59.

À mesure qu’il explorait les dernières sections de la bibliothèque, l’espoir de Langdon fondait comme neige au soleil. Au-dehors, les sirènes hurlantes de la police s’étaient brusquement éteintes au pied de la Casa Milà. Par les minuscules fenêtres, Langdon apercevait le clignotement des gyrophares.

Il leur fallait ce code !

Malheureusement, il n’avait encore trouvé aucun recueil de poésie.

Les rayonnages ici étaient plus profonds et contenaient des livres grand format. Les titres illustraient la passion d’Edmond pour l’art contemporain

SERRA… KOONs… HIRST… BRUGUERA… BASQUIAT… BANKSY… ABRAMOVIC…

Puis la collection laissait place à une série de livres plus petits.

De la poésie ?

Non. Fausse alerte.

Il s’agissait de critiques ou d’essais sur l’art abstrait. Langdon reconnut quelques titres qu’Edmond lui avait envoyés pour son édification :

WHAT ARE YOU LOOKING AT ?

WHY YOUR FIVE-YEAR-OLD COULD NOT HAVE DONE THAT*

HOW TO SURVIVE MODERN ART ?


Moi aussi, je veux survivre. Il passa sous une autre arche et explora la section suivante.

Encore des livres d’art… Au premier coup d’œil, il s’aperçut que cette partie était consacrée à une période plus ancienne.

Au moins, nous remontons dans le temps, vers une esthétique que je comprends.

Des biographies, des catalogues raisonnés concernant des peintres impressionnistes, cubistes, surréalistes qui avaient surpris leurs contemporains entre 1870 et 1960.

VAN GOGH… SEURAT… PICASSO… MUNCH… MATISSE… MAGRITTE… KLIMT… KANDINSKY… JOHNS… HOCKNEY… GAUGUIN… DUCHAMP… DEGAS… CHAGALL… CÉZANNE… CASSATT… BRAQUE… ARP… ALBERS…

Il ne restait qu’une arche à passer. Langdon se retrouva devant la dernière section de la bibliothèque.

Et en terrain connu :

VERMEER… VELÁSQUEZ… TITIEN… LE TINTORET… RUBENS… REMBRANDT… RAPHAËL… POUSSIN… MICHEL-ANGE… LIPPI… GOYA… GIOTTO… GHIRLANDAIO… LE GRECO… DÜRER… DE VINCI… COROT… LE CARAVAGE… BOTTICELLI… BOSCH…

Pour clore cette dernière partie, tel un point d’orgue, se dressait une grande vitrine. Langdon colla son nez à la vitre. À l’intérieur, il y avait une sorte de coffret en cuir — une boîte qui renfermait un livre ancien. Les caractères gravés sur le couvercle étaient à peine lisibles, mais Langdon parvint à les déchiffrer.

Seigneur, ça valait une fortune ! Les éditions anciennes de cet artiste étaient très rares. Voilà pourquoi celle-ci était protégée derrière cet écrin de verre.

Il n’était pas surpris que son ami ait craqué. Il lui avait dit un jour que cet artiste britannique était à ses yeux « le seul pré-romantique ayant de l’imagination ». Si Langdon pouvait lui fournir dix autres exemples, il comprenait néanmoins son affection particulière. Ils étaient tous les deux taillés dans la même étoffe.

Langdon s’accroupit pour observer de plus près l’inscription dorée.

Les Œuvres complètes de William Blake.

William Blake. Le Edmond Kirsch de la fin du XVIIIe siècle, songea Langdon.

En son temps, Blake avait été un électron libre, un génie dont les dessins et peintures étaient si étranges et novateurs que certains prétendaient qu’il entrevoyait l’avenir. Ses illustrations, lardées de symboles, montraient des anges, des démons, des créatures mythologiques, et toutes sortes de divinités qu’il avait vues en hallucinations.

Et comme Kirsch, Blake aimait défier l’Église.

Langdon se redressa d’un coup.

Blake !

Voir cet illustrateur au milieu de tant d’autres artistes peintres lui avait fait oublier une caractéristique cruciale de ce génie.

Blake était poète !

Son pouls s’accéléra. Les poésies de William Blake abordaient des thèmes si révolutionnaires pour l’époque qu’elles rencontraient forcément un écho particulier chez Edmond. Certains de ses pamphlets célèbres, que l’on trouve dans ses œuvres « sataniques » comme Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, auraient pu être écrits par Kirsch lui-même.

TOUTES LES RELIGIONS SONT UNE

IL N’Y A PAS DE RELIGION NATURELLE

Edmond avait dit à Ambra que le vers était une « prophétie ». Quel autre poète pouvait être considéré comme le maître de la prophétie ? À la fin du XVIIIe siècle, Blake avait écrit deux poèmes sombres et inquiétants :

AMÉRIQUE : UNE PROPHÉTIE

EUROPE : UNE PROPHÉTIE

Langdon avait ces deux œuvres chez lui, des fac-similés des poèmes manuscrits accompagnés d’illustrations.

Il contempla le coffret de cuir dans la vitrine.

Les premières éditions des « prophéties » de Blake devaient être des versions grand format enluminées…

Le vers qu’ils cherchaient se trouvait là, à portée de main. Leur sésame de quarante-sept caractères ! Restait à espérer qu’Edmond aurait d’une manière ou d’une autre marqué la page.

Il tenta d’ouvrir la porte.

Fermée à clé. Évidemment.

Il jeta un œil vers l’escalier. Que faire ? Foncer là-haut, et demander à Winston de chercher pour lui dans les poèmes de Blake ? Il entendit le rotor d’un hélicoptère. Des voix résonnaient sur le palier.

Ils étaient là !

Langdon reporta son attention sur la vitre, remarquant sa teinte verte. Du simple verre anti UV.

Il retira sa veste, l’étala sur la vitrine et, sans hésitation, donna un grand coup de coude. Le verre céda dans un craquement étouffé. Il passa la main entre les éclats acérés et sortit la boîte avec précaution.

Tout de suite, il comprit qu’il y avait un problème. Elle était bien trop légère.

Langdon posa le coffret au sol et l’ouvrit. Comme il l’avait pressenti, il était vide.

Qu’est-ce qu’Edmond avait fait du livre qui se trouvait à l’intérieur ?

Langdon s’apprêtait à refermer la boîte quand il remarqua un détail insolite : un bristol scotché à l’intérieur du couvercle. Un carton beige, avec de jolies lettres gaufrées.

Il lut l’inscription.

Sidéré, il la lut une seconde fois.

Quelques secondes plus tard, il montait en courant l’escalier qui menait au toit de la Casa Milà.

*

Au même instant, au premier étage du Palais royal, Suresh Bhalla s’introduisait discrètement dans les appartements privés du prince Julián. Sitôt qu’il eut trouvé le coffre-fort, il composa le code de secours.

La porte s’ouvrit instantanément.

Il y avait deux téléphones à l’intérieur — le smartphone sécurisé du prince Julián et un iPhone, qui appartenait sans doute à l’archevêque Valdespino.

Il prit l’iPhone. Il frissonna.

Dans quoi se lançait-il…

Il se souvint du message de monte@iglesia.org :

J’ai piraté le téléphone de Valdespino.

Il détient de dangereux secrets.

Le Palais doit avoir accès à ses SMS

De toute urgence.

Suresh ignorait quels secrets le téléphone de Valdespino pouvait recéler et pourquoi l’informateur avait décidé de prévenir le Palais.

Peut-être qu’il voulait limiter les dégâts pour la famille royale ? En tout cas, son devoir était d’enquêter.

Il avait bien songé obtenir un mandat en bonne et due forme, mais les risques de fuites étaient trop grands, et le délai rédhibitoire. Par chance, Suresh avait d’autres moyens, beaucoup plus discrets et efficaces.

Il pressa le bouton Home et le téléphone s’alluma.

On lui demandait un mot de passe.

Aucun problème.

— Salut, Siri. Quelle heure est-il ?

Toujours bloqué, le téléphone afficha une horloge. Sur cet écran, Suresh entra une série de commandes simples : créer un nouveau fuseau horaire pour l’horloge, demander le partage de cette nouvelle horloge par SMS, ajouter une photo, et puis, au lieu d’entrer du texte dans le message, il appuya sur le bouton Home.

Clic.

Le téléphone était débloqué.

Merci, YouTube ! songea en souriant Suresh. Et les propriétaires d’iPhone qui se croyaient protégés avec leur mot de passe !

Maintenant qu’il avait accès au téléphone de Valdespino, il ouvrit la messagerie, prêt à se connecter à l’iCloud pour récupérer les messages que l’archevêque avait effacés. Encore un jeu d’enfant.

Comme il s’y attendait, l’historique était totalement vide.

À l’exception d’une seule entrée. Un SMS arrivé deux heures plus tôt, en provenance d’un numéro masqué.

Suresh l’ouvrit et lut les trois lignes du message.

Sidéré, Suresh relut le texte. Il y avait là la preuve incontestable que Valdespino était impliqué dans un complot.

Quelle arrogance !

Comment pouvait-il prendre le risque de garder ce texto ? Se croyait-il à ce point intouchable ?

Si cela se savait…

Son sang ne fit qu’un tour. Suresh fonça aussitôt au sous-sol pour prévenir Mónica Martín.

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