Malgré sa taille imposante, la Sagrada Família — la basilique de la Sainte Famille — semble flotter au-dessus du sol, suspendue à ses flèches délicates qui fendent le ciel.
Les tours ajourées de diverses hauteurs donnent à ce sanctuaire des airs de château de sable érigé par quelque géant facétieux. Lorsqu’elle sera terminée, la plus haute de ses flèches atteindra une hauteur de cent soixante-dix mètres — plus haut que le Washington Monument. À côté d’elle la basilique Saint-Pierre à Rome paraîtra lilliputienne.
Trois façades protègent l’édifice. À l’est, la façade de la Nativité s’élève tel un jardin suspendu, avec des festons de plantes, de fruits et d’animaux. Par contraste, la façade de la Passion, à l’ouest, est un squelette austère de pierres où les piliers inclinés évoquent des os de titans. Au sud, la façade de la Gloire, une fois terminée, se dressera au-dessus d’un enchevêtrement de démons, d’idoles païennes, en symbole d’ascension de l’âme, de vertu et de voie vers le Paradis.
Tout autour, un entrelacs de tourelles, parois et contreforts, comme façonnés dans la boue, jaillissent de terre. Ainsi que l’a écrit un critique d’art, la base de la basilique ressemble à « une souche d’arbre pourrie où aurait poussé une colonie de champignons ».
En plus de l’iconographie religieuse, Gaudí avait inclus d’innombrables références au monde de la nature : des tortues supportant des colonnes, des arbres poussant des façades, et même des escargots géants et des grenouilles escaladant les parois.
Malgré son extravagance extérieure, la véritable surprise que réserve la Sagrada Família se trouve à l’intérieur, une fois passées ses portes. Les visiteurs restent bouche bée devant les piliers vertigineux de la nef qui, dans un foisonnement de formes, s’élèvent comme autant d’arbres supportant une canopée d’albâtre à plus de soixante mètres de hauteur. Gaudí avait créé cette « forêt de colonnes » pour que le fidèle se sente en symbiose avec les anciens, quand les forêts étaient les premières cathédrales du monde.
Ce monument de l’Art nouveau avait ses adorateurs comme ses détracteurs. « Sensuel, spirituel et organique » pour les uns, « vulgaire, prétentieux et profane » pour les autres. James Michener disait que c’était « le bâtiment sérieux le plus farfelu de la planète ». L’Architectural Review l’avait appelé « le monstre sacré de Gaudí ».
Son financement lui aussi était une incongruité. Les travaux étaient réalisés uniquement grâce aux dons. La Sagrada Família ne recevait aucune aide du Vatican ni de l’État. Malgré les années de vaches maigres, les interruptions du chantier, l’Église montrait un acharnement darwinien à survivre, résistant à la mort de son créateur, à la Guerre civile, aux attaques terroristes des anarchistes catalans, et même aux dangereuses vibrations du métro tout proche.
La Sagrada Família était toujours vivante, et continuait de grandir.
Durant les dernières décennies, les finances de la basilique s’étaient notablement améliorées, grâce aux quatre millions de touristes annuels qui payaient leur tribut pour visiter la merveille inachevée. Avec en ligne de mire une fin des travaux pour 2026 — le centenaire de la mort de Gaudí —, la basilique semblait vivre une seconde jeunesse, ses flèches s’élevaient vers le ciel avec une urgence et un espoir juvéniles.
Le père Joachim Beña — le recteur de la basilique et son plus vieux prêtre officiant — était un octogénaire jovial, avec des lunettes rondes et un visage tout aussi rond planté sur son petit corps. Le rêve de Beña : vivre suffisamment longtemps pour voir enfin son temple achevé.
Ce soir, toutefois, le père Beña ne souriait pas. Il était resté longtemps derrière son ordinateur, médusé par les événements de Bilbao.
Edmond Kirsch, assassiné ?
Ces trois derniers mois, il avait tissé, contre toute attente, une profonde amitié avec le futurologue. Le pourfendeur des religions était venu le trouver personnellement pour lui proposer une donation. Un montant sans précédent.
Pourquoi une telle offre ? s’était demandé Beña. Un coup de pub ? Voulait-il se mêler des travaux ?
Mais en échange de son don, Kirsch n’avait eu qu’une seule exigence.
Beña n’en revenait pas. Rien d’autre ?
— C’est très important pour moi. Sur un plan personnel, avait dit Kirsch. J’espère que vous me ferez l’honneur et la joie d’accepter mon offre.
Par nature, Beña avait confiance dans les hommes, mais cette fois n’était-ce pas pactiser avec le diable ? Il avait scruté les yeux de Kirsch tentant de percer ce mystère. Et d’un coup, il avait compris. Derrière l’assurance du futurologue, derrière ses airs de séducteur, il avait vu le désespoir. Ces orbites creuses, ce corps maigre ne trompaient pas. Cela lui rappelait le temps du séminaire où il travaillait dans un hospice.
Edmond Kirsch était malade.
Était-ce la peur de la mort ? Ce legs était-il une façon de s’attirer le pardon d’un Dieu qu’il avait tant vilipendé et méprisé ?
Le plus preux dans la vie est toujours un agneau devant le trépas.
Beña songeait à saint Jean qui avait consacré son existence à convaincre les mécréants de rejoindre la gloire de Jésus-Christ. Si un athée comme Kirsch désirait participer à l’achèvement de ce sanctuaire magnifique, il aurait été indigne d’un chrétien, et cruel, de rejeter sa requête.
En outre, il incombait au recteur de lever des fonds pour la basilique. Comment justifier auprès de ses confrères qu’il ait refusé une telle somme sous prétexte que le donateur était un athée notoire ?
Finalement, Beña avait accepté le marché de Kirsch. Et les deux hommes s’étaient chaleureusement serré la main.
Cela remontait à trois mois.
Un peu plus tôt dans la soirée, le père Beña avait suivi la présentation de Kirsch au musée Guggenheim — d’abord gêné par sa diatribe antireligieuse, puis intrigué par la teneur de sa découverte, et enfin horrifié par le meurtre. Hypnotisé par les nouvelles qui se succédaient, il lui avait fallu du temps pour trouver la force d’éteindre son écran. On parlait de complots, d’ententes secrètes…
Sous le choc, le père Beña s’était installé dans la nef, seul au milieu de la « forêt pétrifiée » de Gaudí. Mais la paix se refusait à lui.
Qu’est-ce que Kirsch avait découvert ? Qui l’avait tué ?
Le prêtre ferma les yeux. Hélas, ces questions tournaient en boucle dans sa tête.
D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
— Nous venons de Dieu ! s’écria-t-il. Et nous retournons à Lui !
Ses mots résonnèrent si fort dans sa poitrine que tout le sanctuaire lui parut vibrer. Une lumière aveuglante perça un vitrail au-dessus de la façade de la Passion et fouilla les entrailles de la basilique.
Beña se leva et s’approcha. À présent, toute la nef tremblait tandis que le rai surnaturel parcourait la longueur du vitrail. Quand il sortit sur le perron, il se retrouva pris dans une tempête. Au-dessus de lui, sur sa gauche, un gros hélicoptère descendait du ciel, son projecteur fouillant la façade.
L’appareil se posa derrière les grilles, à l’angle nord-ouest, et coupa les moteurs.
Le vieil homme, planté sur les marches, vit quatre personnes descendre à terre et se précipiter vers lui. Il reconnut aussitôt les deux premières ; on ne voyait qu’elles sur les médias — la future reine d’Espagne et le professeur Langdon. Deux colosses portant l’insigne de la Guardia Real les suivaient de près.
Curieusement, Ambra Vidal semblait courir au côté du professeur de son plein gré…
— Mon père ! lança la jeune femme. Pardonnez cette arrivée fracassante ! Il faut qu’on vous parle. C’est très important.
Le prêtre ne savait que répondre.
— Acceptez nos humbles excuses, renchérit Langdon. Je sais à quel point tout cela peut paraître étrange. Vous savez qui nous sommes ?
— Bien sûr, bredouilla-t-il. Mais je croyais que…
— Fausse information ! l’interrompit Ambra. Tout va bien pour moi.
Paniqués par l’arrivée de l’hélicoptère, les deux vigiles en faction devant les grilles franchirent le tourniquet. Ils repérèrent le père Beña et foncèrent dans sa direction.
Les deux agents de la Guardia firent aussitôt volte-face et levèrent la main : « Halte ! »
En apercevant le monogramme de la Guardia, les vigiles s’arrêtèrent net et regardèrent le prêtre.
— ¡ No passa res ! leur cria le recteur en catalan. Tornin al seu lloc. Tout va bien. Retournez à vos postes.
Comme les gardes hésitaient, le prêtre expliqua :
— Són els meus convidats. Ce sont mes invités. Confio en la seva discreció. Je compte sur votre discrétion.
Les vigiles reculèrent et reprirent leur patrouille de l’autre côté des grilles.
Langdon s’approcha et serra la main du prêtre.
— Père Beña, nous cherchons un livre rare qui est la propriété d’Edmond Kirsch. (Il sortit le bristol.) Nous savons que ce livre est ici, en prêt.
Beña reconnut aussitôt la carte. Son double exact accompagnait le livre que Kirsch lui avait apporté quelques semaines plus tôt.
En échange de son généreux don, Kirsch avait demandé que le recueil de Blake soit exposé dans la crypte.
Une requête étrange, mais bien modeste en regard du montant versé.
Le futurologue avait eu une autre exigence, davantage une précision, qui était indiquée au dos de la carte : le livre devrait être présenté ouvert à la page 163.