Prologue

Le vieux train à crémaillère gravissait la pente raide. Edmond Kirsch observait la crête déchiquetée. Au loin, accroché à la falaise, le monastère en pierre semblait suspendu dans le vide, comme s’il ne faisait qu’un avec la paroi verticale.

Ce sanctuaire de Catalogne résistait à la gravité depuis plus de quatre siècles, sans jamais faillir à sa mission : couper ses occupants du monde extérieur.

Et pourtant ils vont être les premiers avertis ! songea Kirsch.

Quelle allait être leur réaction ? De tout temps, les hommes les plus dangereux sur terre ont été les hommes de Dieu.

Et je vais jeter un épieu en feu dans le nid de frelons !

Lorsque le train atteignit le sommet, Kirsch aperçut une silhouette solitaire sur le quai. L’homme, squelettique, coiffé d’une calotte de prélat, portait la robe violette des évêques catholiques et un surplis blanc. Reconnaissant le visage émacié qu’il avait vu en photo, Kirsch eut une montée d’adrénaline.

Valdespino ! Il était venu l’accueillir en personne !

L’archevêque Antonio Valdespino était une grande figure de l’Espagne. Non seulement il était le conseiller et ami du roi, mais également l’un des plus farouches défenseurs des valeurs traditionnelles de l’Église et un conservateur notoire en matière de politique.

— Edmond Kirsch, je présume ? s’enquit l’ecclésiastique.

— Je plaide coupable ! répondit Kirsch dans un sourire. (Il tendit le bras pour serrer la main maigre de l’ecclésiastique.) Je vous remercie d’avoir organisé ce rendez-vous.

— J’ai apprécié votre requête. (La voix de l’archevêque était plus forte qu’il ne l’aurait pensé — une voix claire qui portait comme une cloche.) Il est rare que des hommes de science nous consultent, en particulier une sommité comme vous. Par ici, je vous prie.

Au moment où les deux hommes se mettaient en marche, une bourrasque souleva la robe de l’archevêque.

— Je ne vous imaginais pas comme ça. Pour un scientifique vous êtes plutôt… (Il contempla avec un certain dédain le costume Kiton, le fameux modèle K50, et les souliers Barker en cuir d’autruche.) Branché, c’est comme ça qu’on dit ?

Kirsch eut un sourire poli.

Oui, au siècle dernier ! railla-t-il intérieurement.

— J’ai lu vos hauts faits, mais je ne suis pas sûr d’avoir bien compris votre travail.

— Je suis spécialisé en théorie des jeux et modélisation.

— Vous créez donc des jeux d’ordinateur pour les enfants ?

Évidemment, l’ignorance de l’archevêque était feinte. Valdespino était parfaitement au fait de la technologie et mettait souvent en garde ses ouailles contre ses dangers.

— Non, monseigneur, la théorie des jeux est un champ des mathématiques qui tente d’édifier des modèles pour prédire l’avenir.

— Ah oui. Je crois avoir lu que vous avez prédit la crise financière en Europe, il y a quelques années ? Et comme personne n’a voulu vous écouter, vous avez mis au point un programme qui a sauvé l’Union européenne alors que tout le monde la croyait morte. Je me souviens de votre déclaration, restée dans les annales : « À trente-trois ans, j’ai le même âge que le Christ quand il a ressucité. »

Kirsch grimaça.

— La métaphore n’était guère heureuse, monseigneur. J’étais jeune.

— Jeune ? Et quel âge avez-vous donc aujourd’hui ? Quarante ans ?

— Tout juste.

Le vieil homme sourit alors que le vent de la montagne agitait toujours sa soutane.

— Les faibles sont censés hériter de la terre, mais c’est aux jeunes qu’elle appartient en vérité — à ceux qui versent dans la technologie, qui scrutent des écrans au lieu de sonder leur âme. Je ne pensais pas qu’un jour j’aurais l’occasion de rencontrer le champion de cette génération. Vous savez comment ils vous appellent ? Le prophète.

— Un piètre prophète, en l’occurrence. Quand j’ai sollicité une audience auprès de vous et de vos collègues, j’ai calculé que je n’avais que vingt pour cent de chances que ma requête soit acceptée.

— Comme je l’ai dit à mes confrères, le croyant a toujours à apprendre de l’infidèle. C’est en écoutant la voix du malin que l’on entend mieux celle de Dieu. (Valdespino esquissa un sourire.) Je plaisante, bien sûr. C’est de l’humour de vieil ecclésiastique. Avec l’âge, j’oublie parfois les bonnes manières.

Il fit signe à Kirsch d’avancer.

— Les autres nous attendent. Par ici, je vous prie.

Kirsch contempla la citadelle perchée au-dessus d’un à-pic de plusieurs centaines de mètres se perdant tout en bas dans un camaïeu de verts. Il détourna les yeux et suivit l’archevêque le long d’un chemin à flanc de falaise, reportant ses pensées sur la réunion qui l’attendait.

Il avait demandé une audience avec trois chefs religieux qui venaient d’assister à une grande conférence tenue dans ces murs vénérables.

Le Parlement des religions du monde.

Depuis 1893, des centaines de représentants de près de trente religions se rassemblaient dans divers endroits de la planète pour participer à une semaine de débats interconfessionnaux. L’assemblée comptait des prélats de la chrétienté, des rabbins, des mollahs venant des quatre coins du globe, des pujaris hindous, des bhikkhus bouddhistes, des jaïns, des sikhs, et tant d’autres encore.

La mission de ce Parlement était, pour reprendre sa devise : « Cultiver l’harmonie entre les religions, jeter des ponts entre les diverses spiritualités et célébrer le fond commun de toutes les fois du monde. »

Une noble quête, songea Kirsch, même s’il jugeait l’initiative vaine. Chercher un point d’intersection dans un méli-mélo de fables, de mythes et de vieilles légendes !

Pendant qu’il marchait derrière le prélat, il contempla le vide béant sous ses pieds.

Moïse a gravi une montagne pour entendre le mot de Dieu… et moi, j’en gravis une pour faire exactement l’inverse.

Faire ce chemin était certes une obligation morale, mais l’orgueil y avait sa part : Kirsch était impatient d’être assis face à ces représentants du clergé pour leur annoncer leur fin imminente.

Vous avez eu votre temps, votre vérité. C’en est terminé.

— J’ai étudié votre CV, déclara l’archevêque. Vous avez donc fait Harvard ?

— Exact.

— J’ai lu récemment que pour la première fois dans l’histoire de l’université on trouve parmi les étudiants plus d’athées et d’agnostiques que de pratiquants d’une quelconque religion. Ça en dit long sur notre société, n’est-ce pas ?

C’est la preuve que les étudiants sont de plus en plus intelligents ! se dit Kirsch.

Le vent forcit lorsqu’ils atteignirent l’édifice. Dans le hall d’entrée, l’air sentait l’encens. Les deux hommes empruntèrent une série de couloirs noyés d’ombres. Devant Kirsch, l’archevêque n’était qu’une forme noire. Enfin, ils arrivèrent devant une porte, une porte curieusement petite comparée aux imposantes dimensions du bâtiment. L’ecclésiastique frappa, poussa le battant et fit signe au visiteur de le suivre.

Guère rassuré, Kirsch franchit le seuil.

Il se retrouva dans une pièce rectangulaire. Les hauts murs étaient couverts de vieux livres. Entre les rayonnages qui saillaient des parois comme autant de côtes fabuleuses, d’antiques radiateurs de fonte grognaient, vibraient. Il lui semblait être dans le ventre d’un monstre marin. En découvrant la balustrade ouvragée qui faisait le tour de la pièce au-dessus de lui, Kirsch comprit où il se trouvait.

La bibliothèque ! On disait que cette pièce abritait des textes rares uniquement accessibles aux moines qui avaient consacré leur vie à Dieu et choisi de demeurer prisonniers de cette montagne.

— Vous avez requis la discrétion. C’est notre lieu le plus retiré. Très peu d’étrangers y pénètrent.

— C’est donc un immense privilège. J’en suis honoré.

Kirsch emboîta le pas à l’archevêque jusqu’à une grande table où deux hommes âgés l’attendaient. Avec ses yeux tombants, sa barbe blanche hirsute, celui de gauche semblait davantage usé par le temps. Il portait un costume noir, une chemise blanche et sur la tête un chapeau également noir.

— Voici le rabbin Yehouda Köves. Un grand philosophe juif qui a beaucoup écrit sur la cosmologie de la Kabbale.

Kirsch se pencha au-dessus de la table pour lui serrer la main.

— C’est un plaisir de vous rencontrer. J’ai lu vos études. Je ne peux pas dire que je les ai toutes comprises, mais je les ai lues.

Köves eut un petit signe de tête amical et épongea avec son mouchoir ses yeux chassieux.

L’archevêque continua les présentations :

— Et ici, nous avons l’honorable ouléma Syed al-Fadl.

Le dignitaire musulman se leva avec un large sourire. Petit, avec un visage rond et jovial qui contrastait avec son regard pénétrant, il était vêtu d’une simple djellaba blanche.

— Quant à moi, monsieur Kirsch, j’ai lu vos prédictions sur l’avenir de l’humanité. Je ne peux pas dire que je les ai toutes appréciées, mais je les ai lues.

Kirsch lui retourna un sourire aimable et lui serra la main.

— Chers amis, comme vous le savez, notre invité est un scientifique de renom, spécialiste en informatique, en théorie des jeux, inventeur, et visionnaire dans son domaine, un gourou des nouvelles technologies. Connaissant son parcours, je suis surpris qu’il nous ait demandé audience. Je vais donc lui laisser le soin de nous expliquer lui-même l’objet de sa visite.

Valdespino s’assit entre ses deux confrères, croisa les bras et regarda Kirsch. Les trois hommes lui faisaient face. Cela ressemblait davantage à un tribunal de l’Inquisition qu’à une rencontre amicale entre érudits. Il n’y avait même pas de chaise pour lui !

Face à ces trois religieux, Kirsch était plus amusé qu’intimidé.

Voilà donc la sainte Trinité que j’ai demandée. Mes trois rois mages !

Il resta volontairement silencieux, se dirigea vers une fenêtre et admira le panorama. Des prés couvraient les flancs de la vallée, barrés par le massif de la Collserola. À des kilomètres à l’est, sur la mer des Baléares, de gros nuages noirs s’amoncelaient.

C’est de circonstance ! songea Kirsch, sachant le choc qu’allaient causer ses révélations, dans cette pièce, comme sur toute la planète.

— Messieurs, commença-t-il en pivotant vers eux, je pense que l’archevêque Valdespino vous a précisé que cette réunion se tient sous le sceau du secret. Avant de poursuivre, je tiens à insister sur ce point. Ce que je vais vous révéler ici est strictement confidentiel. Votre discrétion est cruciale, j’attends de vous un serment solennel. Ai-je votre parole ?

Les trois vieillards hochèrent la tête. Leur silence, Kirsch l’avait déjà de toute façon !

Ils voudront enterrer l’information. En aucun cas la diffuser ! pensa-t-il.

— Je suis ici parce que ma dernière découverte scientifique va vous paraître surprenante. Il s’agit d’un travail que je mène depuis plusieurs années dans l’espoir de répondre aux deux questions les plus fondamentales que se pose l’humanité. Aujourd’hui, c’est chose faite. Et je viens à vous parce que je crois que cette information va profondément affecter les religions du monde et provoquer rien moins qu’un… cataclysme. Pour l’heure, je suis la seule personne sur terre à connaître l’information que je m’apprête à vous dévoiler.

Kirsch plongea la main dans la poche de sa veste et en sortit un grand smartphone — un modèle qu’il avait conçu personnellement, avec une coque ornée d’une mosaïque chatoyante. Kirsch installa l’appareil devant les trois hommes, à la manière d’une télévision. Dans un moment, il se connecterait à son serveur sécurisé, entrerait son mot de passe à quarante-sept caractères, et la vidéo de présentation commencerait.

— Ce que vous allez voir, continua Kirsch, est la synthèse d’une conférence que je compte partager avec le monde entier, dans un mois ou deux. Mais, avant de la diffuser, je veux consulter les plus grandes sommités religieuses de la planète, pour mesurer l’effet qu’aura cette nouvelle sur tous les croyants du monde.

L’archevêque soupira avec lassitude.

— Voilà un préambule bien mystérieux. Les fondations de toutes les religions seraient ébranlées… C’est ça que vous laissez entendre ?

Kirsch admira en silence ce sanctuaire qui renfermait tant de textes sacrés.

Non. Pas ébranlées. Mises en charpie !

Ces trois vénérables vieillards ignoraient que, dans trois jours — trois jours seulement —, lors d’un grand show, Kirsch révélerait sa découverte au monde. Et alors l’humanité tout entière saurait que les religions avaient toutes un point commun. Essentiel.

Elles avaient tort.

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