Ambra Vidal parcourait des yeux les rayonnages de livres.
La bibliothèque d’Edmond était plus grande que dans son souvenir.
Le futurologue avait fait poser des étagères entre les arches de brique. Il y avait des ouvrages par centaines.
Visiblement, il avait l’intention de s’installer ici pour de bon.
Elle embrassa du regard cette vaste collection. Essayer de trouver ce vers revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin ! Pour l’instant, elle ne voyait que des ouvrages, sur la cosmologie, la conscience et l’intelligence artificielle.
THE BIG PICTURE
FORCES OF NATURE
ORIGINS OF CONSCIOUSNESS* [2]
THE BIOLOGY OF BELIEF*
INTELLIGENT ALGORITHM
OUR FINAL INVENTION
Elle passa à la section voisine. Cette fois, c’était des manuels scientifiques : thermodynamique, chimie organique, psychologie.
Toujours pas de poésie.
Trouvant le silence de Winston suspect, elle sortit le téléphone de Kirsch.
— Winston ? Tu es toujours là ?
— Absolument, très chère, répondit-il de sa voix enjouée.
— Edmond a lu tous ces livres ?
— Je crois, oui. C’était un accro de la lecture et il appelait sa bibliothèque son « mausolée du savoir ».
— Tu sais s’il y a une section poésie ?
— Les seuls ouvrages que je connaisse sont des textes de non-fiction. Edmond m’a demandé de les lire en e-book pour que nous puissions en parler tous les deux. En fait, l’exercice était davantage à mon bénéfice qu’au sien. Et, malheureusement, je n’ai pas repertorié toute sa collection. Il va falloir chercher à l’ancienne — à la main —, je ne vois pas d’autres solutions.
— Je comprends.
— Pendant que vous fouilliez, je suis tombé sur une information qui pourrait vous intéresser. Des nouvelles de Madrid concernant votre fiancé.
— Qu’est-ce qui se passe ? bredouilla-t-elle.
Elle craignait toujours d’apprendre que Julián ait joué un rôle dans l’assassinat.
— Il y a, en ce moment, une manifestation devant le Palais. Les indices s’accumulent concernant l’implication de l’archevêque Valdespino. Il aurait organisé le meurtre avec l’aide d’un complice dans les murs du Palais. Les fans d’Edmond le prennent très mal. Regardez ça.
Elle découvrit à l’écran des manifestants devant les grilles. L’un d’eux brandissait une pancarte : PONCE PILATE A TUÉ VOTRE PROPHÈTE — VOUS AVEZ TUÉ LE NÔTRE !
D’autres portaient des bannières où un seul mot figurait : apostasía ! Ainsi qu’un pictogramme qui avait été tagué un peu partout à Madrid :
C’était devenu le cri de ralliement de la jeunesse espagnole. L’abjuration, la renonciation à l’Église.
— Julián a fait une déclaration ?
— Non. Et c’est bien là le problème. Pas un mot de lui, ni de l’archevêque, ni d’aucun porte-parole du Palais. Ce silence ne fait qu’attiser les soupçons. Les théories du complot gagnent du terrain et les médias nationaux commencent à se demander où vous êtes et pourquoi vous n’avez pas non plus fait de communiqué.
— Moi ?
— Vous avez été témoin du meurtre. Vous êtes la future reine. La femme que le prince Julián aime. Le public veut vous entendre dire que vous êtes certaine que Julián n’a rien à voir avec cette histoire.
En son for intérieur, elle savait que Julián ne pouvait être lié au meurtre d’Edmond. Quand il la courtisait, il était un homme tendre et sincère, peut-être d’un romantisme un peu trop impulsif, mais certainement pas un meurtrier.
— On se pose les mêmes questions pour le professeur Langdon. Pourquoi lui aussi est-il introuvable ? Pourquoi ne s’exprime-t-il pas alors que c’est lui qui a ouvert la soirée avec la vidéo ? Des blogs commencent à laisser entendre que ce silence est peut-être le signe qu’il est impliqué dans le meurtre.
— C’est complètement idiot !
— N’empêche que cette hypothèse fait des émules. Ces théories s’inspirent des anciennes recherches de Langdon, en particulier sur le Saint Graal et la descendance de Jésus[3]. Apparemment, les descendants mérovingiens de la lignée du Christ auraient des liens avec les carlistes, et le tatouage dans la main de l’assassin montre que…
— Stop ! Tout cela est absurde.
— D’autres avancent que Langdon a disparu parce qu’il est lui-même devenu une cible. Tout le monde joue à Sherlock Holmes ! La planète entière se demande quelle peut bien être la découverte d’Edmond et qui aurait eu intérêt à le faire taire. Les spéculations vont bon train.
Ambra entendit les pas de Langdon résonner dans le couloir. Elle se retourna au moment où il débouchait dans la pièce.
— Ambra, l’interpella-t-il aussitôt. Vous saviez qu’Edmond était gravement malade ?
— Malade ? Non.
Il lui raconta sa découverte dans la salle de bains.
La jeune femme était stupéfaite.
Voilà pourquoi il était si pâle et maigre ! Et qu’il travaillait tant ces derniers mois. Il savait que ses jours étaient comptés.
— Winston ? demanda-t-elle. Tu étais au courant ?
— Oui, répondit-il sans l’ombre d’une hésitation. Il ne voulait pas que ça se sache. Il a appris sa maladie il y a vingt-deux mois. Il a aussitôt changé de régime alimentaire et s’est mis à travailler comme un forcené. C’est aussi le moment où il s’est installé ici, pour profiter du système de filtration de l’air et se protéger des UV. Il devait vivre le plus possible dans la pénombre parce que les médicaments le rendaient sensible à la lumière. Edmond est parvenu à contredire les précisions pessimistes des médecins. Et pas qu’un peu. Mais, récemment, il a su qu’il perdait la partie. Avec les données que j’avais sur le cancer du pancréas, j’ai analysé l’état d’Edmond et calculé qu’il ne lui restait plus que neuf jours à vivre.
Neuf jours ? Ambra n’en revenait pas. Elle s’en voulait tellement de s’être moquée de son régime vegan, et de sa boulimie de travail.
Il a laissé ses dernières forces dans cet ultime moment de gloire, pour faire ses adieux au monde, se désola-t-elle.
Dès lors, Ambra était plus que décidée à achever son œuvre.
— Je n’ai pas trouvé un seul livre de poésie, annonça-t-elle à Langdon.
— Le poète que nous cherchons est peut-être Friedrich Nietzsche. (Il lui parla du texte qui trônait au-dessus du lit.) Cette citation ne fait pas quarante-sept lettres, mais elle prouve sans l’ombre d’un doute qu’Edmond était fan.
— Winston ? Tu peux fouiller dans les poèmes de Nietzsche et isoler les vers de quarante-sept lettres ?
— Certainement, répondit celui-ci. En allemand ou dans leur traduction anglaise ?
Ambra hésita.
— Commencez en anglais, intervint Langdon. Edmond comptait entrer ce code sur le clavier de son téléphone. Et sur un clavier classique, ce n’est pas très simple d’aller chercher un eszett allemand.
Ambra acquiesça. C’était futé !
— J’ai vos résultats, annonça Winston quasi instantanément. Il y a près de trois cents poèmes traduits, et cent quatre-vingt-deux vers de quarante-sept lettres précisément.
— Autant que ça ?
— Winston, insista Ambra. Edmond disait qu’il s’agit d’une prophétie… d’une prédiction… et qui est en passe de se réaliser. Tu ne vois rien qui pourrait correspondre ?
— Je regrette. Je ne distingue aucune prophétie. Les vers en question appartiennent à de longues strophes qui, sorties de leur contexte, n’ont pas grand sens. Je vous les montre ?
— Il y en a trop, répliqua Langdon. Il faut trouver un véritable livre et espérer qu’Edmond aura signalé le passage.
— Je vous conseille de vous dépêcher. Votre présence n’est plus un secret.
— Comment ça ?
— Les infos locales disent qu’un avion militaire vient d’atterrir à Barcelone avec à son bord deux agents de la Guardia Real.
Dans les faubourgs de Madrid, l’archevêque Valdespino était heureux d’avoir quitté le Palais avant que les grilles ne se referment sur lui. Installé à côté du prince sur la banquette de l’Opel, le prélat espérait que cette fuite l’aiderait à reprendre la main.
— À la Casita del Princípe ! ordonna Valdespino à son novice.
La maison de campagne du prince se trouvait à quarante minutes de Madrid. C’était plus un manoir qu’une maison. L’endroit servait de résidence privée aux héritiers de la couronne depuis le milieu du XVIIIe siècle — une maison à l’abri des regards où les garçons pouvaient vivre leur vie d’enfant avant de s’occuper des affaires du pays. Valdespino avait convaincu Julián que se retirer à la Casita serait plus sûr.
Sauf que je ne l’emmène pas là-bas, songea l’archevêque en jetant un coup d’œil au prince assis près de lui. Julián regardait à la fenêtre, visiblement perdu dans ses pensées.
Don Julián était-il aussi naïf qu’il le paraissait ? Ou, comme son père, était-il passé maître dans l’art de la dissimulation pour ne montrer au monde que la partie qu’il choisissait de dévoiler ?