— William Blake ! déclara Langdon. « The dark religions are departed & sweet science reigns. »
Winston répondit après un bref instant :
— Le dernier vers de Vala or the Four Zoas. Un très bon choix, je dois dire. (Il marqua une pause.) Néanmoins, les quarante-sept lettres requises…
— L’esperluette ! l’interrompit Langdon, avant de lui expliquer l’astuce imaginée par Edmond.
— C’est tout lui ! répondit la voix de synthèse avec un gloussement bizarre.
— Alors c’est bon ? s’impatienta Ambra. Tu peux lancer la présentation ?
— Bien sûr. Il vous suffit d’entrer le code manuellement. Edmond a installé des pare-feu partout, je ne peux donc pas le faire moi-même. Mais je vais vous emmener dans son laboratoire, et là-bas vous pourrez vous en charger. Dans dix minutes, le programme sera lancé.
Langdon et Ambra échangèrent un regard. Après tout ce qu’ils avaient enduré ce soir, ils avaient du mal à croire qu’ils touchaient enfin au but.
— Robert, murmura Ambra en lui posant la main sur l’épaule, c’est grâce à vous. Merci.
— C’était un travail d’équipe, répliqua-t-il avec un sourire.
— Dépêchons-nous, les pressa Winston… Vous êtes un peu trop visibles dans ce hall vitré, et votre arrivée n’est pas passée inaperçue.
Hélas, c’était le problème avec les hélicoptères.
— Où doit-on aller ? demanda Ambra.
— Marchez entre les colonnes, dit Winston. Suivez le guide !
La musique religieuse s’arrêta brusquement et l’écran devint noir. Les verrous des portes se refermèrent dans un claquement sourd.
Edmond a transformé cet endroit en forteresse, pensa Langdon.
Il constata avec soulagement qu’au-delà des baies vitrées le parc paraissait désert.
Pour le moment.
Il se retourna vers Ambra et vit le passage entre les colonnes s’éclairer. Tous deux pénétrèrent dans un long corridor. Une deuxième lumière s’alluma à l’autre bout, leur indiquant le chemin.
Winston reprit la parole :
— Pour avoir une bonne couverture médiatique, nous devrions avertir la presse que la présentation d’Edmond est sur le point d’être diffusée. Si on laisse aux médias le temps de faire une annonce, le taux d’audience sera nettement plus élevé.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, répondit Ambra. Mais combien de temps leur faut-il ? Plus on attend, plus c’est risqué.
— L’idéal serait de diffuser la vidéo dans dix-sept minutes. 3 heures du matin ici, et le prime time aux États-Unis.
— Banco !
— Parfait. J’envoie un communiqué de presse, et je programme le lancement dans dix-sept minutes.
Ça allait beaucoup trop vite pour Langdon.
— Combien d’employés sont de service, ce soir ? s’enquit Ambra en allongeant le pas.
— Aucun. Edmond était un maniaque de la confidentialité. Il n’y a pratiquement jamais personne ici. Je contrôle tout le réseau informatique — ainsi que les lumières, la température et tous les systèmes de sécurité. Edmond aimait dire qu’à l’ère des « maisons intelligentes » il était le premier à avoir une « église intelligente ».
— Winston, intervint Langdon, vous êtes sûr que c’est le meilleur moment pour diffuser la présentation ?
Ambra était abasourdie.
— Robert ! C’est pour cette raison qu’on est là ! Le monde entier nous regarde ! Le temps presse !
— Je suis de l’avis d’Ambra, renchérit Winston. Question timing, on ne peut pas faire mieux. L’affaire Edmond Kirsch est l’une des plus suivies de la dernière décennie — ce qui n’est pas surprenant, vu que la communauté en ligne a connu une croissance exponentielle.
— Robert ? insista Ambra. Qu’est-ce qui vous préoccupe ?
Langdon hésita.
— J’ai peur que tous les événements de ce soir — les meurtres, l’histoire du kidnapping, les intrigues au Palais royal — ne viennent parasiter le message d’Edmond.
— C’est une objection pertinente, professeur, intervint Winston. Sauf que vous omettez un fait crucial : c’est aussi ces événements annexes qui éveillent l’intérêt des internautes. Ils étaient trois millions huit cent mille à suivre la conférence d’Edmond en début de soirée. Maintenant, ils sont deux cents millions, tous médias confondus.
Ce nombre semblait vertigineux. Pourtant, plus de deux cents millions de gens avaient regardé la finale de la Coupe du Monde de football ; et cinq cents millions avaient assisté aux premiers pas de l’homme sur la Lune en 1969 — à une époque où Internet n’existait pas et où la télévision n’était même pas dans tous les foyers.
— Ce n’est peut-être pas le cas pour le monde universitaire, professeur, poursuivit Winston, mais le reste du globe est devenu le studio d’une émission de téléréalité. Comble de l’ironie, ceux qui ont voulu faire taire Edmond ce soir ont obtenu l’effet inverse : l’audience dont il bénéficie est la plus importante de l’histoire concernant une révélation scientifique. Cela me rappelle quand le Vatican a attaqué votre livre sur le féminin sacré[4]… qui est ensuite devenu un best-seller.
Best-seller, il ne faut pas exagérer ! songea Langdon.
— Atteindre le public le plus large possible a toujours été son objectif, rappela Winston.
— Il a raison, renchérit Ambra. Quand Edmond m’a parlé de la soirée du Guggenheim, il tenait absolument à toucher un maximum de personnes. C’était une obsession chez lui.
— Comme je le disais, reprit Winston, nous sommes au sommet de la courbe d’audience. C’est le meilleur moment pour lancer la vidéo.
— D’accord, concéda Langdon. Que doit-on faire maintenant ?
Alors qu’ils continuaient de progresser le long du couloir, un obstacle inattendu leur barra le chemin : une échelle dressée contre un mur, comme s’il y avait des travaux de peinture. Il était impossible de continuer sans bouger l’échelle ou passer en dessous.
— L’échelle, je la déplace ? interrogea Langdon.
— Surtout pas ! s’écria Winston. Edmond l’a installée là, délibérément.
— Pourquoi ? s’enquit Ambra.
— Comme vous le savez, Edmond méprisait les superstitions sous toutes leurs formes. Alors il mettait un point d’honneur à passer sous cette échelle tous les jours pour se rendre à son bureau — une sorte de pied de nez à l’irrationnel. Et si un visiteur ou un employé refusait de se plier à la règle, Edmond le jetait dehors.
Toujours aussi mesuré ! se dit Langdon en souriant. Cela lui rappelait la fois où Edmond l’avait sermonné en public pour avoir littéralement « touché du bois ».
« À ce que je sache, avait-il ironisé, vous n’êtes pas un druide qui toque aux arbres pour les réveiller ? Alors par pitié laissez tomber cette pratique ridicule ! »
Ambra passa sans hésiter sous l’échelle. Langdon la suivit, non sans une légère appréhension.
Sitôt l’obstacle franchi, Winston les guida jusqu’à un portail sécurisé pourvu de deux caméras et d’un scanner biométrique. Au-dessus, une pancarte indiquait : CHAMBRE 13.
Langdon sourit. Encore une petite bravade d’Edmond.
— C’est l’entrée du labo, annonça Winston. En dehors des techniciens qui l’ont aidé à le construire, personne ou presque n’a eu accès à ce lieu.
La porte se déverrouilla dans un bourdonnement. Ambra poussa le battant et s’immobilisa sur le seuil. Langdon se figea aussi.
Au centre de la chapelle se dressait une gigantesque structure en verre. Elle occupait tout l’espace sur deux niveaux et grimpait jusqu’au plafond.
Au rez-de-chaussée, des centaines d’armoires métalliques sans portes s’alignaient comme des bancs d’église face à l’autel. Un embrouillamini de câbles rouges en sortait et courait au sol en grosses tresses qui se faufilaient entre les machines, tel un réseau veineux.
Un chaos organisé, pensa Langdon.
— Vous avez devant vous le célèbre MareNostrum qui, avec ses quarante-huit mille huit cent quatre-vingt-seize processeurs Intel, communiquant grâce à un réseau InfiniBand FDR10, est l’une des machines les plus rapides du monde. MareNostrum était déjà là quand Edmond a pris possession du complexe. Plutôt que de s’en débarrasser, il a décidé de l’incorporer. Et de le faire… pousser.
Langdon voyait à présent que les câbles de MareNostrum se rejoignaient au centre de la pièce, formant un tronc unique qui grimpait telle une vigne géante jusqu’au plafond.
Le premier étage était très différent. Au centre d’une plateforme surélevée était posé un cube métallique bleu-gris d’environ deux mètres de haut — sans fils, sans voyants lumineux, sans rien qui permette de reconnaître l’ordinateur ultrasophistiqué que Winston décrivait à présent dans un jargon incompréhensible.
— … des qubits à la place des bits… superposition d’états… algorithmes quantiques… intrication et effet tunnel…
Voilà pourquoi Edmond lui parlait d’art, et non d’informatique !
— … des billiards d’opérations à la seconde, concluait Winston. Avec la fusion de ces deux machines de conception très différente, on obtient le super-ordinateur le plus puissant du monde.
— Mon Dieu ! souffla Ambra.
— En l’occurrence, c’est plutôt le Dieu d’Edmond.