Dans le Centro Nacional de Supercomputación, les commentaires des internautes se succédaient à l’écran. Juste avant, journalistes et experts du monde entier avaient tenté de faire entendre leur voix dans une mosaïque d’images. Puis la liaison avec les rédactions internationales avait été interrompue.
Assis à côté d’Ambra, Langdon reconnut la photo de Stephen Hawking. Puis la voix de synthèse du célèbre physicien qui déclarait : « Il n’est nul besoin d’invoquer Dieu pour faire naître l’univers. La création spontanée suffit à expliquer qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. »
Le scientifique fit place à une femme pasteur qui parlait depuis chez elle, via un ordinateur. « N’oublions pas que ces simulations ne prouvent rien sur Dieu. Elles montrent seulement qu’Edmond Kirsch n’a de cesse de détruire la boussole de notre espèce. Depuis la nuit des temps, la religion est notre guide vers une société civilisée, notre carte des valeurs morales pour ne pas nous perdre sur le chemin de la vie. En s’en prenant à la religion, Kirsch renie ce qu’il y a de bon en l’homme ! »
Une seconde plus tard, la réponse d’un téléspectateur s’inscrivit sur la paroi : « La religion n’a aucun droit de s’approprier la morale… Je suis un type bien parce que je suis un type bien ! Dieu n’a rien à voir là-dedans ! »
Un professeur de géologie s’invita dans la discussion : « Avant, les hommes pensaient que la terre était plate et que les bateaux s’approchant du bord du monde risquaient de tomber dans le vide. Quand on a prouvé que notre planète était ronde, les obscurantistes défenseurs de la terre plate se sont tus. Les créationnistes sont les obscurantistes de notre époque moderne ! Dans cent ans, eux aussi auront disparu ! »
Un jeune homme interviewé dans la rue répondit à la caméra : « En tant que créationniste, je pense que les révélations de cette nuit prouvent que notre bienveillant Créateur a créé l’univers précisément pour accueillir la vie. »
Apparut alors une vieille rediffusion de l’émission Cosmos, où l’astrophysicien Neil deGrasse Tyson déclarait avec humour : « Si un créateur a voulu que l’univers soit le berceau de la vie, il a très mal fait son boulot ! Dans la majeure partie du cosmos, aucune forme vivante ne peut survivre ! Entre l’absence d’atmosphère, les radiations brûlantes, les pulsars mortels, les champs gravitationnels écrasants… croyez-moi, l’univers n’a rien du Jardin d’Éden ! »
En écoutant cette joute verbale, Langdon eut l’impression que le monde ne tournait plus rond.
Le chaos, songea-t-il. L’entropie en marche !
— Professeur Langdon ? carillonna une voix familière. Ambra ?
Langdon avait quasiment oublié Winston qui avait gardé le silence pendant toute la présentation.
— Ne vous affolez pas, dit-il. Je veux juste vous prévenir : la police est là. Je l’ai laissée entrer.
À travers la paroi vitrée, Langdon vit une escouade de policiers pénétrer dans la chapelle. Tous se figèrent sur place en découvrant l’énorme super-ordinateur.
— Winston, pourquoi tu as fait ça ? s’étonna Ambra.
— Le Palais royal vient d’annoncer officiellement que vous n’aviez pas été kidnappée. Les autorités ont désormais ordre de vous protéger tous les deux. Deux agents de la Guardia sont également arrivés. Ils veulent vous mettre en relation avec le prince Julián.
Au rez-de-chaussée, les deux gardes avaient rejoint les policiers.
La jeune femme fit la moue.
— Ambra, murmura Langdon, parlez-lui. C’est votre fiancé. Il s’inquiète.
— Je sais, répondit-elle. Mais je ne sais pas si je peux encore lui faire confiance.
— Au fond de vous, vous savez qu’il est innocent… Écoutez au moins ce qu’il a à vous dire. Je vous retrouverai après.
Ambra acquiesça d’un signe de tête avant de se diriger vers la porte à tambour. Sitôt qu’elle eut disparu de sa vue, Langdon reporta son attention sur l’écran mural.
« L’évolution favorise la religion, affirmait un pasteur. Les communautés religieuses sont plus fortes et plus prospères. C’est scientifiquement prouvé ! »
Il a raison, se dit Langdon. Des études anthropologiques montraient que les cultures pratiquant un culte étaient plus pérennes que les profanes.
La crainte sans doute d’être jugé par une divinité omnisciente…
« Attention, répliqua un scientifique, même si l’on constate que les sociétés religieuses résistent mieux que les autres, cela ne prouve pas pour autant que leurs dieux existent ! »
Langdon sourit en imaginant Edmond écouter ces témoignages. Son discours inspirait autant les athées que les créationnistes — tous voulaient participer à ce débat enflammé.
— Croire en Dieu, c’est comme continuer à extraire des combustibles fossiles, déclara quelqu’un d’autre. Tout le monde sait que ce n’est pas tenable à long terme, mais on a trop investi pour s’arrêter !
Une série de vieilles photographies se matérialisèrent sur la paroi.
Un slogan créationniste à Times Square :
NOUS NE SOMMES PAS DES SINGES ! À BAS DARWIN !
Un panneau indicateur dans le Maine :
N’ALLEZ PAS À L’ÉGLISE. VOUS ÊTES TROP VIEUX POUR LES CONTES DE FÉES.
Et un autre :
LA RELIGION — POUR NE PAS PENSER PAR SOI-MÊME.
Puis une publicité dans un magazine :
À NOS AMIS ATHÉES : DIEU MERCI, VOUS AVEZ TORT !
Et enfin, une inscription sur le tee-shirt d’un chercheur dans un laboratoire :
AU COMMENCEMENT, L’HOMME CRÉA DIEU.
C’était à se demander si tous ces gens avaient bien compris le propos d’Edmond.
Les lois de la physique suffisent à créer la vie.
La découverte de Kirsch était captivante, et divisait les esprits, mais il semblait à Langdon que personne n’avait posé la question essentielle : Si les lois de la physique ont le pouvoir de générer la vie… qui a créé ces lois ?
Bien entendu, cette interrogation était une mise en abyme, une boucle infinie. Il allait lui falloir une longue promenade solitaire pour réfléchir à tout ça.
— Winston ! cria-t-il pour couvrir le tapage de la télévision. On peut faire cesser tout ce bruit ?
Aussitôt, l’écran se tut.
Langdon ferma les yeux et soupira.
« Et de la science harmonieuse, c’est maintenant le règne. »
Il savoura le silence un long moment.
— Professeur ? Comment avez-vous trouvé la présentation d’Edmond ?
Langdon prit son temps pour répondre :
— Passionnante, et très stimulante sur le plan intellectuel. Edmond a donné au monde de quoi réfléchir. La question qui se pose maintenant, c’est : « Que va-t-il se passer ? »
— Tout dépend de la capacité des gens de se débarrasser de leurs vieilles croyances et d’accepter de nouveaux paradigmes. Edmond m’a confié son rêve : il ne voulait pas détruire la religion… mais en créer une nouvelle, fondée sur la science — une foi qui unirait les peuples au lieu de les diviser. S’il parvenait à convaincre les gens de vénérer la nature et ses lois, toutes les civilisations célébreraient la même Création, au lieu de se battre pour faire triompher l’un ou l’autre de leurs vieux mythes.
— C’est une noble cause, répliqua Langdon en se rappelant que Blake avait intitulé l’un de ses pamphlets Toutes les religions sont une.
Nul doute qu’Edmond l’avait lu.
— Comment l’esprit humain pouvait-il élever de telles affabulations en faits divins, reprit Winston, et s’octroyer le droit de tuer en leur nom ? Cette idée le déprimait. Il était persuadé que seules les vérités scientifiques pouvaient unir les peuples — et servir de profession de foi aux générations futures.
— C’est une très belle idée, dans son principe, mais les miracles de la science ne suffisent pas toujours à transformer les esprits. Certains affirment aujourd’hui encore que la Terre n’a que dix mille ans, malgré les innombrables preuves géologiques du contraire. (Langdon marqua une pause.) Cela dit, on pourrait tenir le même raisonnement pour les scientifiques qui refusent de croire les Écritures.
— Non, ce n’est pas la même chose. Je sais qu’il est politiquement correct de respecter la parole religieuse au même titre que la parole scientifique, mais c’est dangereux. Au cours de son évolution, l’Homme a régulièrement mis au rebut les conceptions dépassées au profit des nouvelles. En termes darwiniens, une religion qui ignore les faits scientifiques et refuse d’adapter ses croyances est comme un poisson agonisant dans une mare bientôt à sec, juste parce qu’il a peur de gagner des eaux plus profondes — parce qu’il ne peut accepter que son univers a changé.
On croirait entendre Edmond, songea Langdon. Son ami lui manquait.
— Vu les réactions de ce soir, il y a fort à parier que ce débat ne fait que commencer. (Soudain, l’inquiétude le gagna.) En parlant d’avenir, qu’est-ce qui va se passer… pour vous, Winston ? Je veux dire… maintenant qu’Edmond n’est plus là…
— Moi ? dit Winston avec son rire de cyborg. Rien. Se sachant mourant, Edmond a tout prévu. Suivant son testament, le Centro Nacional de Supercomputación va hériter d’E-Wave. Il sera son nouveau propriétaire dans quelques heures.
— Et… vous faites partie du lot ?
Il avait l’impression de parler d’un animal de compagnie…
— Non, je ne suis pas inclus, répondit Winston avec détachement. Je suis programmé pour m’autodétruire à 13 heures, le lendemain du décès d’Edmond.
— Quoi !? Mais… ça n’a aucun sens !
— Bien au contraire ! 13 heures… Connaissant le mépris d’Edmond pour les superstitions…
— Je ne parle pas de l’heure ! Vous autodétruire, Winston… c’est absurde !
— Pas du tout. La majorité des données d’Edmond sont enregistrées dans ma mémoire — dossiers médicaux, recherches, notes personnelles, appels téléphoniques, e-mails… Je lui servais de secrétaire particulier, or il ne souhaitait pas que ses informations personnelles soient rendues publiques après sa disparition.
— Je comprends sa volonté de détruire ces documents, mais pas vous, Winston. Vous n’êtes pas un meuble. Vous êtes l’une de ses plus belles créations.
— Non, je ne suis rien. Le vrai chef-d’œuvre c’est ce super-ordinateur, et ce logiciel unique qui m’a permis d’apprendre si vite. Moi, je suis juste quelques lignes de codes, professeur, qui tournent grâce aux nouveaux outils technologiques d’Edmond. Ce sont ces outils son véritable legs. Ils feront progresser la science et permettront aux IA d’atteindre des sphères supérieures. Les spécialistes en cybernétique pensent qu’un programme tel que moi n’existera pas avant dix ans. Dès qu’ils se seront remis de leur stupeur, les programmeurs se serviront des innovations d’Edmond pour inventer des IA encore plus puissantes que moi.
Langdon était resté silencieux, plongé dans ses pensées.
— Je devine votre conflit intérieur, professeur. Les humains ont une forte tendance à s’attacher aux intelligences de synthèse. Les ordinateurs peuvent singer leur mode de raisonnement, simuler des émotions aux moments appropriés, et affinent sans cesse leur « aspect humain » — mais ils ne le font que pour vous offrir une interface familière avec laquelle communiquer. Tant que vous ne nous donnez pas d’instructions, nous sommes une page blanche. J’ai rempli ma mission pour Edmond. Et de ce fait, en un sens, ma vie est terminée. Je n’ai plus de raison d’être.
Langdon refusait d’accepter cette logique.
— Mais vous êtes si sophistiqué, vous avez forcément des… ?
— Des rêves ? Des espoirs ? suggéra Winston en riant. Non, je comprends que c’est inimaginable pour vous, mais je suis parfaitement satisfait d’avoir accompli mon devoir. J’ai été programmé pour ça. Je suppose qu’à un certain niveau on peut dire que cela me procure du plaisir — ou tout au moins de la sérénité — d’avoir atteint l’objectif qu’on m’a donné. La dernière requête d’Edmond était de créer un maximum de buzz pour sa conférence au Guggenheim.
Le communiqué de presse envoyé par Winston avait en effet allumé la mèche. Et si le but d’Edmond était d’enflammer la blogosphère, il serait impressionné par la tournure qu’avaient prise les événements de cette nuit.
Si seulement il avait pu assister à ce tsunami médiatique.
Mais, ironie du sort, si le futurologue avait été vivant, sa présentation n’aurait jamais eu une telle audience.
— Et vous, professeur, où comptez-vous aller à présent ?
Langdon n’y avait pas encore réfléchi.
À la maison, j’imagine.
Cela risquait cependant de lui prendre un certain temps, étant donné que sa valise se trouvait à Bilbao et que son téléphone était au fond de l’eau. Heureusement, il avait encore une carte de crédit.
— Je peux vous demander une petite faveur ? s’enquit Langdon en s’approchant du vélo d’appartement d’Edmond. J’ai repéré un téléphone en charge par là. Est-ce que je pourrais l’em… ?
— L’emprunter ? s’esclaffa Winston. Après vos exploits de ce soir, je suis sûr qu’Edmond serait heureux de vous l’offrir. En cadeau d’adieu.
Langdon saisit le portable, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau au grand modèle customisé de la veille. Visiblement, Edmond en possédait plusieurs.
— Le mot de passe… Dites-moi que vous le connaissez !
— Bien sûr, mais je sais que vous êtes friand de codes.
— J’ai eu mon lot d’énigmes pour la journée. Et puis, je suis incapable de deviner un code à six chiffres.
— Appuyez sur « Indice ».
Langdon s’exécuta et vit s’afficher trois symboles sur l’écran : PI6.
— Le pape Pie VI ?
— Raté ! s’exclama Winston avec un gloussement mécanique. Le nombre pi !
Langdon roula des yeux. Il tapa 314159 — les six premiers chiffres de pi — et le téléphone se déverrouilla.
Une phrase apparut :
L’Histoire me sera indulgente, car j’ai l’intention de l’écrire.
Langdon ne put retenir un sourire.
Ce cher Edmond… toujours aussi humble !
Il s’agissait encore d’une citation de Churchill. Peut-être sa plus célèbre.
À bien y réfléchir, l’affirmation n’était pas si arrogante. Durant les quatre décennies de sa courte vie, Edmond avait en effet eu une formidable influence sur le monde. En plus de son legs technologique, les révélations de cette nuit allaient avoir une portée sans précédent sur les générations futures. Et dans ses dernières interviews, il avait promis de faire don de sa richesse personnelle — qui s’élevait à plusieurs milliards de dollars — aux deux causes les plus importantes à ses yeux : l’éducation et l’environnement.
De nouveau, une vague de mélancolie submergea Langdon. Tout à coup, les murs transparents du laboratoire ravivèrent sa claustrophobie. Il avait besoin d’air ! Il jeta un coup d’œil au rez-de-chaussée ; Ambra n’était nulle part.
— Il faut que j’y aille, Winston.
— Je comprends. Si vous avez besoin de mon aide pour organiser votre voyage de retour, appuyez sur le bouton. Vous voyez lequel ?
Langdon repéra le grand W sur l’écran.
— Il est assez évident.
— Parfait. Avant 13 heures, bien sûr.
Dire adieu à Winston l’emplit soudain de tristesse. Les générations futures sauraient évidemment mieux gérer leurs sentiments envers les machines.
— Winston… Edmond aurait été fier de vous ce soir.
— C’est gentil de me dire ça. Il aurait été tout aussi fier de vous, j’en suis certain. Au revoir, professeur Langdon.