Même s’il avait mal partout, Robert Langdon fut pris d’une curieuse euphorie quand l’hélicoptère décolla du toit de la Sagrada Família.
Il était vivant !
L’adrénaline inondait son organisme. S’efforçant de calmer sa respiration, Langdon contempla le panorama qui se déployait sous ses yeux à mesure que l’appareil gagnait de l’altitude. Les flèches de la basilique s’éloignèrent peu à peu, pour bientôt laisser place aux rues quadrillées de la ville. Il examina les îlots d’habitation qui, au lieu des carrés et rectangles habituels, étaient plutôt de forme octogonale.
L’Eixample, songea Langdon. L’extension.
L’urbaniste visionnaire Ildefons Cerdà avait élargi les intersections de ce quartier en biseautant les coins des blocs carrés. Ce qui avait permis de créer des placettes, d’aérer la ville et d’agrandir les terrasses des cafés.
— ¿ Adónde vamos ? cria le pilote par-dessus son épaule.
Langdon pointa du doigt l’une des plus grandes avenues de la ville, bien connue des Barcelonais.
— Avinguda Diagonal, répondit Langdon. Al oeste. Vers l’ouest.
Impossible à manquer sur un plan, l’Avinguda Diagonal fendait la cité dans toute sa largeur, depuis le gratte-ciel ultramoderne en front de mer, le Diagonal Zero Zero, jusqu’aux roseraies anciennes du parc de Cervantès.
Le pilote bifurqua vers l’ouest et suivit l’avenue en direction des montagnes.
— Vous avez une adresse ? s’enquit-il. Des coordonnées GPS ?
Langdon secoua la tête.
— Le stade.
— ¿ El estadio de fútbol ? s’étonna le pilote. Le FC Barcelone ?
Langdon acquiesça. L’homme connaissait forcément le siège du prestigieux club de football, un peu au sud de l’Avinguda Diagonal.
— Robert ? demanda doucement Ambra. Vous êtes sûr que ça va ? (Elle l’observait comme si son coup à la tête avait obscurci son jugement.) Vous disiez savoir où se trouve Winston.
— En effet.
— Un stade de foot ? Vous pensez que c’est là qu’Edmond a construit son super-ordinateur ?
— Non, c’est juste un repère. Je cherche un bâtiment à côté du stade — le Gran Hotel Princesa Sofía.
Ambra semblait de plus en plus déconcertée.
— Robert, je ne vous suis pas. Edmond ne peut pas avoir installé Winston dans un hôtel de luxe. On ferait mieux de vous emmener à l’hôpital.
— Je me sens très bien, Ambra.
— Alors, où allons-nous ?
Langdon se caressa le menton.
— Où allons-nous ? C’est justement l’une des questions clés de ce soir !
Ambra hésita entre l’amusement et l’exaspération.
— Je vais tout vous expliquer. Il y a deux ans, j’ai déjeuné avec Edmond dans un salon privé au dix-huitième étage de l’hôtel Princesa Sofía.
— Et Edmond avait emporté son super-ordinateur avec lui ? plaisanta-t-elle.
— Presque… Il est arrivé à pied et m’a expliqué qu’il déjeunait là très souvent parce que c’était pratique — seulement à deux pâtés de maisons de son labo. Et c’est ce jour-là qu’il m’a dit qu’il travaillait sur un projet d’intelligence artificielle de nouvelle génération.
Ambra ouvrit de grands yeux.
— Winston !
— C’est exactement ce que je pense.
— Et ensuite, il vous a emmené dans son labo ?
— Non.
— Mais il vous a indiqué où il se trouvait ?
— Malheureusement, non. C’était son petit secret.
De nouveau, Ambra parut inquiète.
— Aucune importance, reprit Langdon. Winston nous a lui-même dit où il habitait !
— Je ne vois pas quand.
— Si, si, je vous assure. En fait, il en a informé le monde entier !
Avant qu’Ambra puisse lui demander des explications, le pilote annonça :
— ¡ FC Barcelona !
Ça, c’est du rapide, songea Langdon en repérant aussitôt la tour du Princesa Sofía.
Il indiqua au pilote la direction à prendre. Quelques secondes plus tard, l’hélicoptère survolait le luxueux hôtel où Edmond et Langdon avaient déjeuné deux ans plus tôt.
Juste deux pâtés de maisons…
Langdon scrutait le quartier. Ici, les rues ne formaient pas un quadrillage régulier. C’était forcément dans le coin ! Allait-il repérer le dessin singulier que sa mémoire avait enregistré ?
Puis il regarda plus au nord, de l’autre côté de la Plaça de Pius XII…
— Là ! lança-t-il au pilote. La zone boisée !
L’hélicoptère piqua en direction d’une immense propriété entourée d’une enceinte.
— Robert ! s’exclama Ambra. C’est le Palais royal de Pedralbes ! Edmond n’aurait jamais installé Winston dans…
— Pas le Palais ! Regardez…
Langdon désignait le quartier situé au-delà.
Ambra se pencha pour observer ce qui suscitait tant d’intérêt chez son partenaire. Quatre rues bien éclairées dessinaient une sorte de quadrilatère, posé sur une pointe.
— Vous ne reconnaissez pas cette ligne brisée en bas à droite ? demanda Langdon en désignant la rue illuminée qui contrastait avec le parc du Palais tout proche.
— Ça me dit vaguement quelque chose…
— Regardez l’ensemble, insista Langdon. Ce losange, comme un diamant avec une facette cassée. (Il laissa à Ambra le temps d’assimiler l’information.) Et les deux squares là-bas, ajouta-t-il en pointant un rond sombre au milieu, et une autre zone, en demi-cercle, sur la droite.
— Oui, j’ai déjà vu ça, murmura-t-elle. Mais où ?
— Dans un musée ? Au Guggenheim, peut-être ?…
— Winston ! s’écria-t-elle, incrédule. Son autoportrait !
Langdon éclata de rire.
— Bingo !
Depuis qu’il l’avait vue, au début de la soirée, cette « peinture » bizarre n’avait cessé de l’intriguer. Un hommage à Miró curieusement maladroit…
« Edmond m’a demandé de faire mon autoportrait », avait dit Winston.
Langdon pressentait que l’œil au centre de l’œuvre — un motif récurrent chez Miró — représentait Winston lui-même, l’endroit d’où il pouvait observer le monde.
Ambra se retourna vers lui, à la fois surprise et ravie.
— C’est un plan !
— Absolument. Comme Winston n’a pas de corps, ni d’image mentale de lui-même, faire son autoportrait revient à indiquer sa position géographique.
— Et comme il n’y a qu’un œil… un œil à la Miró… c’est là qu’est Winston !
— C’est ce que je crois.
Langdon demanda au pilote de les déposer dans l’un des squares. L’hélicoptère débuta aussitôt sa descente.
— Je sais pourquoi Winston a choisi d’imiter le style de Miró ! déclara Ambra.
— Vraiment ?
— Nous venons de survoler le Palais de Pedralbes, n’est-ce pas ?
— Et ?
— Ce nom ne vous dit rien… ?
— Pedralbes ? répéta Langdon. N’est-ce pas le nom de la…
— Oui ! La Rue de Pedralbes, l’un des plus célèbres dessins de Miró ! Winston a sans doute fait des recherches sur le quartier et trouvé la référence amusante.
Langdon devait le reconnaître, l’inventivité de Winston était prodigieuse. Il avait hâte de se reconnecter à cette intelligence artificielle. Au loin, il repéra la silhouette d’un grand bâtiment, à l’endroit exact où Winston s’était représenté dans son tableau.
— Je ne vois pas de lumières, fit remarquer Ambra. Vous croyez qu’il y a quelqu’un ?
— Edmond avait sûrement des employés à demeure. Surtout cette nuit. Quand on leur annoncera qu’on a le mot de passe, je suis sûr qu’ils nous aideront à lancer la présentation.
Quinze secondes plus tard, l’hélicoptère se posa dans le parc semi-circulaire à l’est. Langdon et Ambra sautèrent de l’appareil, qui redécolla aussitôt pour reprendre la direction du stade, dans l’attente de nouvelles instructions.
Ils se dirigèrent vers le centre de l’îlot et aperçurent bientôt, entre les arbres, les contours du bâtiment.
— Tout est éteint, chuchota Ambra.
— Mais sécurisé, ajouta Langdon en désignant la haute clôture qui encerclait la propriété.
— Par ici, suggéra Ambra en longeant la grille. Je crois que l’entrée est là-bas.
Ils trouvèrent un portillon de sécurité, flanqué d’un boîtier électronique. Avant que Langdon ait le temps de réfléchir à la marche à suivre, Ambra appuya sur le bouton d’appel.
Après deux sonneries, il y eut un clic.
Puis plus rien.
— Allô ? dit Ambra. Il y a quelqu’un ?
Aucune voix ne répondit. Seulement le grésillement d’une ligne ouverte.
— Je ne sais pas si vous m’entendez… Ici, Ambra Vidal et Robert Langdon. Nous sommes des amis d’Edmond Kirsch. Nous étions avec lui ce soir, quand il a été assassiné. Nous détenons des informations susceptibles d’aider Edmond, Winston, et… vous tous.
Il y eut une série de cliquetis.
Langdon poussa le portillon, qui pivota sans effort.
— Je vous avais bien dit qu’il y avait quelqu’un, commenta-t-il, soulagé.
Tous deux franchirent le portail et se faufilèrent entre les arbres jusqu’à l’édifice qui se dressait dans l’ombre. Peu à peu, la silhouette du pignon se découpa dans le ciel nocturne. Une forme inattendue se matérialisa soudain sous leurs yeux — un symbole perché sur le toit.
Langdon n’en revenait pas. Le centre de recherche d’Edmond était surmonté d’une croix ?
Contre toute attente, ils découvrirent une chapelle dotée d’une grande rosace, de deux clochetons de pierre et d’une porte ornée de bas-reliefs représentant des saints catholiques et la Vierge Marie.
— Robert ! On vient d’entrer par effraction dans une église ! Ce n’est pas ici !
Langdon remarqua un panneau et s’esclaffa.
— Bien au contraire, nous sommes au bon endroit.
Langdon avait déjà entendu parler de ce lieu, quelques années auparavant, mais il n’avait jamais fait le rapprochement. « Une église catholique transformée en labo high-tech. » Le sanctuaire idéal pour un athée irrévérencieux. Encore du Edmond tout craché ! Son mot de passe prenait ici tout son sens.
Les religions obscures ne sont plus, et de la science harmonieuse c’est maintenant le règne.
Langdon indiqua le panneau à Ambra.
— Un centre informatique à l’intérieur d’une église ?
— On dirait bien, répondit Langdon avec un sourire. Avec Barcelone, la réalité dépasse souvent la fiction.