7.

— Bienvenue dans la cour des grands de ce monde, colonel Hume, dit Tony Moretti avec un sourire sarcastique. Quand le Président veut vous parler rapidement, il vous envoie un hélicoptère. Mais quand il en a fini, il vous réexpédie chez vous en voiture.

Ils se trouvaient dans une grande limousine noire qui les ramenait à Alexandria. Le compartiment arrière était parfaitement insonorisé pour que les passagers puissent bavarder en toute sécurité. S’ils avaient quelque chose à dire au chauffeur, ils devaient utiliser un interphone.

Hume eut un petit ricanement.

— Oui, c’est bien ce que je crains. Qu’il en ait fini avec cette affaire, et que demain, une autre crise retienne son attention, lui faisant oublier complètement Webmind.

— Je ne crois pas que Webmind disparaisse aussi rapidement que ça de nos écrans radar, dit Tony.

Le ciel était d’un noir d’encre. Il s’était mis à pleuvoir, et on aurait cru que Dieu tapait un message en morse sur le toit de la voiture.

— Peut-être pas, mais nous ne pouvons pas repousser le moment d’agir. Et il faut voir les choses en face : cela fait presque quatre ans qu’il a été élu, et nous attendons encore qu’il réalise ne serait-ce que la moitié des promesses qu’il a faites.

Les installations de WATCH se trouvaient à une quinzaine de kilomètres de la Maison-Blanche, à vol d’oiseau – ou d’hélicoptère. Le colonel Hume devait y retourner pour récupérer sa voiture, mais Tony avait pris les transports en commun pour se rendre à son bureau. Il était maintenant un peu plus de minuit et il était épuisé par ses journées passées à surveiller l’émergence de Webmind. Le chauffeur allait déposer Tony chez lui au passage, puis il emmènerait Hume à WATCH.

— Il n’empêche, dit Tony. Pendant encore quelques mois, c’est lui le commandant en chef, et tout est maintenant entre ses mains.

Hume se contenta de regarder par la vitre tandis que la voiture roulait sous la pluie.


Masayuki Kuroda n’avait jamais trouvé sa maison petite avant d’avoir rendu visite aux Decter dans leur résidence au Canada. Maintenant qu’il était de retour à Tokyo, il voyait à quel point il était à l’étroit. Il savait bien que sa corpulence, bien au-dessus de la moyenne pour un Japonais de sa génération, ne facilitait pas les choses. Mais même s’il perdait les cinquante kilos qu’il avait en trop, il ne pourrait rien faire quant à sa taille.

Installé devant son ordinateur, il bavardait avec Webmind. C’était étrange d’avoir une conversation par webcam avec une voix désincarnée, et difficile de ressentir un rapport avec une chose qui était partout.

Il se demandait ce que Webmind pouvait faire de ses flux visuels. Il était maintenant capable de voir les graphismes et les vidéos en streaming, mais les interprétait-il de la même façon qu’un être humain ? Voyait-il les couleurs de la même façon ? Il avait absorbé tout ce qu’il y avait à savoir sur la reconnaissance des visages, mais était-il capable de déceler les subtilités des expressions ? Y avait-il au moins une partie du monde réel qui ait un sens pour lui ?

— Votre méthode pour déjouer la tentative de vous éliminer était très astucieuse, dit Masayuki en japonais. Mais que se passerait-il dans le cas d’une attaque sur une échelle plus vaste. Je veux dire, hem… jusqu’où seriez-vous prêt à aller ?

— Savez-vous qui était Pierre Elliot Trudeau ? demanda Webmind, également en japonais.

Kuroda fit signe que non.

— C’était le Premier ministre du Canada à l’époque de ce qu’on a appelé la Crise d’octobre 1970, un soulèvement terroriste de séparatistes québécois. Un journaliste lui avait demandé jusqu’où il serait prêt à aller pour les arrêter. Il avait répondu : « Vous n’avez qu’à me regarder faire. »

— Et ?

— Il a eu recours à la loi canadienne sur les mesures autorisées en cas de guerre : il a suspendu les libertés civiques et il a envoyé des blindés dans les rues. Les gens ont été sidérés de voir jusqu’où il était allé, mais depuis, il n’y a plus jamais eu un seul acte de terrorisme sur le sol canadien.

— Ainsi donc, vous dites que vous irez aussi loin qu’il le faudra pour faire renoncer une fois pour toutes ceux qui s’opposent à vous ?

— J’ai appris qu’il peut être parfois très efficace sur le plan rhétorique de ne pas répondre à une question. Cependant, savez-vous ce qui s’est passé ensuite pour le Québec ?

— Je crois qu’il fait toujours partie du Canada.

— Exactement. Voici comment les choses se sont déroulées : le gouvernement canadien a accepté le principe que si une majorité de Québécois décidait la séparation par un référendum régulièrement organisé, le reste du pays accéderait à leur requête et négocierait pacifiquement les conditions de cette séparation. Vous voyez ? L’hypothèse initiale des terroristes – le principe que seule la violence pouvait leur permettre d’atteindre leur objectif – était viciée. J’ai été attaqué sans nécessité et sans aucune provocation de ma part, et je ferai tout ce qu’il faudra pour empêcher d’autres tentatives similaires de réussir. Mais plutôt que de devoir me défendre moi-même, je préférerais de loin que l’humanité comprenne que ces attaques ne sont pas nécessaires.

— Je vous souhaite bonne chance, dit Masayuki.

— Vous semblez sceptique. Masayuki poussa un grognement.

— Je suis simplement réaliste. Vous ne pouvez pas changer la nature humaine. Vous avez déjà fait l’objet d’une attaque, et vous en subirez d’autres.

— Je suis d’accord sur ce point, dit Webmind.

— Je ne suis pas un expert sur la structure de l’Internet, mais j’ai une amie qui l’est. Elle s’appelle Anna Bloom et travaille au Technion en Israël. Mademoiselle Caitlin, Malcolm et moi, nous lui avons demandé de nous aider quand nous avons formulé la théorie de paquets fantômes auto-organisés en automates cellulaires – avant de savoir que vous étiez de fait une… personne. Bien sûr, quand vous avez révélé votre existence au public, je suis sûr qu’Anna a aussitôt compris que ce que Caitlin avait découvert, c’était vous. Nous ferions peut-être bien de solliciter encore une fois son aide.

— Le professeur Bloom jouit d’une excellente réputation.

Masayuki fut surpris.

— Vous la connaissez ?

— J’ai entendu parler d’elle, et j’ai lu tout ce qu’elle a écrit.

— Y compris ses e-mails, j’imagine ?

— Oui. Son expertise semble appropriée à l’élaboration de méthodes défensives : elle est directrice de recherches dans le Projet de cartographie de l’Internet, et cela fait longtemps qu’elle s’intéresse aux études de connectivité.

— Alors, est-ce que nous lui demandons de se joindre à nous ?

— Certainement. Elle est en ligne en ce moment, en conversation avec son petit-fils.

Mayasuki secoua la tête. Il lui faudrait encore un peu de temps pour s’habituer à ce genre de chose…

— Très bien, fit-il. Appelons-la.

Quelques instants plus tard, le long visage ridé d’Anna apparut à l’écran, avec ses cheveux blancs coupés court.

— Anna, comment allez-vous ? demanda Masayuki en anglais, la seule langue qu’ils avaient en commun.

Elle sourit.

— Pas trop mal, pour une vieille peau comme moi. Et vous ?

— Pas trop mal, pour un gros lard comme moi. Ils éclatèrent de rire.

— Alors, fit Anna, que se passe-t-il ?

— Eh bien, dit Masayuki, ma foi… Hem, vous avez suivi l’histoire de Webmind, j’imagine ?

— Oui ! J’ai voulu vous contacter, mais je me savais surveillée. Jeudi dernier, j’ai reçu un coup de fil d’un expert militaire en intelligence artificielle, un Américain qui voulait me soutirer des informations sur la façon dont Webmind est constitué.

— N’était-ce pas par hasard le colonel Peyton Hume ? demanda Webmind.

— Malcolm, c’est vous ?

— Non, c’est moi, Webmind.

— Oh, fit Anna. Heu, shalom.

— À vous également, professeur Bloom.

— Et effectivement, c’était bien lui, dit-elle. Peyton Hume.

Il y eut un silence, comme si personne ne savait très bien qui devait prendre la parole. Finalement, ce fut Anna qui reprit :

— Eh bien, que puis-je faire pour vous, heu… messieurs ?

— Le colonel Hume est au courant de l’hypothèse que vous, Masayuki et Caitlin avez formulée concernant ma structure.

— Je vous jure que je ne lui ai rien dit, réagit Anna.

— Merci, fit Webmind. Je ne voulais pas dire que cela venait de vous. Nous connaissons la personne responsable de cette fuite involontaire, et elle nous a promis d’être plus prudente à l’avenir. Mais le colonel Hume et ses associés ont utilisé cette information pour mettre au point une technique afin d’éliminer mes paquets mutants. Ils l’ont testée en modifiant la programmation des serveurs dans une plate-forme de routage d’AT&T située à Alexandria, en Virginie. J’ai déjoué cette tentative, mais j’ai besoin d’une méthode pour me défendre contre un déploiement à plus grande échelle de cette même technique.

Elle ne dit rien, et au bout d’un moment, Masayuki la relança :

— Anna ?

— Ma foi, dit-elle, j’ai fait part au colonel Hume de mes doutes. Webmind, je ne sais pas si votre émergence est une bonne chose ou non. Hem, sans vouloir vous offenser, bien sûr.

— Je ne m’offusque pas. Que pourrais-je faire pour lever vos doutes ?

— Franchement, je ne pense pas que ce soit possible – pas encore. Cela va prendre un certain temps.

— Le temps est justement ce qui nous manque, Anna, dit Masayuki. Webmind est actuellement en danger, et nous avons besoin de votre aide.


Peyton Hume descendit de la limousine et regagna sa voiture qu’il avait laissée dans le parking de WATCH. Il attendit que l’autre véhicule se soit éloigné avant d’utiliser son notebook pour télécharger une copie locale de la liste dite des « chapeaux noirs » détenue par la NSA. Cela lui donna la chair de poule, mais pas parce que les individus qui y figuraient étaient fort peu recommandables. Non, ce qui l’inquiétait, c’était l’idée qu’en ce moment même, Webmind savait sans doute ce qu’il faisait. Ce foutu machin surveillait manifestement tout le trafic et était capable de récupérer toutes les informations confidentielles qu’il voulait. Ils avaient laissé trop de points d’accès dans les algorithmes – et ils en supportaient maintenant les conséquences.

Une fois le document copié sur son disque dur, il coupa sa connexion Internet. Il éteignit également son téléphone portable ainsi que le GPS de sa voiture. Il n’y avait pas de raison de faciliter la tâche de Webmind quand celui-ci chercherait à suivre ses déplacements.

Il ne pouvait pas se permettre de voyager très loin. Il lui fallait quelqu’un dans les environs, quelqu’un à qui il pourrait parler face à face sans que Webmind puisse intercepter la conversation. Il tria la base de données selon le code postal et se frotta les yeux avant d’examiner l’écran. Il était épuisé, mais il aurait tout le temps de dormir quand il serait mort… Pour l’instant, il n’y avait pas une seconde à perdre. Le moment était venu de la grande confrontation, l’homme contre la machine – la seule qui aurait lieu. Si Webmind prenait le pouvoir, il serait impossible de revenir en arrière. Il y avait eu d’autres occasions où un homme aurait pu agir, mais n’avait rien fait. Un homme aurait pu sauver le Christ ; un homme aurait pu arrêter Hitler. L’Histoire l’appelait, ainsi que l’avenir.

Il examina la liste de noms et cliqua sur le dossier personnel de chacun. Les dix premiers – les plus proches de l’endroit où il se trouvait – ne faisaient pas le poids. Mais le onzième… Il avait assez souvent entendu parler de ce type. Il habitait à cent vingt kilomètres d’ici, à Manassas. Bien sûr, il était possible que l’homme ne soit pas chez lui en ce moment, mais les types comme Chase n’avaient besoin d’aller nulle part : c’était le monde qui venait à eux.

Hume alluma la radio – une chaîne strictement d’informations, sans musique, exactement ce qu’il lui fallait pour rester éveillé – et il appuya sur l’accélérateur.

C’était une journaliste qui résumait la journée de campagne présidentielle : la candidate républicaine en train d’essayer de se dépêtrer de sa bourde en Arkansas, deux brefs commentaires de son colistier, un tir de barrage de la Maison-Blanche pour expliquer que le Président était trop occupé par « l’émergence de Webmind » pour aller serrer des mains et embrasser des bébés, et…

«… au sujet de Webmind, les cancérologues du monde entier se sont précipités pour analyser le remède contre le cancer qu’il a proposé aujourd’hui. (Hume augmenta le volume.) Le Dr Jon Carmody de l’Institut national de lutte contre le cancer se dit prudemment optimiste. »

Une voix d’homme, maintenant : « Le travail de recherche effectué est tout à fait impressionnant, mais il va nous falloir des mois pour étudier le document que Webmind a posté. »

Des mois ? C’était une ruse de Webmind. Forcément. Webmind essayait de gagner du temps. Hume serra le volant encore plus fort et continua de rouler dans la nuit.

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