Côte à côte devant la vitrine, Robert Langdon et Ambra Vidal examinaient le manuscrit de William Blake à la lumière de la lampe à huile. Le père Beña était allé ranger quelques bancs, afin de les laisser seuls.
Langdon peinait à déchiffrer les minuscules caractères, mais le titre, écrit en gros, était parfaitement lisible :
En lisant ces mots, Langdon eut une bouffée d’espoir. C’était l’un des poèmes prophétiques les plus connus de Blake — une œuvre importante divisée en neuf chapitres, appelés « nuits ». D’après ses souvenirs de l’université, le thème était le déclin des religions conventionnelles et la domination ultime de la science.
Langdon parcourut des yeux le texte manuscrit, qui se terminait au milieu de la page un élégant « finis divisionem » — l’équivalent du mot « Fin ».
C’était la dernière page du poème ! Le bouquet final de l’un des chefs-d’œuvre de Blake !
Langdon se pencha à nouveau sur les strophes, mais c’était définitivement écrit trop petit.
Approchant son visage tout près de la vitre, Ambra, qui avait de meilleurs yeux que lui, finit par déchiffrer un vers :
— L’Homme sort des flammes… et le mal est tout consumé ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Cela doit faire référence à l’éradication des religions corrompues, répondit Langdon. Un avenir débarrassé de la foi. C’était l’une des grandes prophéties de Blake.
Le visage d’Ambra s’éclaira.
— Edmond disait qu’il espérait que la prédiction en question se réaliserait !
— Alors, on tient peut-être la solution. Combien de lettres dans ce vers ?
Ambra effectua le décompte et secoua la tête.
— Plus de cinquante.
Elle reprit sa lecture.
— Et celui-là ? dit-elle au bout d’un moment.
— Les yeux de l’Homme qui s’agrandissent ?… Et qui regardent les profondeurs de mondes merveilleux ?
— Pourquoi pas ? répondit Langdon.
Apparemment, Blake pensait que l’intelligence humaine ne cesserait de progresser au fil des siècles, et que cela permettrait à l’Homme d’entrevoir des vérités plus profondes.
— Non. Trop de caractères, déclara Ambra. Je continue…
Pendant qu’elle poursuivait son étude des strophes, Langdon se mit à faire les cent pas. Les vers que la jeune femme venait de lire lui rappelaient les poèmes de Blake qu’il avait étudiés à Princeton, dans une autre vie.
Des images se formèrent dans son esprit, comme en générait parfois sa mémoire eidétique. Ces images en invoquèrent d’autres, qui se succédèrent en un flot ininterrompu. Soudain, dans la crypte, Langdon revit son professeur de littérature terminer son cours sur Vala or the Four Zoas en interpellant ses étudiants : « Alors que choisiriez-vous ? Un monde sans religion ? Ou un monde sans science ? » Après une pause théâtrale, le professeur avait ajouté : « À l’évidence, William Blake avait une préférence. Et il n’a jamais mieux exprimé sa foi en l’avenir que dans le dernier vers de ce poème épique. »
Langdon se retourna vers sa partenaire, toujours absorbée par sa lecture.
— Ambra ! La dernière ligne !
Elle s’exécuta, puis le regarda en écarquillant les yeux. Langdon s’approcha pour examiner à son tour le vers en question. Maintenant qu’il avait les mots en tête, il n’eut aucun mal à déchiffrer les pattes de mouche du poète :
— « Les obscures religions ne sont plus, se souvint Langdon à haute voix, et de la science harmonieuse c’est maintenant le règne. »
La phrase n’était pas seulement une prophétie souhaitée par Edmond, c’était le thème même de son discours de ce soir. La religion allait disparaître au profit des sciences.
Ambra comptait soigneusement toutes les lettres, mais Langdon savait déjà qu’ils tenaient la clé de l’énigme. Cela ne faisait aucun doute. Il allait contacter Winston et lancer la présentation d’Edmond. Il lui suffisait juste d’expliquer à Ambra son plan d’attaque. En privé.
Le recteur revint au même moment.
— Mon père ? Nous avons presque terminé. Pourriez-vous remonter dire aux deux gardes d’appeler l’hélicoptère ? Nous devons partir immédiatement.
— Pas de problème, répondit Beña en se dirigeant vers l’escalier. J’espère que vous avez trouvé ce que vous cherchiez.
Sitôt le prêtre disparu, Ambra interpella Langdon :
— Robert, le vers est trop court ! Je l’ai recompté deux fois. Seulement quarante-six lettres. Il en manque une.
— Quoi !?
Langdon s’approcha pour compter à son tour. The dark religions are departed & sweet science reigns. Quarante-six lettres. Ambra avait raison !
— Edmond a parlé de quarante-sept lettres, vous en êtes bien sûre ?
— Absolument.
C’est impossible, songea-t-il. Qu’est-ce qui m’échappe ?
Il passa en revue les caractères un par un. Quand un détail au milieu du vers attira son attention.
— L’esperluette ! s’écria-t-il. Le symbole que Blake utilisait comme conjonction de coordination.
Ambra ne paraissait guère convaincue.
— Robert, si on remplace l’esperluette par son équivalent anglais « and », on obtient quarante-huit lettres ! Une de trop cette fois.
Erreur, pensa Langdon avec un sourire. C’est un code à l’intérieur d’un code.
L’ingéniosité d’Edmond le fascinait. Ce paranoïaque génial avait utilisé un stratagème typographique en guise de système de sécurité : si quelqu’un découvrait son vers préféré, il serait incapable de l’écrire correctement.
L’esperluette est un code. Edmond s’en est souvenu.
C’était le sujet du premier cours de symbologie que Langdon donnait à ses étudiants. Le symbole « & » était un logogramme — littéralement une image représentant un mot. Beaucoup croyaient que le signe dérivait du terme anglais « and », alors qu’en réalité il venait du latin « et ». Le motif « & » opérait la fusion typographique entre les lettres « E » et « T ». La ligature était encore bien visible aujourd’hui dans certaines polices, comme en Trebuchet : « & ».
Langdon n’oublierait jamais lorsque, au deuxième cours de symbologie, le jeune geek était arrivé avec un t-shirt décoré d’un &, téléphone maison ! — un clin d’œil à ET, le film de Spielberg.
À présent, Langdon visualisait parfaitement les quarante-sept lettres du mot de passe :
Il expliqua rapidement à Ambra l’astuce de son ancien élève pour sécuriser son mot de passe.
Un large sourire éclaira son visage.
— Eh bien, si quelqu’un doutait du génie d’Edmond…
La joie de la jeune femme était communicative. Leur premier moment de détente dans cette soirée.
— Maintenant que vous avez trouvé le mot de passe, reprit-elle, je m’en veux d’avoir perdu le téléphone d’Edmond. On aurait pu lancer la présentation tout de suite.
— Ce n’est pas votre faute. Et puis, je vous l’ai déjà dit, je sais comment retrouver Winston.
Enfin, je l’espère…
Alors que Langdon se remémorait la vue aérienne de Barcelone, un cri déchira le silence de la crypte.
C’était la voix du recteur, qui les appelait à l’aide.
Il paraissait terrorisé.