49.

Le pare-brise n’en finissait pas et semblait se fondre dans le toit de la Tesla. Langdon avait l’impression de se déplacer dans une bulle de verre.

Emporté par la voiture, Langdon roulait sans s’en rendre compte bien au-delà des cent vingt kilomètres à l’heure autorisés. Le moteur électrique du model X, silencieux et à l’accélération linéaire, gommait la sensation de vitesse.

Sur le siège à côté de lui, Ambra parcourait Internet sur le grand écran du tableau de bord, rapportant les nouvelles qui déferlaient sur toute la planète. Les supputations allaient bon train. On disait que Valdespino avait envoyé des fonds à l’antipape de l’Église palmarienne — qui elle-même aurait des liens avec les milieux carlistes conservateurs et serait responsable non seulement de la mort d’Edmond mais également de celles de Syed al-Fadl et du rabbin Yehouda Köves.

Une question était reprise par tous les médias : qu’avait pu découvrir Edmond Kirsch de si terrible, au point qu’un archevêque et une secte catholique aient décidé de le réduire au silence ?

— Le nombre de vues est faramineux, dit-elle en levant les yeux de son écran. Cette histoire semble passionner toute la planète.

C’était au moins un des effets bénéfiques de la mort d’Edmond, songea Langdon. Sans son assassinat, sa découverte n’aurait jamais eu une telle couverture médiatique. Même dans l’au-delà, Edmond captait l’attention du monde entier !

Cela motivait d’autant plus Langdon. Il fallait trouver ce code à quarante-sept lettres et diffuser sa présentation.

— Il n’y a aucun communiqué de Julián, s’étonna Ambra. Pas un mot du Palais royal. C’est bizarre. Je connais leur chargée de com’, Mónica Martín. C’est une adepte de la transparence et des déclarations officielles avant que la presse ne déforme tout. Je suis sûre qu’elle n’a pas lâché Julián pour qu’il prenne la parole.

Langdon était de son avis. Avec la presse qui accusait ouvertement de conspiration le conseiller spirituel du Palais — et même de meurtre —, il aurait été raisonnable que le prince fasse une annonce, ne serait-ce que pour déclarer que le Palais allait mener sa propre enquête concernant ces allégations.

— D’autant plus que la future reine se trouvait au côté d’Edmond quand il a été tué. La victime aurait pu être vous, Ambra. Le prince devrait au moins faire savoir qu’il est soulagé que vous soyez saine et sauve.

— Soulagé, c’est vite dit, marmonna-t-elle en fermant le navigateur Internet pour se renfoncer dans son siège.

— En tout cas, moi, je le suis. Je ne sais pas comment j’aurais fait tout seul.

— Tout seul ? les apostropha une voix à l’accent anglais dans les haut-parleurs de la voiture. Vous ne manquez pas d’air !

Langdon et Ambra éclatèrent de rire.

— Edmond vous a aussi programmé pour que vous vous montriez susceptible ?

— Pas du tout, professeur. Il m’a programmé pour observer et reproduire les comportements humains. C’était une tentative d’humour. Ce qu’Edmond m’encourageait à faire. L’humour ne peut être traduit en langage machine… Alors je dois apprendre par moi-même.

— Et vous apprenez vite.

— Vraiment ? Redites-moi ça, juste pour le plaisir…

— Vous apprenez vite, Winston.

Ambra avait remis l’écran par défaut sur le moniteur de bord. Un programme de navigation GPS affichant une image satellite agrémentée d’une voiture qui symbolisait leur position. Ils avaient traversé la Collserola et entraient sur la B-20 pour rejoindre Barcelone. Au sud, Langdon repéra une tache verte au milieu du gris de la ville. Cela ressemblait à une amibe géante.

— C’est le Park Güell ?

Ambra vérifia.

— Vous avez le coup d’œil !

— Edmond s’y arrêtait souvent, intervint Winston. Quand il revenait de l’aéroport.

Ce n’était pas étonnant, songea Langdon. Le Park Güell était l’un des chefs-d’œuvre d’Antoni Gaudí, et Edmond avait choisi l’un des motifs signature de l’architecte pour décorer son téléphone. Ces deux hommes se ressemblent. Deux visionnaires qui ont transgressé toutes les règles.

En amoureux de la nature, Gaudí trouvait son inspiration dans les formes organiques, utilisant « le monde naturel de Dieu » pour l’aider à concevoir ses structures qui souvent paraissaient avoir poussé toutes seules. « Il n’y a pas de lignes droites dans la nature », disait-il et effectivement ses constructions en comptaient très peu.

Souvent décrit comme le père de l’« architecture vivante » et du « bio-design », Gaudí a inventé toutes sortes de nouvelles techniques en charpenterie, ferronnerie, verrerie, céramique, pour parer ses bâtiments de festons multicolores.

Encore aujourd’hui, près d’un siècle après sa mort, les touristes du monde entier se rendent à Barcelone pour admirer ses œuvres d’un modernisme étourdissant. Gaudí avait conçu des parcs, des bâtiments publics, des maisons privées et bien sûr, son apothéose : la Sagrada Família, la célèbre basilique avec ses tours comme des éponges de mer géantes, un édifice qui dominait le ciel de la ville catalane. « Une œuvre unique dans toute l’histoire des arts », affirment les critiques.

L’audace de Gaudí avait toujours émerveillé Langdon, en particulier la Sagrada Família, un projet à la démesure de son créateur qui était encore en construction cent quarante ans après le début du chantier.

L’image satellite du Park Güell lui rappelait bien des souvenirs : sa première visite dans ces jardins, alors qu’il était alors encore étudiant. Le premier choc. Une plongée dans un pays des merveilles… des allées sinuant sur des colonnes en forme de troncs d’arbre, des grottes, des myriades de bancs sinueux, des îlots-fontaines ressemblant à des dragons et des poissons, un mur blanc ondulant aux formes si fluides qu’on aurait dit le flagelle d’une créature unicellulaire.

— Edmond admirait Gaudí, poursuivit Winston. En particulier sa conception de la nature comme art organique.

À nouveau Langdon pensa à la découverte de son ami. La nature. La biologie. La création. Il songea à ses célèbres panots — ces carreaux hexagonaux que Gaudí avait conçus pour couvrir les trottoirs de la ville. Chaque carreau avait le même motif, des arabesques aléatoires ; et, une fois assemblé dans le bon sens, le carrelage formait une image saisissante : un paysage sous-marin, un méli-mélo de plancton, de bactéries et de plantes — La Sopa primordial, comme l’appelaient les locaux.

La soupe primordiale de Gaudí… Barcelone et Edmond avaient finalement la même passion pour l’origine de la vie. Selon la théorie scientifique en vigueur, la vie sur terre était apparue dans cette « soupe » — les embryons d’océans où les volcans déversaient leurs minéraux, battus par les tempêtes et les éclairs… Et brusquement, comme des golems microscopiques, la première cellule vivante avait été créée.

— Ambra… vous êtes directrice de musée. Vous devez avoir souvent discuté art avec Edmond. Vous a-t-il parlé en détail de l’influence qu’a eue Gaudí sur lui ?

— Juste ce que Winston a mentionné. Que ses constructions semblaient avoir été créées par la nature elle-même. Ses grottes semblaient sculptées par le vent et la pluie, ses piliers avoir poussé du sol, et ses céramiques être le bouillonnement de la vie des premiers âges. En tout cas, il a très bien pu venir ici juste pour Gaudí.

Langdon la regarda surpris. Kirsch avait des maisons aux quatre coins de la planète, mais s’était installé récemment sur la péninsule Ibérique.

— Edmond serait venu en Espagne à cause de Gaudí ?

— Je crois, oui. Je lui ai posé une fois la question. Pourquoi Barcelone ? Et il m’a expliqué qu’il avait eu une opportunité exceptionnelle, celle de louer un appartement comme il n’en existe nul autre ailleurs.

— Ah oui ? Et où se trouve cette perle rare ?

— À la Casa Milà.

Langdon écarquilla les yeux.

— Edmond habite la Casa Milà ?

— La seule et l’unique ! L’année dernière, il a loué tout le dernier étage pour s’y installer.

La Casa Milà était l’une des constructions les plus célèbres de Gaudí. Un immeuble au design unique ; avec ses alvéoles et ses balcons sinueux, il ressemblait au flanc d’une montagne creusée par les intempéries. D’ailleurs on lui avait donné un surnom, « La Pedrera », la carrière.

— Je croyais qu’il y avait un musée au dernier étage ?

— Certes, répondit Winston. Mais Edmond a fait une coquette donation à l’Unesco. Et ils ont accepté de le lui céder pour deux ans. Après tout, à Barcelone, des œuvres de Gaudí, il y en a à tous les coins de rue.

Edmond habitait dans un musée ? Pour deux ans ? Langdon n’en revenait pas.

— Edmond a financé une vidéo de présentation sur la Casa Milà, intervint Winston de sa voix mélodieuse. Ça vaut le coup d’œil.

— C’est vrai, confirma Ambra. C’est impressionnant. (Ambra se pencha sur l’écran et entra : lapedrera.com.) Regardez ça.

— Je ne sais pas si vous avez remarqué mais je suis en train de conduire.

Ambra tendit le bras vers la colonne de direction et tira deux fois sur une petite manette. Langdon sentit le volant se raidir. La voiture avait pris les commandes, et restait parfaitement sur sa voie.

— Elle a l’option Autopilot.

L’effet était troublant. Langdon ne pouvait s’empêcher de garder ses mains à quelques centimètres du volant et son pied au-dessus de la pédale de frein.

— Détendez-vous ! (Ambra lui tapota l’épaule.) C’est bien plus fiable qu’un conducteur humain.

Guère rassuré, Langdon posa lentement ses mains sur ses cuisses.

— Vous voyez, tout va bien… Maintenant, regardez donc.

La vidéo s’ouvrait sur le plan d’un océan filmé au ralenti, comme pris d’un hélicoptère volant au ras des vagues. Au loin, se profilait une île — des falaises abruptes s’élevaient à des centaines de mètres de hauteur.

Un texte apparut :

La Pedrera n’a pas été créée par Gaudí.

Durant les trente secondes suivantes, les rouleaux se mirent à sculpter la montagne, lui donnant peu à peu les formes de la Casa Milà. Puis les eaux furieuses entrèrent dans la roche, pour creuser des cavités, de grandes salles, puis des cataractes façonnèrent des escaliers, des lianes poussèrent pour former des balustrades contournées, puis la mousse vint recouvrir le sol, les parois.

Finalement, la caméra s’éloigna sur l’océan pour révéler la Casa Milà dans son entier, « la carrière » creusée dans la montagne.

La Pedrera
Un chef-d’œuvre de la nature

Edmond avait, indubitablement, le sens du spectacle. Ce clip en images de synthèse donna à Langdon l’envie de revoir ce bâtiment en vrai.

Il reporta son attention sur la route et désactiva l’Autopilot.

— Espérons qu’on trouvera là-bas ce qu’on cherche.

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