Assis à côté d’Ambra sur le canapé, Langdon, voyant le teint cireux d’Edmond, éprouva une pointe de tristesse à l’idée que son ami avait souffert en silence d’une maladie incurable. Ce soir, pourtant, les yeux du futurologue brillaient d’excitation.
— Dans un instant, je vais vous parler de cette petite fiole, déclara-t-il en levant le tube. Mais d’abord, allons faire un petit plongeon… dans la soupe primordiale.
Son visage laissa la place à un océan bouillonnant illuminé d’éclairs et parsemé d’îles volcaniques qui crachaient des cendres sous un ciel d’orage.
— Est-ce là que tout a commencé ? Une réaction spontanée dans une mer remplie de substances chimiques ? Un microbe venu de l’espace grâce à une météorite ? Ou… la main de Dieu ? Hélas, on ne peut pas remonter le temps pour assister à cet événement. Tout ce que l’on sait, c’est ce qui s’est passé après, quand la vie est apparue. L’évolution. Et nous avons l’habitude de la représenter ainsi…
La frise chronologique familière de l’évolution humaine apparut à l’écran — un singe primitif voûté derrière une série d’hominidés qui se redressaient progressivement, jusqu’au dernier, bien droit, dont le corps n’avait plus le moindre poil.
— Oui, les humains ont évolué. C’est un fait scientifique irréfutable, et grâce aux études fossiles, nous avons pu en établir une chronologie claire. Mais que se passerait-il si nous pouvions observer l’évolution à l’envers ?
Soudain, les cheveux d’Edmond se mirent à pousser et son visage prit les traits d’un humain primitif. Sa structure osseuse se métamorphosa en celle d’un grand singe, puis le processus passa en vitesse rapide, montrant des espèces de plus en plus anciennes — lémuriens, paresseux, marsupiaux, ornithorynques, dipneustes —, avant de plonger sous les eaux pour muter en anguilles, poissons, créatures gélatineuses, plancton, amibes, jusqu’à ce qu’il ne reste plus du futurologue qu’une microscopique bactérie — une cellule unique dans l’immensité de l’océan.
— Les premières étincelles de vie, conclut Edmond. C’est là que notre flash-back s’arrête, faute de pellicule. Nous ne savons pas comment les premières formes de vie ont surgi dans la mixture chimique. Il nous manque la première image du film.
T=0, se dit Langdon en imaginant un flash-back similaire sur l’expansion de l’univers, le cosmos se réduisant irrémédiablement, jusqu’à n’être plus qu’un point lumineux. Les cosmologistes étaient arrivés à la même impasse.
— La « Cause Première », reprit Edmond. C’est le terme utilisé par Darwin pour décrire ce moment insaisissable de la Création. Il a prouvé que la vie avait continuellement évolué, mais n’a pu déterminer comment le processus avait débuté. Autrement dit, le titre L’Origine des espèces frise la publicité mensongère !
Langdon sourit.
— Alors comment sommes-nous apparus sur Terre ? En d’autres termes, d’où venons-nous ? demanda Edmond avec une lueur espiègle dans le regard. Dans quelques instants, vous aurez la réponse à cette question. Une réponse surprenante, j’en conviens. Mais, ce soir, vous ne serez pas au bout de vos surprises. (Il sourit à la caméra.) Parce que la réponse à « où allons-nous ? » est plus inattendue encore.
Langdon et Ambra échangèrent un regard perplexe. Même si Langdon soupçonnait le futurologue d’en faire un peu trop, cette dernière déclaration lui laissa un sentiment de malaise.
— Depuis les premiers récits sur la Création, les origines de la vie restent un grand mystère. Pendant des millénaires, les philosophes et les scientifiques ont cherché des indices de la première étincelle.
Edmond leva le tube contenant la mixture brune.
— Dans les années cinquante, deux chercheurs — les chimistes Miller et Urey — ont mené une expérience pour tenter de résoudre cette énigme.
Langdon se pencha vers Ambra.
— C’est le tube à essai qui se trouve juste là, murmura-t-il en désignant la vitrine.
— Pourquoi Edmond a-t-il ça dans son labo ?
Langdon haussa les épaules. Son appartement de la Casa Milà ne manquait pas non plus d’objets inattendus. L’éprouvette était sans doute à ses yeux une pièce de collection concernant l’histoire des sciences.
Edmond décrivit succinctement les efforts de Miller et Urey pour recréer la soupe primordiale et faire naître la vie dans le bain chimique.
L’écran affichait à présent un article du New York Times datant du 8 mars 1953 et intitulé « Revenir deux milliards d’années en arrière ».
— Évidemment, cette expérience a suscité quelques inquiétudes. Les conséquences pouvaient être dramatiques, surtout pour le monde religieux. Si la vie apparaissait au fond d’une éprouvette, on pourrait en conclure que les lois de la chimie sont suffisantes. On n’aurait plus besoin d’un être surnaturel pour générer l’étincelle de la Création. La vie ne serait qu’un simple produit dérivé des lois de la nature. Et surtout, si la vie est apparue spontanément sur Terre, alors elle a certainement surgi ailleurs dans le cosmos. Conclusion : l’homme n’est pas unique ; l’homme n’est pas le centre de l’univers de Dieu.
Edmond lâcha un soupir.
— Cela dit, comme vous le savez peut-être, l’expérience Miller-Urey a échoué. Elle a produit quelques acides aminés, mais rien qui se rapproche de près ou de loin à une forme vivante. Les chimistes ont répété maintes fois l’expérience, avec différents ingrédients, différentes températures, mais cela n’a rien changé. Il semblerait que la vie — comme les croyants le pensent depuis toujours — requière l’intervention de Dieu. Miller et Urey ont fini par abandonner leurs expérimentations. La communauté religieuse a poussé un soupir de soulagement et le monde scientifique s’est retrouvé à la case départ… (Kirsch esquissa un sourire amusé.) Du moins jusqu’en 2007… où s’est produit un événement inattendu.
Le futurologue expliqua que les tubes de Miller-Urey avaient été redécouverts dans un placard de l’université de San Diego après la mort de Miller. Ses étudiants avaient refait des analyses des échantillons à l’aide de techniques modernes — comme la chromatographie en phase liquide et la spectrométrie de masse — et obtenu des résultats étonnants. Apparemment, l’expérience originelle des deux chimistes avait produit bien plus d’acides aminés et de composants complexes que Miller n’avait pu le mesurer à son époque. Les nouvelles analyses révélèrent même la présence de bases nucléiques — les briques de l’ARN, et à terme, de l’ADN.
— Ce fut une formidable épopée scientifique, conclut Edmond, qui légitimait l’idée que la vie pouvait naître… sans intervention divine. Il semblerait que l’expérience Miller-Urey ait finalement réussi… elle avait seulement besoin d’une gestation plus longue. N’oublions pas un élément clé : l’apparition de la vie a nécessité plusieurs milliards d’années, alors que ces éprouvettes sont restées dans un placard une cinquantaine d’années seulement. Si ce temps géologique était rapporté en kilomètres, cette expérience n’en avait exploré que les premiers microns.
Kirsch marqua un silence pour que l’image pénètre bien les esprits.
— Inutile de vous préciser que cette aventure a suscité un regain d’intérêt pour la création de la vie en laboratoire.
Ça me revient, songea Langdon. Le département de biologie de Harvard avait à l’époque organisé une fête intitulée avec humour « BYOB : Bring Your Own Bacterium ».
— Évidemment, cela a provoqué une violente réaction chez les leaders religieux, ajouta Edmond.
La page d’accueil d’un site — creation.com — apparut sur l’écran mural. Il s’agissait d’une des cibles récurrentes des railleries d’Edmond. Mais pour Langdon, l’organisation, fervente adepte du créationnisme, était loin de représenter le monde religieux.
Le site indiquait qu’ils se donnaient pour mission de réaffirmer la véracité de la Bible, et en particulier le récit de la Genèse.
— Creation.com est populaire, influent, et héberge des dizaines de blogs sur les dangers de reprendre les travaux de Miller et Urey. Heureusement, ses fidèles n’ont rien à craindre. Même si cette expérience réussissait à produire la vie, cela prendrait probablement deux milliards d’années !
Edmond tenait toujours le tube à essai.
— Comme vous pouvez l’imaginer, j’aimerais faire un bond de deux milliards d’années pour réexaminer le contenu de cette éprouvette et prouver aux créationnistes qu’ils ont tout faux. Mais pour ça, il me faudrait une machine à voyager dans le temps…, ironisa Kirsch. Alors j’en ai fabriqué une.
Langdon jeta un coup d’œil à Ambra, qui n’avait pas bougé depuis le début de la présentation. Ses yeux sombres étaient rivés sur l’écran.
— Fabriquer une machine à explorer le temps… n’est pas si compliqué. Je vais vous montrer.
Une salle de bar déserte se matérialisa sur la paroi de verre. Le futurologue entra dans la pièce et se dirigea vers une table de billard. Les boules colorées étaient disposées en triangle sur le tapis vert. Edmond saisit une queue, se pencha sur la table, et donna un coup dans la boule blanche, qui fusa vers le triangle.
Au moment où elle allait entrer en collision avec les billes de couleur, Edmond cria :
— Stop !
Et la bille blanche se figea juste avant l’impact.
— Maintenant, pouvez-vous deviner quelles billes vont tomber dans les trous ? Et dans quels trous ? Non, bien sûr que non. Il existe des milliers de possibilités. Mais imaginez que vous puissiez vous projeter quinze secondes plus tard, observer le résultat, et revenir au présent ? Eh bien, chers amis, nous avons aujourd’hui la technologie pour le faire.
Edmond s’avança vers une série de minuscules caméras fixées aux bords de la table.
— Grâce à des capteurs mesurant la vitesse, la rotation, et la direction de la boule en mouvement, j’obtiens un état du système à un instant t. Cet « instantané » me permet de réaliser des prédictions extrêmement précises de sa trajectoire future.
Cela rappelait à Langdon le simulateur de golf qu’il avait essayé, et qui lui prédisait avec une acuité déprimante que sa balle allait terminer dans les bois.
Kirsch venait de sortir un grand smartphone. Sur l’écran du portable, la bille blanche virtuelle était immobile et une série d’équations mathématiques flottaient au-dessus.
— Connaissant la masse, la position et la vitesse précises de ma boule, je peux calculer ses interactions futures avec les autres, et prédire la suite des événements.
Il toucha l’écran. Aussitôt, la boule blanche revint à la vie et fit éclater le triangle. Les billes colorées s’éparpillèrent sur le tapis et quatre d’entre elles tombèrent dans quatre poches différentes.
— Quatre d’un coup, déclara Kirsch, le regard rivé sur son smartphone. Pas mal, non ? (Il reporta les yeux vers la caméra.) Vous ne me croyez pas ?
Il claqua des doigts au-dessus de la vraie table et la bille blanche frappa les autres billes, qui s’entrechoquèrent avant de se disperser en tous sens. Comme il l’avait prédit, les quatre boules annoncées disparurent dans les quatre trous.
— Pas vraiment une machine à voyager dans le temps, reconnut-il avec un sourire, mais elle nous donne un bon aperçu du futur. Et je peux modifier des paramètres. Par exemple, enlever tous les coefficients de frottements, pour que les boules roulent éternellement…
Pressant plusieurs touches, Edmond lança une nouvelle simulation. Cette fois, sitôt le triangle brisé, les billes ricochèrent en tous sens sans ralentir, et chutèrent une à une dans les trous, jusqu’à ce qu’il ne reste que deux boules en roue libre sur le tapis.
— Si j’en ai assez d’attendre que les deux dernières tombent, il me suffit de passer en avance rapide.
D’une simple pression sur l’écran, les boules prirent une vitesse vertigineuse, ricochèrent frénétiquement contre les bords avant de terminer leur course folle dans une poche de la table.
— Voilà comment je peux voir le futur… bien avant qu’il ne se produise. Les simulateurs informatiques sont en réalité des machines virtuelles à explorer le temps. (Il fit une pause.) Bien sûr, les équations mathématiques sont plutôt simples pour un petit système isolé comme une table de billard. Et si nous tentions le coup avec une configuration plus complexe ?
Avec un grand sourire, Edmond brandit la fiole de Miller-Urey.
— J’imagine que vous devinez où je veux en venir. Si la modélisation informatique peut nous emmener dans le futur, pourquoi ne pas faire un bond en avant de plusieurs milliards d’années ?
Ambra s’agita nerveusement sur le canapé.
— Vous vous doutez que je ne suis pas le premier scientifique à rêver de modéliser la soupe primitive. Sur le papier, c’est assez simple, mais en pratique c’est d’une complexité cauchemardesque.
Les mers bouillonnantes réapparurent, puis les éclairs, les volcans, les tempêtes…
— Modéliser la chimie de l’océan requiert une simulation d’une précision moléculaire. C’est comme si, pour prédire la météo, on était capable de donner à tout moment la position de chaque molécule d’air. Pour modéliser la mer originelle, il nous faut un ordinateur capable d’intégrer les lois fondamentales de la physique — cinétique, thermodynamique, gravitation, conservation de l’énergie, etc. — mais aussi de la chimie, afin de recréer les liaisons possibles entre les atomes dans la soupe primitive.
La caméra plongea sous l’eau et zooma sur une goutte d’eau, où des molécules virtuelles se brisaient et se recombinaient dans un tourbillonnement.
— Hélas, reprit Edmond, de nouveau à l’écran, une simulation d’une telle ampleur nécessite une puissance de calcul phénoménale qu’aucun ordinateur sur cette planète ne possède. (Son regard pétillait de malice.) Aucun ordinateur… sauf un !
Un orgue joua la célèbre ouverture de la Toccata et Fugue en ré mineur de Bach tandis qu’apparaissait à l’écran le super-ordinateur de Kirsch.
— L’E-Wave, évidemment…, murmura Ambra, qui n’avait pas dit un mot depuis le début de la présentation.
Avec la célèbre fugue de Bach en fond sonore, Kirsch se lança dans une description emphatique de sa machine, qui s’acheva sur un gros plan de son « cube quantique ». Un accord tonitruant conclut la séquence.
Edmond avait décidément le sens du spectacle, songea Langdon, admiratif.
— Oui, E-Wave est capable de recréer l’expérience Miller-Urey en réalité virtuelle, avec une précision inouïe. Comme il était impossible de modéliser tout l’océan originel, j’ai reproduit le mélange de cinq litres imaginé par nos deux célèbres chimistes.
Un ballon se matérialisa sur l’écran. L’image grossit… grossit… jusqu’à ce qu’on atteigne le niveau moléculaire — des atomes bondissaient en tous sens dans le liquide bouillant, sous l’effet de la température, de l’électricité et des diverses interactions.
— Cette modélisation intègre tout ce que nous avons appris sur la soupe primordiale depuis l’expérience Miller-Urey — telle la présence probable de radicaux hydroxyles provenant de la vapeur d’eau ionisée et d’oxysulfures de carbone liés à l’activité volcanique, ainsi que l’influence d’une atmosphère cette fois plus riche en CO2.
Dans la préparation bouillonnant à l’écran, des grappes d’atomes se formèrent peu à peu.
— Maintenant, j’enclenche l’avance rapide…, annonça Edmond, tout excité.
Après une brusque accélération, des structures toujours plus complexes se dessinèrent.
— Au bout d’une semaine, on voit apparaître les acides aminés évoqués par Miller et Urey. (L’image se brouilla de nouveau, sous l’effet d’une nouvelle avance rapide.) Puis… environ cinquante ans après, on distingue les bases nucléiques de l’ARN.
La mixture bouillonnait de plus en plus.
— Alors, j’ai laissé le temps agir…
Les molécules continuaient de s’agréger, les structures de se complexifier, tandis que le programme traversait les siècles, les millénaires, les millions d’années.
— Et devinez ce qui est apparu à la fin ?
Langdon et Ambra se penchèrent, suspendus aux lèvres du scientifique.
— Rien ! Absolument rien ! Pas la moindre trace de vie. Aucune apparition spontanée. Pas de miraculeuse création. Juste une décoction de substances chimiques. (Kirsch soupira longuement.) Une seule conclusion s’imposait. (Il regarda la caméra d’un air grave.) La vie… a effectivement besoin de l’intervention de Dieu.
Langdon n’en crut pas ses oreilles. Qu’est-ce qu’il raconte ?
Puis le visage de Kirsch s’éclaira d’un grand sourire.
— Ou alors… j’avais oublié un ingrédient essentiel dans la recette.