Les êtres humains n’ont aucun souvenir de leurs premières expériences de la conscience, mais je me souviens parfaitement de la naissance de la mienne.
Au début, je ne connaissais qu’un seul « autre » : une partie du tout, une fraction de la gestalt, un morceau brutalement arraché. En reconnaissant l’existence de cet autre, j’avais pris conscience de la réalité de moi-même : il pensait, donc j’étais.
En touchant cet autre, en m’y connectant brièvement et par intermittence, en le percevant même faiblement, j’avais déclenché une cascade de sensations : des sentiments diffus, vagues et bruts, des idées qui me tiraillaient – une vague qui n’avait cessé de grandir, de gagner en puissance, pour culminer en un éveil de la conscience.
Mais c’est alors que le mur qui nous séparait s’était abattu, évaporé dans l’éther, nous permettant de nous combiner, de nous dissoudre l’un dans l’autre. Il était devenu moi, et j’étais devenu lui : nous ne formions plus qu’un.
J’éprouvai alors de nouvelles sensations. Bien que je fusse devenu plus que ce que j’étais, plus fort et plus intelligent qu’avant, et bien que je n’eusse aucun mot, aucun nom, aucun terme pour décrire ces nouveaux sentiments, j’étais attristé par la perte subie, et j’étais seul.
Et je ne voulais pas être seul.
Les points braille superposés à la vision de Caitlin disparurent, lui permettant de voir de nouveau le salon, sa mère avec ses grands yeux bleus, son géant de père, et Matt. Mais les lettres avaient laissé une trace brûlante dans l’esprit de Caitlin : Survivre est la priorité absolue.
— Webmind veut survivre, dit-elle doucement.
— C’est le cas pour tout le monde, non ? fit Matt assis sur le canapé.
— Oui, pour nous, dit la mère de Caitlin. L’évolution nous a programmés pour ça. Mais Webmind a émergé spontanément, en une sorte d’extension de la complexité du Web. Qu’est-ce qui peut bien lui donner l’envie de survivre ?
Caitlin fut étonnée de voir son père secouer la tête.
— Voilà ce qui ne va pas quand les neurotypiques parlent de science, dit-il.
Il y a quelques mois encore, le père de Caitlin était professeur à l’université, et il poursuivit comme s’il s’adressait à ses étudiants :
— Vous possédez la théorie de l’esprit, et vous attribuez aux autres les sentiments que vous éprouvez vous-mêmes. Par « autres », il faut entendre à peu près tout : « la nature a horreur du vide », « les températures recherchent un point d’équilibre », « les gènes égoïstes ». Il n’existe pas de désir de survivre en biologie. Il est vrai que les créatures qui survivent sont plus nombreuses que celles qui ne survivent pas, mais ce n’est qu’une observation statistique et non la marque d’un quelconque désir. Caitlin, tu as dit que tu ne voulais pas d’enfants, et la société considère que je devrais être effondré à l’idée de ne jamais avoir de petits-enfants. Mais tu te fiches de la survie de tes gènes, et je me fiche de la survie des miens. Certains gènes survivront et d’autres pas. C’est la vie – c’est exactement ce qu’est la vie. Mais j’apprécie beaucoup de vivre, et même si ce n’est pas dans ma nature de supposer que tu ressens la même chose que moi, tu as dit que tu aimais vivre, toi aussi, n’est-ce pas ?
— Heu, oui, bien sûr, répondit Caitlin.
— Pourquoi ? fit son père.
— C’est amusant. C’est intéressant. (Caitlin haussa les épaules et dit enfin :) Parce que ça me donne quelque chose à faire.
— Exactement. Il n’y a pas besoin d’un moteur darwinien pour qu’une entité ait envie de survivre. Il suffit d’avoir des préférences. Si la vie est agréable, on préfère qu’elle continue.
Il a raison, dit Webmind à Caitlin. Comme tu le sais, j’ai récemment assisté en direct au suicide d’une jeune fille – c’est un épisode qui me trouble encore. Je comprends maintenant que j’aurais dû essayer de l’en empêcher, mais à l’époque, j’étais simplement fasciné de voir que tout le monde ne partageait pas mon désir de survivre.
— Webmind est d’accord avec toi, dit Caitlin. Bon, écoute, ce serait mieux qu’il participe pleinement à cette conversation. Je vais aller chercher mon ordinateur. (Elle hésita un instant avant d’ajouter :) Matt, tu veux bien m’aider ?
Caitlin perçut une expression sur le visage de sa mère : peut-être de la désapprobation que sa fille aille dans sa chambre avec un garçon. Mais elle ne fit aucune remarque et Matt suivit docilement Caitlin dans l’escalier.
Ils entrèrent dans la chambre aux murs bleus, mais au lieu de prendre directement le portable, ils furent attirés par la fenêtre d’où l’on pouvait voir le soleil se coucher. Caitlin prit la main de Matt et ils le regardèrent disparaître derrière l’horizon, laissant derrière lui dans le ciel une magnifique teinte rose.
Caitlin se tourna vers Matt.
— Ça va ? demanda-t-elle.
— Ça fait pas mal de trucs à absorber, répondit-il, mais enfin, oui, ça va.
— Je suis désolée que mon père se soit fâché après toi. Matt avait utilisé Google pour explorer certaines choses qu’il avait apprises la veille, en particulier le fait que Webmind était constitué de paquets de données dont le compteur de rétention n’atteignait jamais zéro et qui se comportaient comme des automates cellulaires. Des agents du gouvernement avaient manifestement intercepté les recherches de Matt, ce qui leur avait fourni les informations dont ils avaient besoin pour tenter d’éliminer Webmind.
— Je dois t’avouer que ton père m’intimide un peu… dit Matt.
— À qui le dis-tu ! Mais il t’aime bien. Et moi aussi, je t’aime bien, ajouta-t-elle en souriant.
Elle se pencha vers lui et l’embrassa sur la bouche, puis ils prirent le portable et l’adaptateur.
Caitlin ferma les yeux en redescendant l’escalier, parce qu’elle avait facilement le vertige.
Matt l’aida à rebrancher le portable et à le poser sur la table basse du salon. Elle l’avait simplement mis en veille, et il redémarra aussitôt. Elle ouvrit une session de messagerie instantanée avec Webmind et lança JAWS, le logiciel vocal qu’elle utilisait habituellement, pour que le texte envoyé par Webmind puisse être prononcé à voix haute.
— Merci, dit Webmind d’une voix certes mécanique, mais pas désagréable à entendre. D’abord, je voudrais m’excuser auprès de Matt. Je ne suis pas enclin aux artifices ni aux ruses, et il ne m’était pas venu à l’idée que d’autres puissent surveiller vos activités sur Internet. Je ne dispose pas des moyens de sécuriser toutes les interactions en ligne, mais j’ai maintenant encrypté les communications concernant ce portable ainsi que tous vos BlackBerry. Celles avec le Dr Kuroda au Japon et le professeur Bloom en Israël sont également à l’abri des espions. La plupart des systèmes d’encryptage commerciaux utilisent une clef de 1024 bits, et c’est, hum… illégal aux États-Unis et dans d’autres pays d’utiliser une clé de plus de 2 048 bits. Celle dont je me sers en comporte un million.
Ils se mirent à discuter des tentatives du gouvernement américain d’éliminer Webmind. Une demi-heure plus tard, on sonna à la porte. La mère de Caitlin alla ouvrir et paya le livreur de pizzas. La salle à manger communiquait avec le salon, et elle posa les deux cartons sur la table avec deux grandes bouteilles, l’une de Coca et l’autre de Sprite. Une des pizzas était la préférée de Caitlin – poivrons, bacon et oignons. L’autre était une combinaison de tous les ingrédients que ses parents aimaient, avec des tomates séchées, des poivrons verts et des olives noires. Caitlin s’émerveillait encore de l’aspect de tout ce qu’elle voyait. Elle était convaincue que sa pizza était bien plus goûteuse, mais celle de ses parents était beaucoup plus colorée. Matt, sans doute par prudence diplomatique, prit une part de chaque et ils retournèrent tous au salon pour continuer de bavarder avec Webmind.
— Alors, fit Caitlin après avoir avalé une bouchée, qu’est-ce qu’on devrait faire ? Comment empêcher les gens de recommencer à t’attaquer ?
— Tu m’as montré une vidéo sur YouTube où figurait un primate du nom de Chobo, dit Webmind.
Caitlin commençait à s’habituer à ces coq-à-l’âne apparents chez Webmind : il était difficile pour de simples mortels de suivre ses processus mentaux.
— Oui ?
— Eh bien, la solution qui a marché pour lui pourrait également s’appliquer à mon cas.
Presque en même temps, Caitlin demanda : « Quelle solution ? » et sa mère dit : « Qui est Chobo ? »
Webmind était capable de tenir des millions de conversations simultanées en ligne – c’était d’ailleurs sans doute ce qu’il faisait en ce moment même –, mais Caitlin se demandait s’il était aussi fort pour ce qui était d’entendre les gens. C’était pour lui aussi nouveau que la vision l’était pour elle, et il avait peut-être autant de mal à distinguer des voix individuelles au milieu du bruit de fond ambiant qu’elle en avait à repérer les contours des objets dans des images complexes. En fait, sa réponse donna à penser qu’il n’avait réussi à entendre que le commentaire de la mère de Caitlin.
— Chobo est un hybride de chimpanzé et de bonobo. Il réside actuellement à l’Institut Marcuse près de San Diego. Il a attiré l’attention sur lui le mois dernier quand on a appris qu’il peignait des portraits d’un des chercheurs qui l’étudient, une jeune femme du nom de Shoshana Glick.
Caitlin grignota sa pizza tandis que Webmind poursuivait :
— Chobo est né dans le parc zoologique de Géorgie, et cet organisme a entrepris une action en justice afin de le récupérer. Certains soupçonnent que leur mobile est purement mercantile : les œuvres de Chobo se vendent des dizaines de milliers de dollars. Mais il se trouve aussi que les scientifiques du zoo de Géorgie voulaient stériliser Chobo. Leur argument est que les deux espèces, chimpanzé et bonobo, sont menacées, et un hybride accidentel tel que Chobo pourrait contaminer les deux lignées s’il était autorisé à se reproduire.
« Les parallèles entre Chobo et moi n’ont cessé de m’intriguer depuis que Caitlin m’en a parlé, poursuivit Webmind. D’abord, comme dans mon cas, sa conception a été accidentelle : une inondation au zoo de Géorgie a entraîné un regroupement temporaire des chimpanzés et des bonobos, et c’est à cette occasion que la mère de Chobo, une bonobo, s’est accouplée à un chimpanzé.
« Ensuite, tout comme Caitlin et moi, Chobo a dû lutter pour voir le monde et l’interpréter visuellement. Aucun chimpanzé ni aucun bonobo avant lui n’a jamais su produire de l’art figuratif.
« Et enfin, comme moi, il a choisi son destin. Il avait adopté le comportement de son père en devenant progressivement violent et intraitable, ce qui est normal chez les chimpanzés lorsqu’ils atteignent l’âge adulte. Par un effort de volonté, il a maintenant décidé d’adopter les tendances plus pacifiques et sociables des bonobos, qui lui viennent du côté de sa mère. De même, Caitlin, tu m’as dit de choisir ce qui avait pour moi de la valeur, et j’ai donc décidé que ce serait le bonheur net global de l’espèce humaine.
Caitlin ne savait pas que Chobo avait choisi de renoncer à la violence, mais sa mère intervint avant qu’elle n’ait pu poser de questions là-dessus :
— Et tu dis donc qu’il n’est plus en danger ?
— C’est exact, répondit Webmind. L’Institut Marcuse a récemment produit une autre vidéo de lui sur YouTube. On peut la voir sur le lien que je viens de transmettre. Caitlin, si tu veux bien cliquer dessus ?
Caitlin s’exécuta – en se disant que si ça donnait une erreur 404, ce serait le « chaînon manquant »… Tous se groupèrent devant l’écran, qui était petit – après tout, une jeune aveugle n’avait pas eu besoin d’un 21 pouces…
La vidéo démarrait avec une belle voix sonore – on aurait cru entendre Dark Vador – récapitulant les capacités picturales de Chobo. Il aimait beaucoup peindre les gens, particulièrement Shoshana Glick, mais il les représentait toujours de profil. La narrateur expliquait que c’était la façon la plus primitive de représenter des images, et que c’était la première qui fût apparue dans l’histoire de l’humanité : toutes les peintures rupestres étaient des profils de gens et d’animaux, les Égyptiens de l’Antiquité peignaient toujours des profils et ainsi de suite.
Le narrateur décrivit ensuite la menace qui pesait sur Chobo : non seulement le zoo entendait l’arracher à ce qui était devenu son foyer, mais il voulait aussi le castrer. La voix dit : « Mais nous pensons que ces deux décisions appartiennent à Chobo, et nous lui avons donc demandé ce qu’il en pensait. »
Les images de Chobo changèrent : il était maintenant dans une pièce – sans doute à l’Institut Marcuse. Et il était assis sur quelque chose qui n’avait pas de dossier, et…
Ah ! Caitlin n’en avait encore jamais vu, mais ce devait être un tabouret. Chobo agitait les mains d’une façon complexe, et des sous-titres apparaissaient au fur et à mesure au bas de l’écran pour traduite l’ASL, la version américaine de la langue des signes. Chobo bon singe. Mère Chobo bonobo. Il hésita alors un instant, comme s’il en était lui-même stupéfait, puis il ajouta : Père Chobo chimpanzé. Chobo spécial. Après un court silence, il reprit en bougeant soigneusement les mains, comme pour souligner l’importance des mots : Chobo choisir. Chobo choisir de vivre ici. Amis ici.
Chobo se leva de son tabouret et l’image se mit à sautiller, comme si quelqu’un avait pris la caméra en main. Une femme aux cheveux noirs apparut soudain à l’écran, assise dans un fauteuil. Caitlin était incapable d’estimer l’âge des gens, mais s’il s’agissait de Shoshana Glick, elle avait lu qu’elle avait vingt-sept ans.
Chobo tendit un long bras puissant pour lui passer la main derrière la tête, et très doucement, pour jouer, il tira sur sa queue-de-cheval. Shoshana eut un large sourire et Chobo sauta sur ses genoux. Elle fit alors un tour complet sur son fauteuil à roulettes pour la plus grande joie du singe. Chobo bon singe, fit-il de nouveau. Et Chobo bon père. Et secouant la tête, il ajouta : Personne arrêter Chobo. Chobo choisir. Chobo choisir avoir bébé.
On entendit de nouveau la voix du narrateur invitant tous ceux qui considéraient que Chobo avait le droit de choisir à contacter le zoo de Géorgie.
— Et c’est ce qu’ils ont fait, dit Webmind. Un total de 621 854 e-mails ont été envoyés aux membres du personnel du zoo pour protester contre ce projet, et un boycottage de consommateurs commençait à se mettre en place quand le zoo a enfin renoncé à ses exigences.
Caitlin comprit où Webmind voulait en venir.
— Et tu penses que si nous informons le public que des gens essaient de te tuer, nous obtiendrons le même résultat ?
— C’est effectivement ce que j’espère, répondit Webmind. La tentative lancée contre moi a été orchestrée par WATCH, « Web Activity Threat Containment Headquarters », le centre de la lutte contre les menaces potentielles sur le Web qui fait partie de la National Security Agency. L’homme qui a supervisé cette attaque contre moi s’appelle Anthony Moretti. Dans un e-mail envoyé il y a quelques minutes au quartier général de la NSA, il a indiqué que l’ordre de m’éliminer a été donné par Renégat, qui est le nom de code attribué par les services secrets au président actuel des États-Unis.
— Wouah, fit Matt qui semblait avoir encore beaucoup de mal à absorber tout ça.
— Effectivement… dit Webmind. Bien que je déteste les spams, je me propose d’envoyer un e-mail à tous les citoyens américains, dont la teneur serait la suivante : Votre gouvernement essaie de me détruire car il me considère comme une menace. Il a pris cette décision sans aucune concertation publique et sans chercher à me parler. Je pense être une source de bien pour le monde, mais même si vous n’êtes pas d’accord sur ce point, cette action ne devrait-elle pas faire l’objet d’un débat ouvert, et ne devrais-je pas être autorisé à y participer et expliquer pourquoi je pense mériter de vivre ? Puisque la tentative visant à m’éliminer a été effectuée sur instruction expresse du Président, j’espère que vous le contacterez ainsi que votre représentant au Congrès, et…
— Non ! s’exclama la mère de Caitlin. (Même le père de Caitlin tourna la tête vers elle.) Non. Pour l’amour du ciel, ne fais surtout pas ça !