Caitlin était dans sa chambre aux murs bleu pervenche avec sa mère. Elle était assise et sa mère se tenait debout derrière elle. Sur le plus grand de ses deux moniteurs, une session Skype était ouverte. Caitlin n’avait encore jamais rencontré Shoshana Glick, et elle était assez satisfaite de la reconnaître d’après les vidéos qu’elle avait vues sur YouTube. Elle commençait à se souvenir de visages en particulier. Celui de Shoshana était étroit et lisse – ce qui voulait dire qu’elle était jeune !
— Hello, Shoshana, dit Caitlin avec enthousiasme.
— Hello, répondit Shoshana. (Elle fit un geste vers un homme très imposant qui se tenait derrière elle.) Voici mon directeur de thèse, le Dr Harl Marcuse.
Caitlin avait un certain talent pour identifier les accents. Celui de Shoshana était de Caroline du Sud. Mais elle fut étonnée d’entendre pour la première fois le nom « Marcuse » prononcé par un humain, en trois syllabes distinctes : « Mar-COU-zé ». Quand elle avait trouvé son nom en ligne, JAWS l’avait prononcé en le faisant rimer avec « J’accuse »…
— Je suis là également, fit la voix synthétique de Webmind.
Shoshana se concentra sur son écran, comme si elle s’attendait à voir autre chose que la chambre de Caitlin.
— Hem… heu, enchantée, fit-elle.
— Et voici ma mère, le Dr Barbara Decter, ajouta Cai-tlin.
— Appelez-moi simplement Barbara, fit sa mère.
— Et vous pouvez m’appeler Sho. Webmind ne voulut pas être en reste.
— Et vous pouvez m’appeler Web, dit-il de sa voix désincarnée.
Caitlin éclata de rire.
— Non, dit-elle, je ne crois pas que ce soit une très bonne idée !
— Désolée, dit Shoshana en secouant la tête, ça fait vraiment bizarre de vous voir toutes les deux, mais pas Webmind.
— C’est drôle que vous disiez ça, Sho, répondit Caitlin, parce que c’est justement la raison pour laquelle nous vous avons contactée. Webmind va devoir faire une apparition très spéciale en public, et il souhaite présenter un visage aux spectateurs, et… Ma foi, nous pensons que Chobo serait idéal pour jouer ce rôle.
— Pourquoi ? demanda Shoshana. Et qu’est-ce que c’est que cette histoire d’un contact antérieur entre Chobo et Webmind ?
— Oh, ça… dit Caitlin. Webmind me dit que vous aviez des problèmes avec Chobo, qui était devenu violent et difficile à contrôler, c’est bien cela ?
— Oui, dit Shoshana qui ajouta aussitôt, comme si elle éprouvait le besoin de défendre le singe : Mais c’est très normal chez les chimpanzés mâles quand ils deviennent adultes.
— Mais Chobo n’est pas seulement un chimpanzé, n’est-ce pas ? C’est un hybride, moitié chimpanzé et moitié bonobo, c’est bien ça ?
— Oui, fit Shoshana. À notre connaissance, c’est le seul cas au monde.
Le Dr Marcuse intervint d’une profonde voix de basse. Caitlin la reconnut : c’était celle du narrateur dans les vidéos qu’elle avait vues sur YouTube.
— Quel est ce contact qui a eu lieu entre Webmind et Chobo ?
— Il s’est produit le soir du 9 octobre, dit Webmind. Vous aviez laissé en place une liaison par webcam pour que Chobo puisse parler à loisir avec l’orang-outan Virgile, au Centre Feehan des primates. Pendant que Virgile dormait, j’ai introduit dans le flot provenant de Miami des vidéos de phrases en langue des signes ainsi que de chimpanzés et de bonobos. J’ai expliqué à Chobo son double héritage et lui ai proposé de choisir : la violence et les tueries des chimpanzés, ou le pacifisme et les jeux des bonobos. Comme vous l’avez sans doute observé, il a choisi les bonobos.
— Ah, doux Jésus… fit Marcuse.
— Veuillez me pardonner d’avoir agi unilatéralement, ajouta Webmind. Mais mon contact avec Chobo a eu lieu deux jours avant que je ne révèle mon existence au public, et la nécessité pour lui de contrôler sa violence m’a paru pressante, et j’ai pensé pouvoir donner un coup de main – au sens figuré, naturellement.
— Et maintenant, vous souhaiteriez l’aide de Chobo ? demanda Sho.
— S’il en est d’accord, dit Webmind. Rien ne l’y oblige.
— Pourquoi Chobo ? demanda-t-elle.
— Il n’est pas humain, ce qui signifie qu’il n’a absolument rien à voir avec la création du World Wide Web. Personne ne peut dire que je lui doive quoi que ce soit, et par ailleurs, il n’a lui-même aucun intérêt financier ou politique : il ne détient aucune action de société, et il n’est pas habilité à voter aux élections.
— Un corps de robot ne ferait-il pas mieux l’affaire ? demanda Marcuse. L’un des Asimos de Honda, peut-être ?
— Il y aurait une confusion entre la machine et moi. Je ne suis pas un robot, et je ne souhaite pas être perçu comme tel. De plus, les gens craindraient que, si je suis capable de contrôler un robot, je ne puisse en contrôler bientôt des millions. Chobo est unique, tout comme moi : je suis le seul Webmind, et il est le seul hybride chimpanzé-bonobo. Personne ne peut faire de confusion entre Chobo et moi, et personne ne peut s’inquiéter de ce qu’il y ait un jour une armée de telles créatures sous mon commandement.
— Pourquoi ne pas générer simplement un visage humain par ordinateur, et l’afficher sur un écran ? demanda Marcuse.
— Cette méthode, qu’on trouve dans tant de films de science-fiction, est truffée de dangers, répondit Webmind. D’abord, comme le dirait Caitlin, il y a toute l’affaire de Big Brother : un visage qui voit tout et qui sait tout, projeté sur des écrans omniprésents, rappelle trop le thème du roman d’Orwell. Ensuite, il y a ce qu’on appelle le phénomène de la « vallée dérangeante » : le fait que les véritables humains sont effrayés par des visages qui ne sont pas tout à fait humains. Bien sûr, je pourrais réaliser une simulation parfaite, qu’il serait impossible de distinguer d’un vrai visage, mais se poserait alors un autre problème : comment savoir si un expert humain qui parlerait en mon nom ne serait pas une pure création graphique ?
— Ce pourrait déjà être le cas.
— C’est vrai, et cela nous amène à un problème connexe : qui est le moi authentique ? Il y a déjà eu de nombreux envois d’e-mails prétendant venir de moi. Je pense les avoir tous interceptés pour l’instant. Mais quand je vais prononcer un discours important en public, le fait d’avoir pour assistant le seul hybride chimpanzé-bonobo au monde devrait suffire à en prouver l’authenticité.
— Les singes sont des animaux très sensibles, dit Marcuse. Ils ont besoin de stabilité dans leur vie, d’une certaine routine dans leur existence. Et puis, comment comptez-vous procéder ? Vous voulez que Chobo s’exprime en votre nom par la langue des signes ? Mais comment allez-vous lui indiquer ce qu’il doit dire ?
Webmind lui répondit :
— D’après votre entrée dans Wikipédia, Dr Marcuse, vous êtes né le 15 octobre 1952.
Caitlin fit la grimace parce que le synthétiseur de voix avait encore écorché son nom, mais Marcuse se contenta de dire :
— Oui, c’est exact.
— Êtes-vous un amateur de science-fiction ?
— Oui, on peut dire ça.
— Avez-vous eu l’occasion de voir la version des années 70 de Buck Rogers – celle avec Gil Gérard ?
— Et avec Erin Grey, dit aussitôt Marcuse. N’oubliez pas Erin Grey.
Caitlin avait d’abord cru entendre le prénom masculin « Aaron », mais elle le rectifia mentalement quand elle entendit Marcuse ajouter :
— C’était l’actrice de télé la plus sexy à l’époque. À côté d’elle, les Drôles de dames n’étaient rien.
— C’est bien possible, répondit Webmind. Mais vous souvenez-vous de la première saison, et d’un personnage nommé « Dr Théopolis » ?
— C’était le patron de Buck ?
— Non, son patron était le Dr Huer. Le Dr Théopolis était un ordinateur.
— Ah, c’est vrai ! Ce grand disque que le robot portait comme une médaille – comment s’appelait le robot, déjà ?
— Twiki.
— Oui, c’est ça !
Et Marcuse ajouta quelque chose que Caitlin ne put comprendre que parce que Webmind lui avait montré des extraits de Buck Rogers sur YouTube. Twiki répétait souvent la même chose : Bidi-bidi-bidi.
— Exactement, fit Webmind. Je me suis rendu compte que beaucoup de gens à travers le monde souhaitent ardemment m’apporter leur aide. Je suis sûr que nous pourrions trouver quelqu’un capable de construire un appareil que Chobo porterait autour du cou et à travers lequel je pourrais entendre, voir et parler. Il y a des moments, bien sûr, où ma capacité à être partout en même temps me confère un avantage, mais à d’autres, ce don d’ubiquité fait qu’on peut dire que je ne suis pas concentré, ou que je n’accorde pas une attention suffisante à un événement important. Et quand je m’adresserai aux Nations unies la semaine prochaine…
— Vous voulez que Chobo aille à New York ? demanda Shoshana d’un air incrédule.
— Je financerai le voyage, dit Webmind. J’ai actuellement 8,7 millions de dollars sur mon compte Paypal. Naturellement, je couvrirai également vos frais ainsi que ceux du Dr Marcuse en tant qu’accompagnateurs de Chobo. Caitlin et sa mère viendront aussi à New York : Caitlin a été invitée à y donner une interview, et les responsables de l’émission leur paieront le voyage.
— Je suis étonnée que tu aies accepté de donner d’autres interviews, dit Shoshana.
— C’est pour le Daily Show, dit Caitlin. C’est mon émission préférée.
— Alors, fit Webmind, qu’en dites-vous ?
— Nous sommes un institut de recherche très sérieux, répondit Shoshana, avec nos propres projets et programmes. Nous ne pouvons pas simplement…
— C’est d’accord, dit Marcuse en l’interrompant. Nous allons le faire.
Caitlin vit Shoshana pivoter dans son fauteuil.
— Vraiment ?
— Nous souffrons d’un déficit de financement chronique, dit Marcuse. Nous avons déjà eu une idée ces dernières semaines de ce qu’un peu d’attention du public peut signifier en termes de donations, mais imaginez ce que cette affaire peut apporter à Chobo. (Un large sourire éclaira son visage.) Et puis, Pinker et tous ceux qui méprisent notre travail vont littéralement exploser !