le roi avait tendu le bras pour prendre la main maigre de l’archevêque.

— Mon ami, je ne sais pas où le monde va. Vous et moi sommes vieux. Et je veux vous remercier. Vous m’avez toujours conseillé avec sagesse, quand j’ai perdu ma femme, quand j’ai eu à affronter les bouleversements de mon pays. Votre force morale m’a chaque fois été d’un grand secours.

— Notre amitié est un honneur pour moi, un trésor que je chérirai jusqu’à la fin de mes jours.

Le roi avait eu un faible sourire.

— Antonio, je sais tous les sacrifices que vous avez consentis pour rester à mon côté. Rome, par exemple.

— Devenir cardinal ne m’aurait pas rapproché de Dieu. Et ma place a toujours été auprès de vous.

— Votre loyauté est une bénédiction.

— Et je n’oublierai jamais l’affection que vous m’avez témoignée toutes ces années.

Le monarque avait fermé les yeux et serré plus fort la main de l’homme d’Église.

— Antonio… je suis inquiet. Mon fils va se trouver à la tête d’un grand navire, et il n’est pas prêt à naviguer. Guidez-le, s’il vous plaît. Soyez son étoile polaire. Posez vos mains sûres sur les siennes quand il sera à la barre, en particulier dans la tempête. Et surtout, s’il perd le cap, aidez-le à retrouver le chemin du bien.

— Amen ! avait murmuré l’archevêque. Je vous en fais le serment.

Ce soir, alors que Valdespino traversait l’immense Plaza de la Armería en direction du Palais, il leva les yeux vers le ciel étoilé.

Votre Majesté, je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour exaucer vos dernières volontés.

Savoir que le roi était trop faible pour avoir regardé la télévision était son seul réconfort cette nuit.

S’il avait appris ce qui s’était produit à Bilbao, il serait mort de chagrin, à voir ce qu’était devenu son pays tant aimé.

Sur sa droite, dans la Calle de Bailén, les cars des chaînes de télévision déployaient leurs antennes satellites.

Les vautours étaient là.

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