35.

Ambra Vidal se tenait dans la cabine du bateau-taxi, emmitouflée dans la veste de Langdon. Quelques minutes plus tôt, quand le professeur lui avait demandé pourquoi elle avait accepté d’épouser un homme qu’elle connaissait à peine, sa réponse avait été sincère.

Je n’ai pas eu le choix.

Elle ne voulait pas penser à ses fiançailles avec Julián, pas après ce qui était arrivé ce soir.

Elle avait été prise au piège. Et c’était toujours le cas.

En regardant son reflet dans la vitre sale, un profond sentiment de solitude s’empara d’elle. Ambra Vidal n’était pas du genre à s’apitoyer sur son sort, mais cette nuit elle avait du vague à l’âme.

Je vais épouser un homme impliqué dans un meurtre, songea-t-elle.

D’un simple appel une heure plus tôt, le prince avait scellé le destin d’Edmond. Les portes allaient ouvrir, c’était le rush… quand une jeune hôtesse avait accouru en brandissant un bout de papier.

¡ Señora Vidal ! ¡ Mensaje para usted !

Hors d’haleine, la fille avait expliqué qu’il y avait eu un appel important à l’accueil.

— L’écran disait que ça venait de Madrid, du Palais royal. Alors, j’ai pris le message. C’était un des assistants du prince Julián !

— Ils ont appelé à l’accueil ? s’était étonnée Ambra.

— Ils ont essayé de vous joindre sur votre portable mais ça ne répondait pas.

Ambra avait vérifié son téléphone. Aucun appel manqué. Puis elle s’était souvenue que les techniciens avaient fait des tests de brouillage un peu plus tôt. L’assistant de Julián avait peut-être téléphoné à ce moment-là ?

— Apparemment, le prince a reçu l’appel d’un ami de Bilbao qui aimerait assister à la soirée. (La fille lui avait tendu le morceau de papier.) Il vous demande d’ajouter son nom à la liste des invités.

Ambra avait parcouru le message :

ex-Amiral Luis Ávila
Armada Española

Un officier de la marine à la retraite ?

— Ils ont laissé un numéro. Vous pouvez rappeler si vous voulez, mais le prince Julián va bientôt entrer en réunion et il ne sera sans doute pas joignable. Il vous remercie d’avance et espère que cette requête ne vous mettra pas dans l’embarras.

La mettre dans l’embarras ? s’était-elle dit. Il avait fait bien pire !

— Je vais m’en occuper. Merci.

La jeune hôtesse avait tourné les talons, ravie, comme si elle venait de délivrer une lettre de Dieu en personne.

Comment osait-il lui demander ça ? s’était agacée Ambra. Surtout après avoir tenté de lui faire annuler cette soirée ! Encore une fois, Julián ne lui laissait pas le choix.

En ignorant cette requête, elle prenait le risque d’une confrontation déplaisante à l’entrée avec un militaire. La soirée était orchestrée avec précision. Tous les médias présents.

Une altercation avec un ami influent du prince aurait été malvenue.

Et exiger du service de sécurité qu’il se renseigne sur cet amiral se serait révélé à la fois superflu et insultant. Après tout, cet homme était un officier de la marine espagnole et avait assez de pouvoir pour solliciter une faveur personnelle au futur roi.

Le planning étant extrêmement serré… Ambra avait pris la seule décision qui s’imposait. Elle avait ajouté le nom de l’amiral Ávila sur la liste des invités ainsi que dans le programme des audio-guides pour qu’on lui prépare un appareil.

Puis elle était retournée à son travail.

Et maintenant Edmond est mort, se désola Ambra en reprenant pied avec la réalité. Alors qu’elle s’efforçait de chasser de son esprit ce souvenir douloureux, une pensée lui vint brusquement :

Je n’ai pas parlé en direct à Julián… le message a été relayé par une tierce personne.

Peut-être que Robert a raison ? songea-t-elle avec espoir. Julián est peut-être innocent ?

Elle se précipita hors de la cabine. Langdon se tenait à l’avant, appuyé au bastingage. Ambra le rejoignit. Le bateau avait quitté le fleuve et s’était engagé dans un petit affluent aux berges boueuses. Le cours d’eau, étroit, encaissé, rendait Ambra nerveuse, mais le pilote semblait tranquille, et avançait à toute allure à la lumière de ses phares.

Ambra rapporta à Langdon l’appel des services de Julián.

— Tout ce que je sais, c’est que cela provenait du Palais royal. Cependant, ce pouvait être n’importe qui. Pas forcément un assistant de Julián.

— C’est peut-être pour cela que la personne a appelé le standard, pour éviter de vous avoir en direct. Vous avez une idée de qui il pourrait s’agir ?

En son for intérieur, Langdon suspectait Valdespino.

— C’est plutôt tendu au Palais. Julián va monter sur le trône. Et tout autour, ça joue des coudes pour obtenir ses faveurs. Le pays est en pleine mutation, et pas mal d’anciens paniquent.

— L’important, c’est qu’ils ne se doutent pas qu’on recherche le mot de passe qui permettrait de révéler la découverte d’Edmond.

C’était pourtant si évident… D’un coup, Langdon mesura l’ampleur du danger. Ne devrait-il pas rentrer chez lui et laisser quelqu’un d’autre s’occuper de ça ?

Ce serait plus raisonnable, reconnut-il. Mais inenvisageable !

D’abord, il en allait de son devoir moral envers un ami. Ensuite, l’homme de culture qu’il était se révoltait à l’idée qu’une découverte scientifique puisse être ainsi censurée. Et puis il y avait de la curiosité.

Et surtout, il y avait Ambra.

Il avait vu tant de détermination dans ses yeux lorsqu’elle lui avait demandé de l’aide. Ce qui révélait un esprit libre, volontaire. Mais il avait perçu aussi du désarroi et du regret. Un chagrin profond.

Il ne pouvait pas l’abandonner.

La jeune femme releva les yeux vers lui, comme si elle entendait ses pensées.

— Vous avez froid, constata-t-elle. Je vais vous rendre votre veste.

— Tout va bien.

— Vous n’allez pas sauter dans un avion dès qu’on sera à l’aéroport ?

Langdon sourit.

— J’avoue que cette idée m’a effleuré l’esprit.

— Ne partez pas, je vous en supplie, dit-elle en posant sa main sur la sienne. Je ne sais pas à quoi ni à qui nous avons affaire ce soir. Vous étiez un proche d’Edmond, et il m’a souvent parlé de vous. Il tenait à votre amitié, vos conseils lui étaient si précieux. J’ai peur, Robert. Je ne me sens pas de taille à affronter ça toute seule.

Cette soudaine candeur était touchante.

— Non. On va se battre. On le doit à Edmond. Et aussi à toute la communauté scientifique. On va découvrir ce mot de passe !

— Merci, répondit Ambra avec un sourire timide.

Langdon jeta un coup d’œil derrière lui.

— J’imagine que vos deux anges gardiens savent maintenant qu’on a quitté le musée.

— C’est certain. Cela dit, Winston a été impressionnant.

— Mieux que ça !

Edmond avait fait faire aux intelligences artificielles un pas de géant. Langdon ne connaissait pas le détail de ses « révolutions technologiques », mais le futurologue avait à l’évidence ouvert les portes d’un nouveau monde, celui de l’interaction homme-machine.

Ce soir, Winston s’était montré fidèle à son créateur et un allié précieux pour Langdon et Ambra. Sans lui, jamais ils n’auraient pu sortir du musée.

— Espérons qu’il aura prévenu les pilotes de notre arrivée.

— J’en suis certaine. Mais je vais l’appeler quand même pour m’en assurer.

— Vous pouvez appeler Winston ? Pourtant, quand nous avons perdu le contact en sortant, j’ai cru que…

Ambra secoua la tête en riant.

— Robert, Winston ne se trouve pas physiquement au musée. Il se cache dans un centre informatique secret. Et on accède à lui par une connexion sécurisée. Vous croyez qu’Edmond aurait construit un programme comme Winston sans pouvoir communiquer avec lui à sa guise — chez lui, dehors, en voyage ? Ils pouvaient se connecter d’un simple appel téléphonique. J’ai vu Edmond discuter avec lui pendant des heures. Winston était son secrétaire particulier. Il lui réservait une table au restaurant, organisait ses déplacements. En fait, il s’occupait de tout. Moi-même, en préparant cette soirée avec Edmond, j’ai souvent eu Winston en ligne.

Ambra plongea la main dans la poche de la veste de Langdon et en sortit le téléphone turquoise. Elle l’alluma — Langdon l’ayant éteint pour économiser la batterie.

— Vous devriez allumer le vôtre aussi. Comme ça, Winston pourra nous contacter tous les deux.

— Vous ne craignez pas qu’on puisse nous localiser ?

— Les autorités n’ont pas eu le temps de demander un mandat au juge. Je pense qu’on ne risque rien. D’autant que Winston peut nous tenir informés de l’avancée des recherches et de la situation à l’aéroport.

Guère rassuré, Langdon alluma son portable et regarda l’écran sortir de sa torpeur. D’un coup, il se sentit vulnérable, comme si un satellite venait de le repérer.

Tu regardes trop de films d’espionnage !

Aussitôt, son téléphone sonna et vibra à tout va. Plus de deux cents SMS depuis le début de la soirée !

Des messages d’amis et de collègues. Au début, il s’agissait de félicitations — super conférence ! Tu étais donc là-bas ? — puis soudain, les messages étaient devenus inquiets. Il y en avait même de son éditeur, Jonas Faukman : « NOM DE DIEU, DITES-MOI QUE VOUS ÊTES VIVANT !! » Jamais Jonas ne lui avait écrit en majuscules, et en doublant la ponctuation qui plus est !

Jusqu’à présent, Langdon s’était cru invisible, au secret de ce cours d’eau, dans l’obscurité.

Toute la planète est au courant ! L’annonce de la découverte d’Edmond, son assassinat… Et mon nom, mon visage !

— Winston a essayé de nous joindre, annonça Ambra en regardant l’écran du téléphone de Kirsch. Il a envoyé cinquante-trois messages cette dernière demi-heure, tous du même numéro, à exactement trente secondes d’intervalle chacun. (Elle ne put réprimer un petit rire.) Cela s’appelle de la constance. Encore une autre qualité de Winston.

Et, justement, le téléphone se mit à sonner.

— Qui cela peut-il bien être ? ironisa Langdon.

— Répondez, suggéra-t-elle en lui tendant l’appareil.

Il prit l’appel et alluma le haut-parleur.

— Allô ?

— Professeur Langdon, lança Winston gaiement avec sa voix à l’accent anglais. Je suis heureux de vous avoir. J’ai essayé plusieurs fois de vous contacter.

— On a vu ça.

Entendre Winston parler si calmement après cinquante-trois appels restés sans réponse était saisissant.

— Il y a du nouveau. Il est possible que les autorités à l’aéroport aient été alertées. Je vous propose donc de suivre mes instructions.

— On s’en remet à vous, Winston.

— Première chose, professeur. Si ce n’est déjà fait, débarrassez-vous de votre téléphone.

— Mais je croyais que les autorités devaient avoir un mandat pour…

— Dans les séries américaines, peut-être. Mais ici on a affaire à la Guardia Real. Ils ne manquent pas de ressources.

Langdon regarda son smartphone.

Toute ma vie est là…

— Et le téléphone d’Edmond ? s’enquit Ambra, inquiète.

— Intraçable, répliqua Winston. Edmond s’est toujours méfié des hackers et de l’espionnage industriel. Il a écrit un programme pour faire varier constamment les numéros IMEI et IMSI.

Évidemment ! Pour un génie capable de créer Winston, rendre furtif un téléphone n’était qu’un jeu d’enfant.

Langdon observa d’un air sombre son téléphone qui lui parut d’un coup antédiluvien. Puis Ambra le lui prit doucement des mains et le lâcha par-dessus le bastingage. Langdon vit son smartphone s’enfoncer dans les eaux noires. Le cœur serré, il contempla longtemps l’endroit où son téléphone avait sombré.

— Robert, murmura la jeune femme, souvenez-vous de la Reine des Neiges…

Langdon la regarda, interdit.

Ambra lui sourit gentiment et se mit à chantonner :

— « Libérée… délivrée… »

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