72.

Le prince Julián jeta un coup d’œil par la vitre de l’Opel qui roulait à présent en rase campagne. Il ne parvenait toujours pas à s’expliquer le comportement de l’archevêque.

Valdespino me cache quelque chose.

Une heure plus tôt, le prélat avait insisté pour le faire sortir secrètement du Palais — en violation de tous les protocoles de sécurité ! —, lui assurant que c’était pour son bien. Il ne fallait pas poser de questions, lui faire confiance…

L’archevêque était un vieil ami. Et le plus fidèle conseiller du roi. Mais sa proposition d’aller se cacher dans sa résidence d’été lui avait tout de suite paru suspecte.

Il était totalement isolé — sans téléphone, ni gardes du corps, ni accès au monde extérieur.

Et personne ne sait où je me trouve.

La voiture franchit la voie ferrée. Ils arrivaient. Une centaine de mètres plus loin, se trouvait l’entrée de la Casita del Príncipe. Une longue allée bordée d’arbres.

Sachant la résidence déserte, le prince préféra prendre les devants. Il se pencha et posa une main ferme sur l’épaule du conducteur.

— Arrêtez-vous ici.

Valdespino se tourna vers lui, interloqué.

— Mais nous sommes presque arri…

— Je veux savoir ce qui se passe !

— Don Julián, la soirée a été très mouvementée, mais vous devez…

— Vous faire confiance, c’est ça ?

— Oui.

Julián serra l’épaule du jeune chauffeur, puis pointa du doigt un accotement.

— Là ! indiqua-t-il sèchement. Garez-vous.

— Non, continuez ! répliqua Valdespino. Don Julián, je vais vous expliquer…

— J’ai dit stop !

Le chauffeur obéit. Il donna un coup de volant et la voiture s’immobilisa sur le bas-côté.

— Laissez-nous ! ordonna le prince, le cœur battant.

L’employé ne demanda pas son reste. Il sortit aussitôt de l’habitacle et s’éloigna dans l’obscurité. Valdespino et Julián se retrouvèrent seuls à l’arrière de l’Opel.

Dans le clair de lune, Valdespino semblait tout pâle.

— Vous avez raison d’avoir peur, reprit Julián d’une voix si autoritaire qu’il se surprit lui-même.

Déstabilisé par la colère du prince, l’archevêque ne sut que répondre.

— Je suis le futur roi d’Espagne, reprit Julián. Ce soir, vous m’avez privé de ma garde rapprochée, de mon téléphone, vous m’avez empêché de contacter mon personnel… et vous ne m’avez même pas laissé appeler ma fiancée !

— J’en suis vraiment désolé…

— Il va falloir vous montrer un peu plus convaincant que ça !

Valdespino ne paraissait plus du tout sûr de lui. Il poussa un long soupir.

— Don Julián, j’ai été contacté plus tôt dans la soirée et…

— Contacté par qui ?

Le prélat hésita.

— Par votre père, reconnut-il au bout d’un moment. Il était très inquiet.

Vraiment ? s’étonna Julián.

Il avait rendu visite à son père deux jours plus tôt au Palacio de la Zarzuela et l’avait trouvé d’excellente humeur, en dépit de sa santé fragile.

— Que s’est-il passé ?

— Malheureusement, il a regardé la conférence d’Edmond Kirsch.

Julián se raidit. Son père malade dormait une grande partie de la journée. Jamais il n’aurait veillé aussi tard ! De plus, le roi avait formellement interdit les télévisions et ordinateurs dans les chambres du Palais, des espaces par principe réservés à la lecture et au repos. Et les infirmières n’auraient jamais laissé le monarque se lever pour regarder les élucubrations d’un athée notoire. Comment était-ce possible ?

— C’est ma faute, expliqua l’archevêque. Il y a quelques semaines, je lui ai donné une tablette numérique pour qu’il se sente moins isolé du monde extérieur. Il en était à s’exercer à écrire des e-mails. Il faut croire qu’il a appris vite et qu’il a trouvé le moyen de regarder la présentation de Kirsch.

Julián en eut la nausée. Son père vivait ses derniers jours sur cette terre… et il avait assisté à cette grand-messe anticatholique qui s’était terminée dans un bain de sang. Au lieu de savourer tout le travail qu’il avait accompli pour son pays et d’attendre dans la paix le sommeil du juste.

— Comme vous pouvez l’imaginer, poursuivit l’archevêque, qui avait repris contenance, il a été très ébranlé par les propos de Kirsch, mais aussi par l’implication de votre fiancée, qui a accepté que l’événement se déroule au Guggenheim. Le roi pense que la décision de la future reine donne une mauvaise image de vous… et du Palais.

— Ambra est une femme indépendante. Mon père le sait parfaitement.

— Certes. Pourtant, quand il m’a appelé, il était furieux. Je ne l’avais pas vu dans cet état depuis des années. Il a exigé de vous voir immédiatement.

— Alors pourquoi sommes-nous ici ? interrogea le prince en désignant l’allée de la Casita. Mon père est à Zarzuela !

— Plus maintenant. Il a ordonné à ses serviteurs de l’habiller et de l’emmener dans une région chargée d’histoire, où il souhaite vivre le peu de temps qui lui reste.

À peine Valdespino avait-il prononcé ces paroles que Julián comprit ce qui se passait.

La Casita n’avait jamais été leur destination.

Observant la route qui filait devant la résidence d’été, il distingua au loin, entre les arbres, les flèches illuminées d’un imposant édifice.

El Escorial.

À moins d’un kilomètre de là, au pied du mont Abantos, se trouvait l’un des plus grands complexes religieux du monde. S’étirant sur plus de trois hectares, le légendaire Escurial comprenait un monastère, une basilique, un palais, un musée, une bibliothèque, et une immense nécropole, dont Julián gardait un souvenir effroyable.

La crypte !

Julián avait à peine huit ans quand son père l’avait emmené dans le Panthéon des infants, un labyrinthe de chambres funéraires rempli de tombeaux d’enfants.

Le jeune garçon avait été terrifié par la sépulture en forme de « gâteau d’anniversaire », une structure ronde de plusieurs étages qui renfermait dans des « tiroirs » les dépouilles de soixante enfants royaux.

L’effroi du jeune prince face à cette vision macabre avait disparu quelques minutes plus tard, quand son père l’avait emmené voir la dernière demeure de sa mère. Il s’attendait à un somptueux tombeau en marbre, digne d’une reine, au lieu de quoi sa mère reposait dans une simple caisse en plomb, dans une salle aux murs de pierre nus. Le roi lui avait expliqué que sa mère se trouvait dans un pudridero — « une chambre de décomposition », où les corps des défunts restaient pendant trente ans, jusqu’à ce qu’ils tombent en poussière. Après quoi, ils étaient enterrés dans leur sépulture définitive. Julián avait dû faire appel à tout son courage pour retenir ses larmes.

Ensuite, le monarque l’avait entraîné dans un escalier interminable, qui lui avait semblé descendre jusqu’aux entrailles de la terre. Là, les parois et les marches avaient la couleur majestueuse de l’ambre. De loin en loin, des chandelles votives faisaient danser des feux follets sur la pierre mordorée.

Le jeune prince avait empoigné la corde qui servait de rampe pour suivre son père, pas à pas… au cœur des ténèbres. Tout en bas, le roi avait ouvert une porte ouvragée et s’était écarté pour laisser entrer son fils.

— Le Panthéon des rois, avait déclaré le monarque.

À huit ans, Julián avait déjà entendu parler de cette salle légendaire.

Tout tremblant, l’enfant avait franchi le seuil et s’était retrouvé dans une chambre de forme octogonale. Une odeur d’encens flottait dans la salle mordorée, éclairée par un immense chandelier suspendu. Julián s’était avancé au milieu de la pièce et, pivotant lentement sur lui-même, avait été sidéré par la solennité du lieu.

Les huit murs renfermaient des cavités profondes où s’empilaient des cercueils noirs. Une plaque dorée indiquait le nom du défunt. Julián avait déjà lu ces noms célèbres dans les pages de ses livres d’histoire — le roi Ferdinand… la reine Isabelle… Charles Quint…

Dans le silence, Julián avait senti la main de son père se poser sur son épaule.

Un jour, son père serait inhumé dans cette pièce, avait-il compris.

Sans un mot, père et fils étaient remontés à la surface, loin de l’antre de la mort. Sitôt revenus à la lumière du soleil, le monarque s’était accroupi et avait regardé son jeune fils droit dans les yeux.

Memento mori, avait murmuré le roi. N’oublie pas la mort. Même pour les hommes de pouvoir, le temps est compté. Le seul moyen de vaincre la mort est de faire de sa vie un chef-d’œuvre. C’est à nous de saisir toutes les opportunités d’être bon et d’aimer sans réserve. Je lis dans tes yeux que tu as l’âme généreuse de ta mère. Ta conscience sera ton guide. Dans les moments troubles, laisse ton cœur te montrer le chemin.

Des décennies plus tard, Julián était loin d’avoir réalisé des prouesses. En fait, il avait à peine réussi à échapper à l’ombre de son père et à mener sa propre existence.

Je l’ai déçu sur toute la ligne, songea-t-il.

Depuis des années, Julián suivait les conseils du roi, et laissait son cœur le guider. Mais la route était sinueuse et son âme aspirait à une Espagne totalement différente de celle de son père. Les rêves qu’il nourrissait pour son pays bien-aimé étaient si audacieux qu’ils ne pourraient devenir réalité qu’après la mort du monarque. Et même alors, Julián n’était pas sûr que ses décisions seraient bien vues par le Palais, et par son peuple. Il n’avait donc eu d’autre choix que d’attendre, de garder l’esprit ouvert, et de respecter les traditions.

Puis, trois mois plus tôt, tout avait basculé.

Il avait rencontré Ambra Vidal.

La jeune femme, belle et vive, au caractère bien trempé, avait bouleversé son univers. Quelques jours après leur rencontre, le prince avait enfin compris les paroles de son père.

Laisse ton cœur te montrer le chemin… et aime sans réserve.

Tomber amoureux était pour Julián une expérience inédite, si exaltante qu’il se sentait enfin prêt à entreprendre son chef-d’œuvre.

Mais à cet instant, alors qu’il observait la route déserte devant lui, il se sentait tellement démuni. Son père était mourant ; la femme qu’il aimait refusait de lui parler ; et il venait de rudoyer son fidèle mentor, l’archevêque Valdespino.

— Don Julián, reprit avec douceur le prélat, il est temps de partir. Votre père est fragile, et impatient de vous parler.

Julián se tourna lentement vers l’ami de longue date de son père.

— Combien de temps lui reste-t-il ?

— Il ne veut pas vous inquiéter, répondit l’ecclésiastique d’une voix où perçait l’émotion, mais il n’en a plus pour longtemps. Il veut vous faire ses adieux.

— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? Pourquoi tous ces secrets ?

— Je suis navré, je n’avais pas le choix. Votre père m’a donné des instructions très claires. Vous isoler du monde extérieur et vous faire venir au plus vite.

— M’isoler… mais pourquoi ?

— Il vous expliquera tout lui-même.

Julián dévisagea longuement l’archevêque.

— Avant d’aller le retrouver, j’aimerais vous poser une dernière question. A-t-il toute sa tête ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que son comportement de ce soir est plutôt bizarre. Un peu impulsif, non ?

L’archevêque hocha gravement la tête.

— Impulsif ou pas, votre père est encore le roi. Je l’aime de tout mon cœur, et j’obéis à ses ordres. Comme nous tous.

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