Langdon était toujours plaqué dans l’herbe. L’agent de la Guardia Real l’écrasait de tout son poids.
Curieusement, il ne sentait rien.
Son esprit avait bien d’autres stimuli à gérer. La tristesse, la peur, la colère. L’un des plus grands esprits du monde, et un ami très cher, venait de disparaître.
Tué quelques instants avant de révéler la découverte majeure de son existence.
À la perte humaine s’ajoutait la perte scientifique.
Le monde ne saurait jamais ce qu’Edmond voulait annoncer.
Une bouffée de colère l’envahit.
Je vais tout faire pour identifier le coupable ! Je te le dois, Edmond. Et je trouverai le moyen de révéler au monde ta découverte !
— Vous étiez au courant ! répétait l’agent tout contre son oreille. Vous couriez vers la scène. Vous saviez ce qui allait se passer !
— J’ai été prévenu, grommela Langdon.
— Par qui ?
L’écouteur avait tourné sur sa tête, les coussinets n’étaient plus en contact avec ses os.
— L’audio-guide ! expliqua Langdon. C’est un ordinateur. Inventé par Edmond Kirsch. C’est lui qui m’a averti. Il m’a informé qu’il y avait eu un ajout sur la liste des invités. Un amiral à la retraite.
Le garde était si près de lui qu’il put entendre ce que son collègue lui précisait d’une voix haletante dans son oreillette. Malgré ses lacunes en espagnol, Langdon comprit que les nouvelles étaient mauvaises.
« … el asesino ha huido … »
« … salida bloqueada… »
« … uniforme militar blanco… »
En entendant ces derniers mots, l’agent de la Guardia relâcha sa pression sur Langdon.
— ¿ Uniforme naval ? demanda-t-il à son partenaire. ¿ Blanco… como de almirante ?
Son collègue confirma.
Winston disait donc vrai, songea Langdon.
— Tournez-vous ! lui ordonna l’agent.
Grimaçant de douleur, il roula sur le dos. Il avait le tournis et très mal à la poitrine.
— Ne bougez pas.
Il n’avait aucune intention de s’en aller. L’agent de la Guardia était un beau bébé de cent kilos et avait déjà prouvé qu’il prenait son travail très à cœur.
Le garde aboya des instructions dans sa radio et réclama des renforts.
— ¡ Inmediatamente !
« … policia local… bloqueos de carretera… »
Langdon aperçut Ambra Vidal, elle aussi au sol, qui essayait de se relever. La jeune femme était encore sous le choc. Elle avait besoin d’aide.
Mais le garde hurlait, la tête levée vers le sommet du dôme :
— ¡ Luces ! ¡ Y cobertura de móvil ! Il me faut de la lumière et du réseau !
Langdon rajusta ses écouteurs.
— Winston, vous êtes là ?
L’agent de la Guardia regarda Langdon d’un air soupçonneux.
— Oui, professeur, je suis là, répondit Winston d’une voix égale.
— Edmond a été tué ! Il nous faut de la lumière et du réseau ! Vous pouvez vous occuper de ça ? Ou prévenir quelqu’un ?
Quelques secondes plus tard, les lumières de service s’allumèrent dans le dôme, chassant le ciel étoilé, pour révéler une étendue de gazon synthétique jonchée de couvertures abandonnées.
L’agent était impressionné par l’efficacité de Langdon. Il lui tendit le bras et l’aida à se relever. Le garde était grand, le crâne rasé, de gros muscles. Ses petits yeux étincelèrent au milieu de son visage blême et sévère.
— C’était vous sur la vidéo ? Vous êtes le professeur Langdon ?
— Oui. Edmond Kirsch était autrefois mon étudiant puis mon ami.
— Je suis l’agent Fonseca de la Guardia Real, se présenta-t-il dans un anglais parfait. Comment saviez-vous pour ce type ?
Langdon contempla le corps d’Edmond au pied du pupitre. Ambra était agenouillée auprès de lui, avec deux vigiles du musée et une équipe de secouristes. Ils avaient abandonné tout espoir de le ramener à la vie. Avec douceur, Ambra couvrit le visage de Kirsch sous une couverture.
Edmond… Langdon se sentit nauséeux.
— On ne peut plus rien pour lui, annonça le garde. Dites-moi comment vous saviez ! répéta-t-il.
Ce n’était plus une question, mais un ordre.
Langdon rapporta rapidement ce que lui avait dit Winston : un audio-guide avait été retrouvé par un vigile dans une corbeille. En vérifiant à qui avait été affecté cet appareil, on avait découvert qu’un nom avait été ajouté à la dernière minute sur la liste des invités.
— Impossible ! La liste est bouclée depuis hier. Et tous les invités ont fait l’objet d’une enquête poussée.
— Pas celui-là, intervint Winston dans les écouteurs. Cela m’a inquiété et j’ai fait une recherche. J’ai vu qu’il s’agissait d’un ancien amiral de la marine espagnole mis à pied pour alcoolisme et syndrome de stress post-traumatique après l’attentat terroriste à Séville il y a cinq ans.
Langdon transmit l’information au garde.
— La bombe à la cathédrale ?
— En outre, continua Winston, j’ai découvert que cet officier n’avait aucun lien avec Edmond. Cela a fait passer mes voyants d’alerte au rouge. J’ai donc contacté la sécurité du musée, mais sans information supplémentaire ils n’ont pas voulu interrompre la présentation — d’autant qu’elle était retransmise sur toute la planète. Ça se comprend. Cette soirée était si importante pour Edmond. Alors, je vous ai alerté. Mais j’aurais dû prendre des mesures plus drastiques. J’ai échoué.
Comme c’était troublant d’entendre une machine exprimer des remords. Langdon tourna la tête vers la dépouille d’Edmond et vit Ambra s’approcher d’eux.
— Cet ordinateur…, insista Fonseca. Il vous a donné un nom ?
— C’est l’amiral Luis Ávila.
À ces mots, Ambra s’immobilisa et regarda avec horreur Langdon.
Fonseca remarqua sa réaction.
— Mademoiselle Vidal ? Ce nom vous dit quelque chose ?
La jeune femme restait sans voix. Elle baissa les yeux vers le sol.
— Mademoiselle Vidal… Qui est cet amiral Ávila ? Vous le connaissez ?
Au bout d’un moment de flottement, Ambra finit par recouvrer ses esprits.
— Non. Je ne le connais pas, répondit-elle en regardant tour à tour Langdon et l’agent. J’ai juste été bouleversée d’apprendre que le tueur est un officier de notre marine.
Elle ment ! se dit Langdon.
— Qui était responsable de la liste des invités ? poursuivit Fonseca en faisant un pas vers Ambra. Qui a ajouté son nom ?
Les lèvres de la jeune femme tremblaient.
— Je ne sais pas.
L’interrogatoire du garde fut interrompu par un concert de sonneries de téléphone. Apparemment, Winston avait rétabli les communications. Le portable de Fonseca bourdonna dans sa poche.
Il regarda l’identité de l’appelant et poussa un long soupir avant de décrocher.
— Ambra Vidal está a salvo, annonça-t-il. Ambra Vidal est saine et sauve.
Langdon reporta son attention sur la jeune femme. Elle le regardait avec insistance.
— Professeur, intervint Winston au creux de son oreille. Ambra Vidal sait très bien comment le nom de l’amiral s’est retrouvé sur la liste. C’est elle qui l’y a mis.
Et elle ne veut pas le dire aux autorités ? s’étonna Langdon.
Contre toute attente, Fonseca tendit son téléphone à la jeune femme.
— Don Julián quiere hablar con usted.
Elle eut un mouvement de recul.
— Expliquez-lui que je vais bien. Que je le rappellerai plus tard.
Le garde n’en revenait pas. Il couvrit le micro et insista :
— Su alteza Don Julián, el príncipe, ha pedido…
— Je me fiche qu’il soit le prince ! S’il veut devenir mon mari, il faut qu’il apprenne à me laisser de l’air. Je viens d’être témoin d’un meurtre, j’ai besoin d’un peu de temps !
Fonseca la dévisagea avec un mélange de stupeur et de mépris. Puis il s’éloigna pour poursuivre sa conversation en privé.
Ainsi Ambra Vidal allait épouser le prince Julián ? Certes, cela expliquait la présence des gardes du corps, mais pas son refus de parler à son fiancé au téléphone. S’il avait vu les images, le prince devait être très inquiet…
Et soudain, une autre pensée, plus sinistre, lui vint :
Ambra Vidal avait donc des accointances avec le Palais royal de Madrid !
Cette coïncidence lui fit froid dans le dos. Le message que l’évêque Valdespino avait envoyé à Edmond paraissait soudain lourd de menaces.