50.

Le commandant Diego Garza, accompagné de quatre gardes, traversa la Plaza de la Armería, tête haute, regard fixe, ignorant la meute de journalistes qui se pressaient aux grilles. Toutes les caméras étaient braquées sur lui.

Au moins, ils vont voir que ça bouge au Palais ! se dit-il.

Quand il arriva avec son équipe devant la cathédrale, il trouva porte close, ce qui n’avait rien d’extraordinaire à cette heure. Il tambourina avec la crosse de son pistolet au battant.

Pas de réponse.

Garza continua à cogner.

Enfin, quelqu’un tira les verrous et la porte s’ouvrit sur une femme de ménage. Elle pâlit en découvrant les gardes armés.

— Où est l’archevêque Valdespino ?

— Je ne sais pas.

— Il est ici. Avec le prince Julián. Vous les avez vus ?

L’employée secoua la tête.

— Je viens d’arriver. Je nettoie tous les samedis soir après la…

Garza la repoussa et entra avec ses hommes.

— Fermez la porte ! ordonna Garza à la femme. Et ne venez pas vous mettre dans nos pattes.

Il leva son pistolet et se dirigea vers le bureau de Valdespino.

*

Au PC, dans le sous-sol du Palais royal, Mónica Martín se tenait devant la fontaine à eau et tirait une longue bouffée sur sa cigarette. Pour suivre la vague de l’écologiquement correct qui déferlait en Europe, il était désormais interdit de fumer dans les bureaux du Palais, mais avec les événements du soir, s’en griller une était une infraction mineure.

Les cinq chaînes d’infos diffusaient en boucle les images de l’assassinat d’Edmond Kirsch. Bien sûr, il y avait un avertissement :

ATTENTION
Certaines images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs les plus jeunes.

Ben voyons ! Il n’y avait pas meilleure annonce pour que tout le monde reste collé devant sa télé !

Mónica tira une autre bouffée en regardant le rack de téléviseurs accrochés au mur. Tous reprenaient en « Alerte infos » les théories complotistes qui se répandaient sur la toile. Les bandeaux défilaient à toute vitesse au bas des écrans.

Le futurologue assassiné par l’Église ?

Une découverte scientifique majeure perdue à jamais ?

L’assassin aurait-il été embauché par la famille royale ?

— Vous êtes censés rapporter des faits ! grogna Mónica. Pas colporter des ragots sous forme d’interrogations.

La liberté de la presse était la pierre angulaire de la démocratie ; mais chaque jour, Mónica était un peu plus déçue par ces journalistes qui attisaient la controverse en diffusant des idées absurdes, sans encourir de poursuite pénale puisqu’ils employaient le sacro-saint conditionnel.

Même les chaînes scientifiques s’y mettaient en demandant à leurs internautes : croyez-vous que ce temple du Pérou a été construit par des extraterrestres ?

Stop ! avait-elle envie de crier. Arrêtez ces questions stupides !

Sur l’un des écrans, CNN tentait de garder une certaine dignité :

En mémoire d’Edmond Kirsch

Un prophète. Un visionnaire. Un créateur.

Mónica prit la télécommande et monta le volume.

— … un homme qui aimait l’art, la technologie, et l’innovation, disait le présentateur du JT. Un homme qui avait le pouvoir quasi mystique de prédire l’avenir, et dont le nom était connu et reconnu par ses pairs. Selon ses collègues, toutes les prédictions d’Edmond Kirsch se sont réalisées.

— C’est tout à fait juste, renchérit la coanimatrice. Dommage qu’il n’ait pu prévoir ce qui allait lui arriver.

La chaîne diffusa ensuite des images d’archives où l’on voyait Kirsch, jeune et robuste, donner une conférence de presse devant le Rockefeller Center. « Aujourd’hui, j’ai trente ans, disait Edmond, et mon espérance de vie est de seulement soixante-huit ans. Toutefois, avec les progrès de la médecine, de la technologie et des techniques de régénération des télomères, je prédis que je fêterai mes cent dix ans en pleine forme. D’ailleurs, je viens de réserver le salon Rainbow pour cet anniversaire. (Kirsch regarda le sommet du bâtiment avec un large sourire.) J’ai payé la réservation, quatre-vingts ans à l’avance, en intégrant les frais d’archives et le coût de l’inflation. »

La présentatrice revint à l’écran et annonça d’un air solennel :

— Comme le dit l’adage : l’homme prévoit, et Dieu rit.

— C’est bien vrai, renchérit son collègue. En plus de cet assassinat énigmatique, le mystère entourant la découverte d’Edmond Kirsch reste entier. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Deux questions fascinantes.

— Et pour répondre à ces questions, deux invitées nous ont rejoints sur ce plateau — une femme-pasteur de l’Église épiscopale du Vermont et une biologiste, spécialiste de l’évolution. On se retrouve après une courte page de publicité pour écouter leurs réponses.

Mónica Martín savait déjà ce que ces femmes allaient dire — deux points de vue diamétralement opposés, pour satisfaire l’audimat. La pasteure allait déclarer : « Nous venons de Dieu et nous y retournons. » Et la biologiste : « Nous descendons des poissons et courons à notre extinction. »

Cela ne servirait à rien, sinon à prouver que nous sommes prêts à avaler n’importe quoi pourvu que l’emballage soit beau.

— Mónica !

La jeune femme se retourna et vit Suresh courir vers elle.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— L’archevêque Valdespino vient de m’appeler !

Elle coupa le son de la télévision.

— Il t’a appelé… toi ? À quoi il joue, ce soir ?

— Je ne lui ai pas posé la question. Et il ne me l’a pas dit. Il voulait que je fouille l’historique du standard.

— Pourquoi donc ?

— ConspiracyNet.com ! Depuis qu’ils ont dit que quelqu’un du Palais a appelé Ambra Vidal pour qu’elle ajoute le nom d’Ávila sur la liste, tout le monde s’affole.

— Il t’a demandé de retrouver la trace de ce coup de fil ?

— Oui, exactement comme toi ! Il voulait savoir de quel poste il a été passé. Pour avoir une idée de l’identité du correspondant.

Cette démarche étonnait Mónica. Valdespino était son suspect numéro un.

— La réception du Guggenheim, poursuivit Suresh, a reçu en début de soirée un appel provenant du Palais royal. C’était bien notre identifiant. Mais il y a un problème. J’ai vérifié chez nous, dans le même créneau horaire. Rien. Aucun appel n’a été passé. Quelqu’un a donc effacé sa trace dans l’historique.

— Qui a accès à ces fichiers ?

— C’est précisément la question que m’a posée Valdespino. Je lui ai dit la vérité : hormis moi, en tant que chef du service informatique, la seule autre personne à y avoir accès, c’est le commandant Garza.

— Garza aurait trafiqué les registres ?

— C’est possible. Son travail est de protéger le Palais. Et maintenant, s’il y a enquête, il n’y aura eu aucun appel passé d’ici. Techniquement, c’est imparable. En effaçant cette donnée, on n’a plus rien à craindre.

— Pourtant, il y a bel et bien eu un appel ! Ambra a inscrit le nom du tueur ! Et le Guggenheim atteste que…

— Ce sera la parole d’une standardiste contre tout le Palais royal. En ce qui nous concerne, cet appel n’a jamais eu lieu.

Mónica jugeait Suresh bien trop optimiste.

— Et tu as dit tout ça à Valdespino ?

— C’était la stricte vérité ! Je ne sais pas si Garza a passé ou non cet appel, mais tout indique qu’il l’a effacé. Peut-être pour protéger le Palais. (Suresh s’interrompit, puis reprit :) Mais en raccrochant, j’ai eu un doute.

— Quel doute ?

— Techniquement, une troisième personne peut avoir accès aux fichiers. (Suresh regarda autour de lui, pour s’assurer qu’on ne pouvait pas l’entendre.) Le prince Julián. Il a tous les codes de nos systèmes.

— C’est ridicule !

— Je sais que ça paraît inconcevable, mais le prince était dans le Palais, seul dans ses appartements, au moment où l’appel a été passé. Il a très bien pu téléphoner puis se connecter au serveur pour en effacer la trace. Le logiciel est assez simple et le prince est bien plus au fait de la technologie que les gens ne l’imaginent.

— Sérieux ? Tu penses que Julián, le futur roi d’Espagne, aurait envoyé un tueur au Guggenheim pour assassiner Kirsch ?

— Je ne sais pas. C’est possible, c’est tout.

— Mais pourquoi il ferait une chose pareille ?

— Rappelle-toi ce que tu as eu à gérer quand la presse a su qu’Ambra passait du temps avec Kirsch. Ils ont même raconté qu’elle était allée chez lui !

— C’était pour le travail !

— La politique n’est que posture et apparence ! C’est toi qui me l’as appris. Et la demande de mariage en public n’a pas été une grande réussite non plus.

Le mobile de Suresh bipa. Il lut le message et pâlit.

— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Mónica.

Sans un mot, il tourna les talons et se rendit dans la salle de contrôle.

— Suresh !

Mónica écrasa sa cigarette et le suivit. Elle le retrouva en compagnie d’un technicien, devant un écran, à visionner un enregistrement vidéo de mauvaise qualité.

— C’est où, ça ? s’enquit la jeune femme.

— L’arrière de la cathédrale, répondit l’employé. Il y a cinq minutes.

À l’image, on voyait le jeune novice sortir par les portes de derrière. Il s’éloignait à grands pas sur la Calle Mayor, et montait dans une vieille Opel.

D’accord, songea Mónica. Le gars rentre chez lui après la messe. Et alors ?

L’Opel quitta sa place de stationnement, roula un peu et s’arrêta près des portes de la cathédrale. Les mêmes portes que le jeune homme venait de franchir pour quitter le bâtiment. L’instant suivant, deux silhouettes sortirent, tête baissée, et grimpèrent à l’arrière de la berline. Ils cachaient leurs visages mais la jeune femme les reconnut aussitôt : l’archevêque Valdespino et le prince Julián.

L’Opel redémarra et disparut au coin de la rue.

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