9.

Ma vie en dépend…

Les mots résonnèrent dans la salle.

— Edmond ? Que se passe-t-il ?

Les lumières clignotèrent à nouveau. Kirsch les ignora.

— Cette année a été extraordinaire pour moi, expliqua-t-il à voix basse. J’ai travaillé en solitaire sur un grand projet et mes recherches m’ont amené à faire cette découverte scientifique.

— C’est une excellente nouvelle, non ?

— En effet. Et l’annoncer au monde entier m’emplit de joie. Cela va induire une révolution conceptuelle sans précédent. Avec des répercussions aussi profondes que la découverte de Copernic.

Copernic ? Si l’humilité n’était pas l’une des qualités d’Edmond, cette fois, il y allait un peu fort. Copernic était le père du modèle héliocentrique. Soutenir au XVIe siècle que les planètes tournaient autour du soleil avait mis à mal la doctrine de l’Église, qui affirmait que l’homme était au centre de l’univers. Bien sûr, l’Église avait réfuté cette théorie et l’avait mise à l’index pendant trois cents ans, mais le mal était fait. Le monde n’avait plus jamais été le même.

— Je vous vois sceptique. Une comparaison avec Darwin, alors ?

— Même combat, répondit Langdon.

— Très bien, je vous éclaire : quelles sont les deux questions fondamentales que se pose l’humanité depuis la nuit des temps ?

Langdon réfléchit un moment.

— L’une d’elles est sans doute : « Comment tout a commencé ? »

— Précisément ! Et la seconde découle de la première. Après « d’où venons-nous ? » vient…

— « Où allons-nous ? »

— Ces deux interrogations sont au cœur de la conscience humaine. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? La création de l’homme et son destin. Deux mystères universels. (Une lueur passa dans les yeux de Kirsch.) Robert, cette découverte, je l’ai faite ! J’ai la réponse, claire et précise, à ces deux questions.

Oui, les conséquences étaient vertigineuses.

— Je ne sais que dire…

— Il n’y a rien à dire. J’espère juste que nous aurons le temps de discuter de tout cela après la soirée. Mais pour le moment, je veux vous parler du côté obscur…

— Obscur ?

— Des effets négatifs. En apportant une réponse à ces deux questions existentielles, je pourfends des millénaires d’enseignement religieux. La création de l’homme et sa destinée sont par tradition des questionnements spirituels. Et moi, j’arrive comme un chien dans un jeu de quilles. Aucune Église n’appréciera ce que je suis sur le point d’annoncer.

— Voilà pourquoi durant notre dernier déjeuner à Boston vous m’avez cuisiné pendant deux heures sur les religions…

— Exact. Et vous vous souvenez de ce que je vous ai dit ? Dans les vingt prochaines années, la science aura détruit tous les mythes religieux.

Comment l’oublier !

— Je vous ai répondu que les religions ont survécu à toutes les découvertes scientifiques, qu’elles ont un rôle essentiel dans la société. Qu’elles évolueront, mais ne mourront point.

— C’est vrai. Mais c’est la quête de ma vie : que la vérité de la science s’impose à tous les hommes, qu’elle éradique définitivement les religions. Vous vous rappelez ?

— Oui. C’était assez radical.

— Et vous m’avez mis au défi d’y parvenir. Vous disiez que, chaque fois qu’apparaît une nouvelle vérité scientifique, je ferais bien d’aller en discuter avec des érudits religieux. Et je m’apercevrais alors que science et religion parlent de la même chose, chacune dans son langage.

— Je m’en souviens très bien. Le conflit entre cartésianisme et spiritualisme est souvent uniquement sémantique.

— Il se trouve que j’ai suivi votre conseil. Je suis allé consulter des représentants du monde spirituel pour leur faire part de ma dernière découverte.

— Ah oui ?

— Vous avez entendu parler du Parlement des religions du monde ?

— Bien sûr.

Langdon admirait les efforts humanistes de cette assemblée interconfessionnelle.

— Il se trouve que, cette année, le Parlement se réunissait à Barcelone, à une heure de chez moi, à l’abbaye de Montserrat.

Un site spectaculaire. Quelques années plus tôt, Langdon avait visité ce monastère perché sur un pic rocheux.

— Quand j’ai appris qu’il tenait séance durant la semaine où je comptais annoncer ma découverte au monde, j’y ai vu comme…

— Comme un signe de Dieu ?

Kirsch rit de bon cœur.

— Si vous voulez. Je les ai donc contactés.

— Vous vous êtes adressé au Parlement des religions ?

— Non. Ç’aurait été bien trop dangereux. L’information aurait fuité. J’ai demandé une audience avec juste trois émissaires — un catholique, un musulman et un juif. Et nous nous sommes réunis tous les quatre dans la bibliothèque.

— Dans la bibliothèque ? Je n’en reviens pas ! C’est le saint des saints pour le monastère.

— Je voulais un endroit sûr. Pas de téléphones, pas de caméras, pas d’intrus. Avant de leur révéler quoi que ce soit, je leur ai fait promettre de garder le silence. Ils ont accepté. À ce jour, ce sont les seules personnes au monde à être au courant.

— Fascinant. Et comment ont-ils réagi ?

Kirsch grimaça.

— Je ne m’y suis pas très bien pris. Vous me connaissez, Robert, je suis assez direct. J’appelle un chat un chat.

— Oui. J’ai ouï dire que le relationnel n’était pas votre fort.

Comme Steve Jobs et tant d’autres visionnaires !

— J’ai donc commencé par leur dire l’évidence : que j’avais toujours considéré la religion comme un moyen d’endormir les masses et qu’en tant que scientifique j’avais du mal à accepter de voir des milliards de personnes intelligentes croire à des sornettes juste pour trouver un sens à leur vie. Bien sûr, ils m’ont demandé pourquoi je venais consulter des personnes pour lesquelles je n’avais aucune estime. Je leur ai alors répondu que je voulais évaluer leur réaction, me faire une idée du choc que causeraient mes révélations.

— Toujours diplomate. Savez-vous que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire ?

Kirsch fit un geste de la main.

— Tout le monde connaît ma position sur les religions. Je pensais qu’ils apprécieraient mon honnêteté. Bref, après ce préambule, je leur ai présenté mon travail, leur ai expliqué par le menu ce que j’avais découvert et comment cela changeait la donne. Je leur ai même montré une vidéo, qui est assez saisissante je le reconnais. Ils en sont restés bouche bée.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit au juste ?

— J’espérais qu’on aurait une vraie conversation, mais le catholique a fait taire les deux autres avant qu’ils aient eu le temps d’en placer une. Il m’a demandé de renoncer, de ne pas rendre publique cette information. J’ai répondu que j’allais y réfléchir pendant le prochain mois.

— Mais vous allez l’annoncer ce soir.

— C’est vrai. Je leur ai dit que je ne le ferais pas avant plusieurs semaines. Je ne voulais pas qu’ils paniquent ni qu’ils me mettent des bâtons dans les roues.

— Mais quand ils vont l’apprendre…

— Ils ne vont pas être contents, c’est sûr. En particulier le catholique. Antonio Valdespino. Vous le connaissez ?

— L’archevêque Valdespino ?

— Lui-même.

Valdespino n’était certes pas le meilleur interlocuteur pour un athée convaincu comme Edmond !

Il était l’un des plus importants prélats de l’Église catholique espagnole, un ultra-conservateur qui avait une grande influence sur le roi d’Espagne.

— C’était lui qui recevait le Parlement cette année. C’est à lui que j’ai eu affaire pour organiser la rencontre. Je l’ai prié de convier également deux représentants de l’islam et du judaïsme.

Les lumières clignotèrent de nouveau. Kirsch soupira.

— Robert, comme je vous l’ai dit j’ai besoin de votre avis. Pensez-vous que ce Valdespino peut être dangereux ?

— Dangereux comment ?

— Ce que j’ai révélé menace son Église. Je veux savoir s’il risque d’attenter à ma vie.

Langdon secoua la tête.

— Non. Impossible. Je ne sais pas ce que vous lui avez dit au juste, mais Valdespino est un pilier du catholicisme en Espagne, il est très proche de la famille royale. C’est donc un personnage puissant… mais c’est un prêtre, pas un tueur à gages. Il va faire appel à ses appuis politiques. Il risque de prêcher contre vous, cependant j’ai du mal à croire que vous pourriez être physiquement en péril.

Kirsch ne paraissait guère convaincu.

— Si vous aviez vu le regard qu’il m’a lancé quand j’ai quitté Montserrat…

— Vous vous trouviez dans un sanctuaire pour annoncer à ces trois hommes que leurs croyances n’étaient que des sornettes ! Vous espériez quoi ? Qu’ils vous offrent du thé et des petits gâteaux ?

— Certes. Toutefois je ne m’attendais pas à recevoir des menaces de sa part.

— Des menaces ?

Kirsch sortit son gros téléphone. Un appareil bleu turquoise décoré d’hexagones. Le fameux motif de Gaudí.

— Écoutez ça…

Kirsch appuya sur une touche et lui tendit l’appareil. La voix glaciale d’un homme âgé résonna :

« Monsieur Kirsch, ici Valdespino. Comme vous le savez, notre entrevue nous a fortement troublés, mes deux confrères et moi-même. Rappelez-moi de toute urgence pour que nous puissions poursuivre cette conversation. Je ne saurais trop vous mettre en garde contre les dangers que ferait courir au monde la divulgation de cette information. Sans nouvelles de votre part, nous déciderons de faire une annonce préliminaire concernant votre découverte, pour la commenter, la recadrer, la discréditer, afin de limiter les dégâts que vous vous apprêtez à causer à la civilisation… Dommages dont vous ne mesurez visiblement pas l’étendue. J’attends donc votre appel. Je vous déconseille instamment de me mettre à l’épreuve. Ne doutez pas de ma détermination. »

Fin du message.

C’était assez agressif, en effet. Mais ces mots, plutôt que l’inquiéter, ne faisaient que piquer la curiosité de Langdon.

— Alors ? Vous l’avez rappelé ?

— Non. Tout ce qu’ils veulent, c’est que j’enterre ma découverte. Jamais ils ne prendront le risque de l’annoncer seuls. En plus, ils sont pris de court. Ils n’ont pas le temps de passer à l’action. (Kirsch regarda Langdon avec insistance.) Mais je ne sais pas… il y a quelque chose de terrifiant dans sa voix… ça m’obsède.

— Vous pensez être en danger, ici ? Ce soir ?

— Non, non. Il y a des contrôles partout. La liste des invités a été vérifiée. Je m’inquiète davantage pour la suite, quand ce sera rendu public. C’est idiot, je sais. C’est sans doute le trac, rien de plus. Je voulais juste avoir votre impression.

Langdon observa son ami. Il était si pâle.

— Edmond… Valdespino ne s’en prendra jamais physiquement à vous, même s’il est très en colère, j’en suis intimement convaincu.

Les lumières clignotèrent encore.

— Entendu. Je vous crois. (Kirsch consulta à nouveau sa montre.) Il faut que j’y aille. Mais on se voit après, si vous voulez bien. Il y a certains aspects de ma découverte dont je voudrais m’entretenir avec vous.

— Avec joie.

— Parfait. Cela risque d’être un peu la folie tout à l’heure. Il nous faut un endroit tranquille pour parler. (Il sortit une carte de visite et écrivit quelque chose au dos.) Après la présentation, prenez un taxi et montrez ça au chauffeur. Il saura où vous emmener.

Il tendit la carte à Langdon qui la retourna, s’attendant à trouver l’adresse d’un restaurant ou d’un hôtel.

BIO-EC346

— Et un chauffeur de taxi est censé comprendre ça ?

— Absolument. Je préviendrai la sécurité. Je vous y rejoindrai le plus vite possible.

La sécurité ? BIO-EC346 serait donc le nom pour quelque laboratoire secret ?

— Ce code est simplissime, Robert. Vous saurez le craquer en un rien de temps. Au fait, je voulais vous prévenir… vous allez être sur scène avec moi ce soir.

— Sur scène ?

— Pas de panique. Vous n’aurez rien à faire, je vous le promets, ajouta-t-il en se dirigeant vers la sortie de la spirale. Je dois filer en coulisses. Mais vous avez Winston pour vous guider. On se voit après. J’espère que vous avez raison pour Valdespino.

— Oubliez ça, Edmond. Concentrez-vous sur votre présentation. Vous n’avez rien à craindre de ces gens.

— Vous n’en serez peut-être plus aussi sûr après ce que je vais annoncer.

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