L’opération visant à guérir Wong Waijeng de sa paralysie nécessitait trois appareils : un de chaque côté de sa lésion de la moelle épinière, et le BackBerry externe qui recevrait les signaux d’un des implants, puis les nettoierait et les amplifierait avant de les transmettre à l’autre.
Kuroda Masayuki était un ingénieur, pas un chirurgien, et il ne pouvait insérer lui-même ces implants. Mais il y avait d’excellents micro-chirurgiens à Pékin, dont Lin Yihong qui s’était formé dans un hôpital de Melbourne.
C’est avec fascination que Kuroda avait observé son travail. L’opération avait pris quatre heures, et il y avait eu très peu de sang. Waijeng avait été placé sous anesthésie générale pendant toute la durée de l’intervention.
Il se réveilla enfin. Kuroda ne parlait pas le chinois ni Waijeng le japonais – mais la plupart des Chinois de moins de trente ans vivant dans les villes avaient appris l’anglais à l’école, et c’est dans cette langue qu’ils pouvaient communiquer.
Quand Caitlin avait reçu son implant post-rétinien, on avait attendu vingt-quatre heures pour permettre à l’hématome de se résorber avant d’activer l’appareil. Mais Caitlin avait été aveugle pendant près de seize ans, et à ce stade, cela faisait longtemps que son cerveau avait renoncé à recâbler ses centres optiques.
Pour sa part, Waijeng n’était resté paralysé que dix-sept jours : il y avait de fortes chances pour que son cerveau soit encore capable de réagir aux impulsions provenant de ses jambes, et il était préférable de procéder au plus vite à l’activation.
Au lieu d’appuyer lui-même sur le bouton du BackBerry, Kuroda préféra laisser ce soin à Waijeng. En effet, il y avait également une sorte de processus mental à déclencher, et ce geste physique pourrait le faciliter.
Waijeng ferma les yeux un instant, et Kuroda se demanda s’il était en train de prier. Puis il appuya sur le bouton et garda le doigt dessus cinq secondes, conformément aux instructions de Kuroda, et…
Et sa jambe droite – encore plâtrée – fut agitée d’un spasme, comme sous l’effet d’un coup de maillet sur le genou.
— Zhè shî yïge qijî, s’exclama Waijeng qui, sous l’effet de l’excitation, s’exprimait de nouveau en chinois.
Mais il fit une grimace : manifestement, il ressentait une douleur dans la jambe.
Il bougea l’autre jambe et la souleva en l’air.
— Zhè shî yïge qijî, dit-il de nouveau.
Kuroda aurait préféré une approche plus prudente, mais avant qu’il n’ait pu intervenir, Waijeng avait passé les deux jambes par-dessus le bord de son lit et s’était levé. Il poussa un petit cri de douleur, mais cela le fit sourire encore plus. Il vacillait légèrement et se tenait au cadre métallique du lit pour ne pas tomber, mais ce n’était guère pire que ce qu’on peut attendre d’un patient qui se lève après être resté alité quinze jours.
Waijeng s’exclama encore une fois : « Zhè shî yïge qijî » et Kuroda lui demanda ce que cela signifiait.
— Cela veut dire, répondit Waijeng en anglais avec un large sourire : « C’est un miracle. »
La mère de Caitlin avait craint qu’elles ne se retrouvent toutes les deux dans une liste d’interdits de vol bien qu’elles fussent citoyennes américaines, mais il n’y avait eu aucune difficulté particulière, à part les tracasseries habituelles à Pearson. Cependant, Caitlin se dit que Webmind était sans doute capable de falsifier des documents, et une fois qu’elles eurent franchi les portiques de détection et qu’elles furent sur le tapis roulant menant à la porte d’embarquement, elle demanda à voix haute :
— Tu n’aurais pas graissé un peu les rouages, tout à l’heure ?
Webmind fit défiler sa réponse sous ses yeux : Non, mais je ne suis pas surpris qu’ils te laissent aller aux États-Unis. Même s’ils te considèrent comme un danger à cause de ta connexion avec moi, ils adhèrent sans doute au vieux principe : « Garde tes amis près de toi, et tes ennemis encore plus près. » Le moment de vérité sera au retour, où nous verrons bien s’ils te laissent quitter les États-Unis.
Caitlin rumina cette pensée peu réjouissante pendant le vol, court et monotone, jusqu’à New York, dont la vue lui coupa le souffle quand ils s’approchèrent pour atterrir. Malgré les craintes de Tawanda, le Dr Théopolis survécut sans dommages dans la valise que Caitlin avait fait enregistrer en soute.
Quand le taxi les déposa à l’hôtel – le trajet depuis LaGuardia jusqu’à la 5e Avenue avait pris à peu près aussi longtemps que le vol depuis Toronto –, Caitlin reconnut Shoshana Glick dans l’immense hall de l’hôtel.
— Shoshana ! s’écria-t-elle.
Caitlin ne savait pas encore très bien juger visuellement de ce genre de chose, mais Shoshana mesurait pas mal de centimètres de plus qu’elle, et elle avait des yeux bleus et une longue queue-de-cheval brune. L’idée fit sourire Caitlin : elle n’avait encore jamais vu de cheval, mais elle espérait pouvoir reconnaître l’animal d’après ce genre de coiffure.
Shoshana sourit.
— Ah, la célèbre Caitlin Decter !
— Pas aussi célèbre que toi, dit Caitlin. Les vidéos où on te voit sur YouTube sont fréquentées bien plus que les miennes.
La mère de Caitlin était juste derrière elle.
— Hello, Barbara, fit Shoshana qui l’avait probablement reconnue d’après leur vidéoconférence.
— Hello. Je suis ravie de faire votre connaissance.
— Moi aussi, fit Shoshana.
— Le vol s’est bien passé ?
— C’était très long. Nous avons affrété un avion privé – c’était la meilleure façon d’amener Chobo ici. Mais nous avons dû faire une escale de ravitaillement. Chobo n’a pas apprécié les décollages et les atterrissages, mais sinon, ça s’est très bien passé.
— Et comment avez-vous fait pour que l’hôtel accepte de louer une chambre à un singe ?
— La direction a considéré que ça leur ferait une excellente publicité. Bien sûr, nous avons dû aussi verser une caution importante pour les dégâts éventuels, et payer un supplément pour le ménage.
— Bon, c’est cool, fit Caitlin qui était pressée d’en finir avec les politesses. Où est Chobo ?
— Il est dans sa chambre avec le Dr Marcuse. Et si nous allions les rejoindre ?
Ils traversèrent le hall pour se rendre aux ascenseurs. Il se trouva qu’une aveugle attendait là, avec son chien-guide. C’était la première fois que Caitlin voyait un chien de près, ou même un gros animal. Elle n’avait vu pour l’instant que Schrödinger et les différents oiseaux qui fréquentaient le jardin de ses parents. Elle n’avait jamais eu non plus de chien d’aveugle, contrairement à un certain nombre de ses camarades de l’Institut pour malvoyants d’Austin.
— Pourriez-vous appuyer sur le 10, s’il vous plaît ? demanda la femme une fois qu’ils furent dans la cabine.
Caitlin se permit un léger sourire en se penchant en avant pour trouver le bouton. Sans le bon Dr Kuroda, c’est elle qui aurait dû demander ce service…
— Nous, c’est le quinzième, ajouta Shoshana. Caitlin prit un grand plaisir à pouvoir appuyer aussi sur ce bouton. Cet ascenseur avait des caractères braille à côté des commandes, mais contrairement à ce qu’on pense généralement, ce n’était pas si pratique que ça pour des aveugles dans une cabine qu’ils ne connaissaient pas. Il fallait d’abord deviner de quel côté se trouvait le panneau, puis tâtonner pour essayer de trouver les caractères et deviner leur position par rapport au bouton correspondant.
Arrivée à son étage, la femme sortit, puis la cabine monta encore de quatre niveaux – pour Caitlin, l’idée que des gens puissent avoir peur d’un simple nombre semblait complètement absurde – et Shoshana les conduisit à la chambre.
Caitlin se demanda s’il était déjà arrivé qu’un Texan voie un singe avant d’avoir vu une vache. Probablement pas… Mais quand la porte s’ouvrit, il était bien là, accroupi dans un coin de la pièce près d’une fenêtre aux rideaux tirés. Il était plus grand qu’il ne l’avait semblé dans les vidéos, mais d’un autre côté, Caitlin n’était pas très bon juge pour ce genre de choses. Elle estima qu’il lui arriverait aux épaules s’il se tenait droit – ce qu’il ne faisait sans doute jamais, étant un singe. Les cheveux bruns de Chobo étaient séparés par une raie au milieu au-dessus de son front ridé. Caitlin avait lu que c’était ainsi que presque tous les bonobos étaient coiffés.
Le Dr Marcuse était là, lui aussi. Il était au moins aussi massif que le Dr Kuroda, et dans l’expérience limitée de Caitlin, il était beaucoup plus intimidant. Mais il les accueillit chaleureusement.
Caitlin avait un odorat particulièrement développé, et il n’y avait aucun doute que le Dr Marcuse transpirait abondamment. Mais elle devait reconnaître que son odeur n’était rien à côté de celle de Chobo. Bien sûr, le singe ne se baignait certainement pas tous les jours, et il ne devait pas très bien se brosser les dents. Cependant, il passait manifestement un certain temps à faire sa toilette : son pelage épais donnait l’impression d’avoir été brossé.
Shoshana sourit à Chobo et agita les mains dans un geste complexe. Caitlin avait eu l’occasion de tenir les mains de gens qui pratiquaient la langue des signes : il y avait quelques élèves sourds et aveugles dans son ancienne école. Mais elle ne l’avait jamais vu pratiquer dans la vraie vie, et c’était fascinant à observer.
Chobo répondit quelque chose à Shoshana. Caitlin constata qu’elle avait du mal à déterminer où se portait le regard de Chobo. Il ne semblait pas avoir de blanc dans les yeux.
Shoshana se tourna vers Caitlin.
— Je lui ai montré la vidéo de ton interview dans This Week. Comme la plupart des singes, Chobo est mal à l’aise avec les étrangers, et je voulais qu’il se familiarise d’abord avec ton apparence. (Puis s’adressant à la mère de Caitlin :) Je suis désolée, Barbara, mais je n’avais aucune vidéo de vous – j’aurais vraiment dû enregistrer notre conversation –, mais j’ai dit à Chobo que vous êtes la maman de Caitlin. Chobo aime bien les mamans. Il garde un bon souvenir de la sienne.
Shoshana agita de nouveau les mains, mais en traduisant à voix haute en même temps :
— Chobo, tu te souviens que je t’ai dit que ces gens sont des amis de ton ami spécial ?
Chobo fit un léger battement de la main droite.
— Et tu te souviens que je t’ai dit qu’ils allaient t’apporter un cadeau, pour que tu puisses de nouveau lui parler ?
Cette fois, les deux mains du singe s’agitèrent en un geste qui semblait enthousiaste.
— Eh bien, le moment est venu.
La mère de Caitlin tenait la pochette contenant le Dr Théopolis – le surnom du disque lui était resté.
— Caitlin, dit Shoshana, à toi l’honneur.
Caitlin prit le disque. Il était très léger, car il était essentiellement creux, et on lui avait ajouté une longue lanière de cuir noir fixée de part et d’autre au-dessus des « oreilles » servant de haut-parleurs. Les fixations étaient magnétiques pour que la lanière se détache facilement et évite d’étrangler Chobo si elle se prenait dans quelque chose. Caitlin tendit le disque au singe.
Shoshana fit un signe à Chobo, probablement pour lui dire de baisser la tête car c’est ce qu’il fit aussitôt. Caitlin lui passa la lanière autour du cou, et le disque se retrouva au milieu de la poitrine du singe. Chobo se redressa et regarda Caitlin avec ce qui devait être un sourire simiesque. Elle se demanda comment on disait bidi-bidi-bidi en langue des signes…
Chobo souleva alors le disque pour l’examiner un instant. Il sembla satisfait et le laissa retomber, puis ses mains bougèrent et Shoshana éclata de rire.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Caitlin.
— « Belle surprise », répondit Shoshana.
— Oui, pour ça, c’en est une, dit Caitlin en souriant.
— Hello, hello, est-ce que ça marche ?
Chobo sursauta au son de la voix de Webmind. Il baissa la tête et vit à la fois le petit écran sur le bord du disque et le demi-cercle sur le devant, éclairé en rouge à chaque syllabe de Webmind.
— Votre voix est différente, dit Shoshana qui semblait surprise.
— Oui, fit Webmind dont la voix provenait des haut-parleurs de chaque côté du disque. J’ai considéré qu’il était temps pour moi d’avoir une voix officielle. J’ai maintenant écouté tous les livres audio disponibles sur audible.com, et j’ai choisi la voix de Marc Vietor, qui en a enregistré un grand nombre. En téléchargeant les versions les mieux échantillonnées de sa production, et à l’aide des textes écrits des mêmes œuvres pour en extraire les différents phonèmes, j’ai créé une base de données contenant des fragments vocaux me permettant d’énoncer tout ce que je veux. Un logiciel inclus dans le disque assure une transition imperceptible entre les fragments à mesure qu’ils sont concaténés.
— C’est une belle voix, dit la mère de Caitlin.
— Merci, fit Webmind.
Chobo s’était approché du Dr Marcuse pour lui montrer le disque qu’il portait autour du cou. Caitlin n’avait jamais vu d’athlète olympique avec une médaille d’or, mais elle était sûre qu’aucun n’avait l’air aussi fier que Chobo en ce moment.
Soudain, le singe revint vers elles. Il serra la mère de Caitlin dans ses bras, puis Caitlin, qui éclata de rire.
— Pourquoi fait-il ça ? demanda-t-elle.
— Il vous remercie de lui avoir apporté le disque, répondit Shoshana. (Chobo relâcha Caitlin et agita de nouveau les mains.) Et maintenant, il dit : « Ami, ami. »
Et Chobo conclut par un cri de joie strident.
Caitlin était encore beaucoup trop novice pour reproduire un signe complexe après l’avoir simplement vu. Il lui aurait fallu pouvoir toucher les mains de Chobo ou de Shoshana pour apprendre le mot. Mais elle imita assez bien le cri de Chobo, et fut ravie d’être récompensée par une autre embrassade. Et Chobo se précipita de l’autre côté de la pièce où il ouvrit sans aucune difficulté un des tiroirs de la commode.
— Chobo ! fit Shoshana d’un ton sévère, mais le singe l’ignora et se mit à fouiller un moment, puis il revint en bondissant.
Caitlin ne reconnut pas l’objet en le voyant, mais dès qu’il fut dans sa main, elle sut exactement ce que c’était. Chobo venait de lui offrir un bonbon au chocolat, un Hershey’s Kiss, et en donnait maintenant un autre à sa mère.
— Merci ! fit Caitlin.
Chobo gazouilla joyeusement et se plongea de nouveau dans l’examen de son disque.
— Eh bien, fit la mère de Caitlin en dépiautant son bonbon, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— C’est la première fois que je viens à New York, dit Shoshana. J’avais l’intention d’aller voir un spectacle à Broadway – hem, si vous ne voyez pas d’inconvénient à vous occuper de Chobo ce soir, Dr Marcuse ?
— Pas de problème, fit-il en désignant d’un large geste un des murs de la pièce. (Caitlin se rendit compte qu’un grand écran y était fixé.) Chobo et moi, ça nous fera du bien de nous détendre un peu avant le grand événement de demain. Nous regarderons la télé ensemble.
— Parfait, dit la mère de Caitlin, ce sera donc une soirée entre filles. Qu’est-ce qu’on va voir ?
— Je peux vous indiquer les spectacles pour lesquels il reste de bonnes places disponibles, dit Webmind.
— Je sais qu’on redonne Miracle en Alabama, suggéra Caitlin. On en parlait récemment sur la liste de Blindmath. Il y a encore des places ?
— Trois places côte à côte, au sixième rang, répondit Webmind. Je peux vous les réserver.
— Ah, Webmind, fit Shoshana en souriant. Je ne sais pas comment on a pu se débrouiller si longtemps sans vous !
Le colonel Hume s’approcha de la longue table avec sa rangée d’écrans et ses claviers. Les traces de sang étaient évidentes, maintenant. Les claviers étaient tous de type ergonomique, couleur ivoire, avec le clavier numérique nettement séparé du reste. Sur le troisième clavier à partir de la gauche, cette séparation était recouverte de sang séché. Il y avait également une éclaboussure sur la surface marron de la table, et une constellation de gouttelettes sur deux des moniteurs. L’une de ces gouttes était bizarrement éclairée par la diode de l’interrupteur au bas de l’écran.
On ne pouvait pas avoir passé autant de temps dans les cercles de pouvoir à Washington sans reconnaître les saignements de nez d’un accro à la cocaïne, mais…
Mais il ne voyait pas de plaque de verre, pas de rasoir ni de billet de cent dollars roulé…
— Chase ? cria Hume. Chase, vous êtes là ?
Il alla jeter un coup d’œil dans la cuisine et la salle à manger, puis il explora les autres pièces y compris celles du sous-sol, où il trouva des dizaines de serveurs installés dans des racks. Aucun signe de Chase, mais maintenant que son attention était éveillée, il remarqua sur le parquet du salon des trainées de sang qui allaient jusqu’à la porte d’entrée.
Bien sûr, il imagina aussitôt le pire, mais il pouvait y avoir des explications moins graves : le type avait peut-être eu une hémorragie nasale importante, à cause de la cocaïne, ou il avait pu s’assoupir devant son clavier et se cogner… et il avait filé à l’hôpital pour se faire soigner, quelque chose comme ça…
Auquel cas sa voiture ne serait plus là ! Hume ressortit et essaya de tourner la poignée de la porte du garage : elle était verrouillée. Il fit le tour de la maison et trouva une petite porte donnant sur le garage, avec une lucarne. Il y avait une voiture à l’intérieur, une Toyota gris argenté. Le garage pouvait contenir deux voitures, mais l’espace supplémentaire était rempli de cartons sur lesquels on pouvait lire « Dell », « Gateway » et « HP ». Et quand Hume était venu ici la première fois, tard dans la nuit, il n’y avait pas eu de voiture garée dans l’allée. Chase ne possédait sans doute que celle-là.
Mais il avait aussi des tas de caméras de surveillance ! S’il s’était passé quelque chose, c’était forcément enregistré. Hume retourna précipitamment dans la maison.
Ah, bon sang, il faisait un bien piètre détective ! En regardant la porte de plus près cette fois, il put constater qu’elle avait été forcée. Il n’y avait pas de dégâts apparents sur la poignée, mais le chambranle était fracturé un peu au-dessus. Hume se rendit compte qu’il valait mieux ne pas brouiller encore plus les éventuelles empreintes digitales laissées sur la poignée, et il poussa donc le battant avec le coude.
Il examina de nouveau la pièce. Il y avait manifestement eu une bagarre ici : on voyait des éraflures sur le parquet. Chase avait sans doute été traîné dehors…
Hume retourna à la table des ordinateurs. Il appuya sur la barre espace du premier clavier pour réveiller le moniteur, et…
Ah, zut… On lui demandait un mot de passe.
Il essaya le deuxième clavier, même chose.
Le troisième – celui qui était couvert de sang – conduisit au même résultat, ainsi que le quatrième. Chase ne plaisantait pas avec la sécurité, et chacun de ses ordinateurs était certainement automatiquement verrouillé après une certaine période d’inactivité.
Hume se mit à quatre pattes pour regarder sous la table. Oui, il voyait bien les câbles des caméras de surveillance connectés à l’arrière d’une des tours. Les éventuels enregistrements étaient inaccessibles.
Et naturellement, le code du virus sur lequel Chase travaillait devait être protégé par un mot de passe, lui aussi. Hume jura entre ses dents.
Le sang avait l’air parfaitement sec, et à en juger par sa couleur sombre, ce qui s’était passé ici remontait probablement à hier, ou même avant-hier. Chase pouvait être absolument n’importe où, maintenant.
Les mains sur les hanches, Hume respira profondément et examina de nouveau la scène.
S’il s’était agi d’un jour ordinaire, son devoir aurait été tout à fait clair : appeler la police, signaler la disparition de Chase, remplir des papiers…
Mais ce n’était pas un jour ordinaire. Ou plus précisément, c’était peut-être le dernier jour ordinaire qui restait à l’humanité. Il n’avait pas de temps à perdre avec ça, et surtout, un tel rapport viendrait forcément à la connaissance de Webmind… qui saurait aussitôt que Hume était au courant de ses agissements. Il pensa un instant essayer d’effacer ses empreintes, mais cela prendrait trop de temps, et c’était de toute façon une tâche impossible. Il sortit donc de la maison en refermant la porte derrière lui.
Une fois dans sa voiture, il consulta de nouveau sa liste de hackers pour voir lequel était le plus proche de chez Chase.
Ah, oui. Le célèbre Crowbar Alpha, l’as de la pince-monseigneur informatique… À précisément trente-sept kilomètres d’ici. Tout compte fait, il conviendrait peut-être même mieux que Chase.
Hume passa la marche arrière, sortit de l’allée et s’engagea dans la rue en faisant rugir son moteur.