66.

À sept kilomètres au nord-ouest de la Sagrada Família, l’amiral Ávila regardait les feux de la ville qui se profilaient devant le dais noir de la mer à l’horizon.

Barcelone, enfin !

L’ancien officier de marine sortit son téléphone et appela le Régent comme prévu.

Celui-ci répondit à la première sonnerie.

— Où êtes-vous ?

— On arrive en ville.

— Pile à l’heure. Je viens de recevoir des nouvelles préoccupantes.

— Je vous écoute.

— Vous avez coupé la tête du serpent. Mais sa queue s’agite encore dangereusement.

— Je suis à votre service.

En écoutant les instructions du Régent, Ávila tressaillit ; il ne s’attendait pas à devoir prendre encore des vies ce soir. Cependant, il resta de marbre.

Je ne suis qu’un soldat, se rappela-t-il.

— Cette mission n’est pas sans risque, précisa le Régent. Si vous êtes attrapé, montrez le tatouage aux autorités. Vous serez libéré rapidement. Nous avons des soutiens partout.

— Je ne compte pas me faire prendre.

— Parfait, répondit le Régent avec cet étrange détachement qui lui était propre. Quand ils seront tous les deux morts, on en aura terminé.

La communication fut coupée.

Dans le silence qui suivit, Ávila regarda le bâtiment le plus éclairé au loin.

La Sagrada Família ! songea-t-il avec dégoût. Le temple de tous les égarements !

La basilique était le symbole de la faillite morale de l’Église — la victoire d’un catholicisme libéral qui avait perverti une foi millénaire pour rendre un culte impie à la nature, à la pseudo-science et à l’hérésie.

Il y avait même des lézards géants… Des lézards qui rampent sur le mur d’une église ! s’indignait Ávila.

Cet effondrement des valeurs le terrifiait. Heureusement, des meneurs d’hommes qui partageaient ses craintes réapparaissaient un peu partout dans le monde. Eux aussi étaient prêts à prendre les armes pour restaurer les traditions. L’Église palmarienne, en particulier son pape Innocent XIV, en l’aidant à porter un autre regard sur la tragédie qu’il avait endurée, avait donné à l’ancien militaire une nouvelle raison de vivre.

Sa femme et son fils étaient les victimes d’une guerre, une guerre menée par les forces du mal contre Dieu, contre leur histoire. Le pardon n’était pas la seule voie vers le salut !

Cinq nuits plus tôt dans son modeste appartement, il avait été réveillé par le ping d’un SMS arrivant sur son téléphone.

— Il est minuit ! avait-il grommelé en regardant l’écran.

Número oculto.

Ávila s’était frotté les yeux et avait lu le message :

Compruebe su saldo bancario.

Comment ça, « vérifier mon compte en banque » ?

Encore une arnaque, du télémarketing ! Agacé, Ávila était sorti du lit pour aller boire un verre d’eau dans la cuisine. Alors qu’il se tenait devant l’évier, il avait regardé du coin de l’œil son ordinateur. Il ne pourrait pas se rendormir sans en avoir le cœur net.

Il s’était connecté au site de sa banque, s’attendant à voir apparaître le maigre avoir de son compte, avec sa retraite de misère. Mais quand son relevé s’était affiché à l’écran, il avait bondi de sa chaise.

C’était impossible !

Il avait fermé les yeux, les avait rouverts. Et rafraîchi la page.

Le chiffre était resté le même.

Il avait fait défiler l’historique des opérations et découvert avec stupeur que cent mille euros avaient été virés sur son compte une heure plus tôt. Un virement anonyme.

Qui avait fait ça ?

La sonnerie de son téléphone l’avait fait sursauter. Encore un numéro masqué !

Après un instant de stupeur, Ávila avait fini par décrocher.

¿ Sí ?

— Bonsoir, amiral, avait dit une voix dans un castillan parfait. Je suppose que vous avez trouvé votre cadeau ?

— Oui… Qui êtes-vous ?

— Vous pouvez m’appeler le Régent. Je représente votre confrérie, l’Église dont vous suivez les offices depuis deux ans. Vos compétences et votre fidélité ne sont pas passées inaperçues, amiral. Nous aimerions vous offrir l’opportunité de servir des causes supérieures. Sa Sainteté vous propose une série de missions… des tâches que Dieu vous a destinées.

Ávila était cette fois parfaitement réveillé. Ses mains étaient toutes moites.

— L’argent est une avance pour votre première mission, avait continué la voix. Si vous choisissez de l’accomplir, ce sera l’occasion de prouver votre valeur, une porte ouverte vers des responsabilités plus grandes. (Son interlocuteur avait fait une pause.) Il existe d’autres sphères du pouvoir dans notre Église, invisibles au monde extérieur. Nous pensons qu’il serait précieux de vous avoir avec nous aux échelons les plus élevés de notre organisation.

Malgré cette proposition alléchante, Ávila était resté prudent.

— Quelle est cette mission ? Et si je refuse, qu’est-ce qui se passe ?

— Personne ne vous en voudra. Et vous pourrez garder l’argent en échange de votre discrétion. Cela vous paraît équitable ?

— Généreux, je dirais.

— On vous apprécie en haut lieu. Nous voulons vous donner un coup de pouce. Et pour être honnête, je ne vous cache pas que la mission que souhaite vous confier le pape est délicate. (Nouveau silence.) Elle peut impliquer de la violence.

Ávila s’était raidi.

— Amiral, les forces du mal gagnent du terrain chaque jour. Dieu est en guerre, et il n’y a jamais eu de guerre sans victimes.

En frissonnant, Ávila s’était remémoré les images cauchemardesques à la cathédrale de Séville.

— Je ne sais pas si je peux accepter une mission qui requiert de la violence.

— Le pape vous a choisi, amiral. Vous et personne d’autre. Parce que votre cible… c’est l’homme qui a tué votre famille.

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