Le pont de la Salve qui traversait le Nervion était si proche du musée Guggenheim que les deux structures paraissaient avoir fusionné. Reconnaissable avec sa grande arche rouge en forme de « H », le pont devait son nom aux marins qui remontaient le fleuve après un long voyage en mer et qui se mettaient à prier parce qu’ils rentraient chez eux sains et saufs.
Sitôt sortis par l’arrière du musée, Langdon et Ambra se rendirent sous le pont et attendirent patiemment comme le leur avait recommandé Winston.
Voyant la jeune femme frissonner dans sa robe de soirée, Langdon retira sa queue-de-pie et la posa sur ses épaules. Elle se retourna brusquement vers lui.
L’espace d’un instant, il craignit d’avoir été trop loin.
— Merci, murmura-t-elle. Merci de m’aider.
Sans le quitter du regard, elle lui serra les mains, comme si elle cherchait sa chaleur, ou le réconfort d’un contact. Puis elle les lâcha aussitôt.
— Pardon. Conducta impropia, comme dirait ma mère.
Langdon lui retourna un sourire.
— Circonstances atténuantes ! dirait la mienne.
Elle eut un bref sourire.
— Je me sens vraiment mal… (Elle regarda autour d’elle.) Après ce qui est arrivé à Edmond ce soir.
— Oui, c’est terrible…, répondit machinalement Langdon, trop sous le choc pour pouvoir exprimer son émotion.
Ambra détourna les yeux vers le fleuve.
— Et quand je pense que mon fiancé est impliqué…
— Malgré les apparences, on n’est sûrs de rien. Peut-être que le prince Julián ignorait ce qui allait se passer. Le tueur a peut-être agi de son propre chef, peut-être qu’il travaillait pour quelqu’un d’autre… Il ne me paraît guère plausible que le futur roi d’Espagne ordonne le meurtre en public d’un citoyen. En particulier quand la piste remontant à lui est si évidente.
— Évidente, parce que Winston a compris qu’Ávila a été ajouté au dernier moment sur la liste des invités. Julián pensait peut-être que personne ne découvrirait qui avait tiré.
C’est une possibilité, se dit Langdon.
— Jamais, je n’aurais dû parler à Julián de cette soirée. Il m’a suppliée de ne pas y participer. Pour le rassurer, je lui ai expliqué que mon rôle était infime, qu’il s’agissait juste d’une projection vidéo. Je crois même lui avoir dit qu’Edmond allait lancer la présentation à partir d’un smartphone. (Elle s’interrompit, inquiète, avant de reprendre :) S’ils s’aperçoivent qu’on a le téléphone d’Edmond, ils vont se rendre compte que sa découverte peut encore être diffusée ! Je ne sais pas jusqu’où Julian est prêt à aller.
Langdon observa la jeune femme.
— La confiance règne !
Ambra soupira.
— La vérité, c’est que je ne le connais pas si bien que ça.
— Alors pourquoi avoir accepté de l’épouser ?
— Parce que j’étais dans une situation où un refus était exclus.
Langdon n’eut pas le temps d’en savoir davantage. Un grondement fit trembler le ciment sous leurs pieds et résonna dans la caverne artificielle que formait le tablier du pont. Le son s’intensifia. Ça provenait du fleuve, sur leur droite.
Une forme noire s’approcha d’eux. Jusqu’à cet instant, Langdon n’avait pu mesurer la fiabilité de l’assistant numérique d’Edmond, mais en voyant accoster un bateau-taxi, il comprit que Winston était le meilleur allié qu’ils pouvaient espérer avoir.
Le pilote leur fit signe de monter à bord.
— Votre majordome anglais m’a appelé… Il a précisé qu’une VIP est prête à payer le triple de la course pour… comment il a dit ça… pour de la velocidad y discreción. Et comme vous le voyez : pas de lumière !
— C’est parfait. Merci, répondit Langdon.
Bien joué, Winston !
L’homme tendit la main à Ambra pour l’aider à monter. La jeune femme se réfugia aussitôt dans la cabine pour se réchauffer. Le pilote fit un grand sourire à Langdon.
— C’est elle ma VIP ? La señorita Ambra Vidal ?
— Velocidad y discreción, lui rappela Langdon.
— ¡ Sí, sí !
Le pilote s’installa à la barre et lança les moteurs. Quelques instants plus tard, le bateau filait à l’ouest sur le ruban noir du Nervion.
À bâbord, se dressait l’araignée géante, éclairée par les gyrophares des voitures de police. Au-dessus de leur tête, un hélicoptère de la télévision bourdonnait dans le ciel.
Le premier de l’essaim !
Langdon sortit la carte de visite où était inscrit BIO-EC346. N’importe quel chauffeur de taxi comprendrait, lui avait assuré Edmond. Évidemment, il ne se doutait pas qu’il s’agirait d’un bateau.
— Notre ami anglais, cria Langdon pour se faire entendre malgré le vacarme des moteurs. Il vous a indiqué notre destination ?
— Oui, oui ! Je lui ai dit qu’on pouvait presque y aller en bateau. Presque ! Il a répondu que ça irait. Vous devrez marcher sur deux ou trois cents mètres.
— Aucun souci. Il y en a pour longtemps ?
L’homme désigna la voie expresse qui longeait le Nervion sur la droite.
— Vous voyez le panneau là-bas ? C’est un peu plus long par le fleuve.
Langdon sourit en voyant le panneau. Les paroles d’Edmond lui revenaient en mémoire. « Ce code est simplissime, Robert. » C’était vrai. En résolvant l’énigme, il avait mesuré à quel point c’était un jeu d’enfant.
BIO était effectivement un code. Mais pas plus compliqué à décrypter que BOS, LAX ou JFK.
Le reste des caractères s’imposaient d’eux-mêmes.
EC346.
Langdon n’avait pas envisagé qu’Edmond ait un jet privé, mais si cet avion existait, il était probable que son numéro d’identification commençait par « E » pour Espagne.
Si Langdon avait montré cette carte à un chauffeur de taxi conventionnel, celui-ci l’aurait déposé devant les portes de l’aéroport de Bilbao et la sécurité l’aurait accompagné jusqu’au pied de l’avion.
J’espère que les pilotes sont prévenus de notre arrivée, se dit Langdon, en regardant le musée disparaître derrière eux.
Il songea un instant à rejoindre Ambra en cabine, mais la fraîcheur était vivifiante. Et il préférait lui laisser un peu de temps pour reprendre ses esprits.
Moi aussi, j’en ai besoin, pensa-t-il en se dirigeant vers la proue.
À l’avant du bateau, le visage fouetté par le vent, Langdon retira son nœud papillon et le glissa dans sa poche. Il déboutonna le col de sa chemise et respira à pleins poumons l’air de la nuit.
Cher Edmond… qu’avez-vous fait ?