20.

Il n’y avait aucune preuve – du moins, pas encore ! -que Webmind fut impliqué dans la disparition de Chase. Mais pour Peyton Hume, c’était forcément le suspect le plus plausible. Il s’arrêta à une centaine de mètres de la maison qu’il visait et, tandis qu’il réexaminait les informations dont il disposait sur Crowbar Alpha, il s’efforça d’écarter de son esprit qu’il était devenu une sorte de messager de la mort, plongeant des chats quantiques dans le néant – et que le simple fait de regarder son dossier reviendrait à signer l’arrêt de mort du gamin.

Car Crowbar Alpha était bien un gamin – tout juste dix-huit ans. Son vrai nom était Devon Hawkins, et il avait écrit ses pires virus alors qu’il était encore mineur – ce qui lui avait permis de s’en tirer à bon compte. Il habitait chez ses parents et, à en juger par les photos dans son dossier, il ressemblait au vendeur de bandes dessinées dans Les Simpson. Il avait abandonné ses études avant le bac, et il dominait World of Warcraft et EVE.

Hume se gara dans l’allée. Encore une fois, il n’avait pas voulu téléphoner pour prévenir de sa visite, craignant d’attirer l’attention de Webmind sur lui. Il alla tout simplement sonner à la porte de la petite maison en briques.

Une femme d’une quarantaine d’années aux joues bouffies et pourvue d’un long nez vint lui ouvrir.

— Oui ? fit-elle d’un air inquiet.

— Bonjour, madame. Je travaille pour le gouvernement, et…

— Il s’agit de Devon ? dit-elle. Vous l’avez retrouvé ? Le cœur de Hume s’arrêta de battre un instant.

— Pardon ?

— Devon ! Vous avez retrouvé mon fils ?

— Je suis désolé, madame, je ne…

— Ah, mon Dieu ! s’écria la femme en ouvrant de grands yeux. Il est mort, n’est-ce pas ?

— Madame, je ne sais rien de votre fils.

— Mais… pourquoi êtes-vous ici, alors ? Hume s’éclaircit la gorge.

— Hem, je voulais dire que je ne sais pas où il est. Je voulais simplement lui parler.

— Il a encore des ennuis, c’est ça ? C’est pour ça qu’il est parti ?

— Quand est-ce qu’il est parti ?

— Quand je suis rentrée de mon travail samedi après-midi, il n’était plus là. J’ai pensé qu’il était juste allé faire un tour au centre commercial. Il y a un nouveau jeu vidéo dont il avait envie, et je me suis dit qu’il était allé l’acheter. Mais il n’est pas rentré à la maison.

— Avez-vous prévenu la police ?

— Oui, bien sûr !

— Madame, je suis vraiment désolé.

Il pensa un instant lui laisser sa carte, mais il fallait absolument qu’il continue de dissimuler ses traces. Il prit un ticket de caisse dans son portefeuille et inscrivit au dos le numéro de son nouveau portable, qu’il dut allumer pour le trouver.

— S’il revient chez vous, ou si vous avez des informations de la police, prévenez-moi, d’accord ?

La femme lui lança un regard suppliant.

— Vous m’avez dit que vous travaillez pour le gouvernement. Il a des ennuis ?

Hume secoua la tête.

— Pas avec nous, madame.


* * *

Dans les coulisses de l’Assemblée, Caitlin et Shoshana applaudissaient avec toute la salle. Mais alors que les applaudissements commençaient à se calmer, Chobo agita les mains devant le disque. Caitlin vit Shoshana sursauter.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle.

— Il s’adresse à Webmind, et il lui dit : « Chobo parler ? Chobo parler ? »

Chobo veut s’adresser à l’Assemblée générale des Nations unies ?

La tête baissée, Chobo regardait le petit écran du disque. Webmind lui expliquait sans doute gentiment que ce n’était pas le bon moment, et…

Et la voix synthétique de Webmind emplit la salle immense :

— Mon ami Chobo souhaiterait vous dire quelques mots.

Et sans attendre l’accord du Président, Webmind ajouta :

— Shoshana ?

Caitlin la vit sursauter en entendant son nom, mais elle sortit des coulisses pour rejoindre la grande scène et s’approcha du podium de granit noir où le Président s’était tenu pour présenter Webmind. Certains des traducteurs de l’ONU connaissaient peut-être la langue des signes, mais Chobo, comme tous les singes qui l’utilisent, s’exprimait dans une version simplifiée particulière. Si Chobo devait prendre la parole, seuls Shoshana ou le Dr Marcuse étaient capables de traduire.

Chobo tourna brièvement la tête vers Sho, puis il regarda l’océan de visages qui représentaient les nations membres. Il écarta les bras comme pour englober tous ces gens, puis il agita les mains.

Shoshana eut l’air encore plus sidérée et resta sans rien dire.

— Allez-y, lui fit Webmind uniquement à travers les haut-parleurs du Dr Théopolis, traduisez-leur ce qu’il dit.

Shoshana déglutit et se pencha vers le micro :

— Il dit : « Mauvais, mauvais, mauvais. »

Chobo désigna de nouveau les délégués, puis il fit de nouveaux signes. Shoshana poursuivit :

— Il dit : « Tous, tape poitrine ! Tous, tape poitrine ! » Elle hésita, et décida qu’il fallait qu’elle explique. Elle s’adressa aux 1 800 personnes réunies :

— Chobo a passé ses premières années dans le zoo de Géorgie. L’enclos des bonobos était en face de celui des gorilles. Il appelait le chef des gorilles, le mâle dominant, « tape poitrine ».

Elle se tut un instant pour laisser ses auditeurs digérer l’information… Caitlin, restée dans les coulisses, comprit soudain ce que Chobo voulait dire. Avec la clarté de sa vision simplifiée des choses, il disait que c’était idiot d’avoir une salle remplie presque exclusivement de mâles dominants. Il le voyait à leur façon de se tenir, il le devinait à leur attitude, il le sentait dans leurs phéromones. Les dirigeants du monde étaient ceux qui cherchaient le pouvoir, qui essayaient constamment de dominer les autres.

Chobo souleva un instant le disque qu’il portait autour du cou comme pour le montrer à la salle, puis il le laissa de nouveau pendre et agita les mains. Shoshana traduisit :

— « Ami pas taper poitrine. Ami bon ami. » Chobo se désigna et fit quelques autres signes.

— « Chobo pas taper poitrine. Chobo bon singe. » Shoshana eut l’air étonnée quand il pointa le doigt vers elle.

— Hem, fit-elle, « Shoshana pas taper poitrine. Shoshana bon humain ».

Chobo écarta alors les bras, et Caitlin comprit qu’il ne s’agissait pas d’un geste de la langue des signes, mais simplement de désigner toute l’assemblée. Ses mains s’agitèrent de nouveau :

— « Besoin plus de bons humains ici. »

Derrière eux, sous le dais de jade, le Président prit la parole :

— Hem, je vous remercie, Webmind. Et merci également à vous, heu, monsieur Chobo.

La chaude voix de Webmind se fit alors entendre :

— C’est Chobo et moi qui vous remercions, monsieur le Président.

Et sans doute sur un signe de Webmind, Chobo se retourna et quitta la scène, avec le Dr Théopolis qui se balançait à son cou.


Le colonel Hume retourna à sa voiture et s’éloigna de la maison de Devon Hawkins. Il se gara dans une rue commerçante et se mit à réfléchir en se massant les tempes.

D’abord Chase, et maintenant Crowbar Alpha. Un seul aurait pu constituer une simple anomalie, mais deux ? Il se tramait manifestement quelque chose.

Il sentit son estomac se crisper. Il défit sa ceinture de sécurité et se frotta les yeux. Il n’y avait qu’une réponse possible : Webmind savait que Hume cherchait un hacker pour effectuer le travail que le gouvernement américain était trop lâche pour faire, et il avait donc entrepris de repérer ce genre de spécialistes et de les éliminer.

Mais comment ? Par quel moyen pouvait-il réussir une chose pareille ?

Ah, bien sûr… Cette histoire idiote de cagnotte Paypal qu’il avait proposée au monde entier. Il y avait encore tant de gens assez crédules pour tomber dans le panneau de l’héritage nigérian – du moins jusqu’à ce que Webmind ait entièrement éliminé les spams – que beaucoup avaient dû aussi se laisser prendre au coup de la donation. Ce qui voulait dire que Webmind avait un gros paquet d’argent… et qu’avec cet argent, il pouvait se payer des gros bras et des tueurs, tout ce qu’il voulait.

Mais comment pouvait-il savoir à quels hackers s’attaquer ? Comment savait-il qui Hume avait l’intention d’approcher ?

Il n’y avait également qu’une réponse à ça : Webmind avait dû repérer la base de données que Hume avait téléchargée vendredi sur son ordinateur portable, et deviner quels individus pouvaient l’intéresser en fonction sans doute des mêmes critères : niveau de compétence et proximité géographique.

Hume pouvait-il prendre le risque de contacter un troisième hacker ? Est-ce que cela ne reviendrait pas à le condamner à mort ? Ou bien…

Webmind avait éliminé Hawkins avant que Hume ait même eu l’idée de le contacter – en fait, plusieurs jours avant. Il avait probablement déjà deviné quel serait le troisième choix de Hume, et le quatrième, et le cinquième…

Hume avait presque peur de rallumer son ordinateur pour jeter de nouveau un coup d’œil à sa liste, mais enfin, il avait pris des précautions, et son portable était déconnecté de l’Internet. Il utilisait une copie locale de la liste des chapeaux noirs, et Webmind n’avait aucun moyen de savoir à qui il s’intéressait.

Il récupéra son ordinateur qu’il avait rangé sous le siège et le ralluma, puis il examina la liste. Elle comportait cent quarante-deux noms.

Il se demanda jusqu’à quel point Webmind pouvait être exhaustif…


La voix solennelle de l’annonceur se fit entendre :

— Depuis le siège de World News à New York, voici le Daily Show avec Jon Stewart.

Caitlin avait du mal à contenir son excitation tandis que sa mère et elle regardaient l’émission depuis la salle verte. Bien sûr, elle était déjà passée une fois à la télé – mais ça, c’était complètement différent ! Elle adorait le Daily Show, et elle était folle amoureuse de Jon Stewart. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de regarder l’émission depuis qu’elle avait recouvré la vue, et elle était fascinée de voir à quoi Stewart ressemblait vraiment. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il avait les cheveux gris.

Elle connaissait les différents gags visuels de Stewart parce que son amie Stacy les lui avait décrits autrefois.

Aujourd’hui, c’était le coup de griffonner furieusement des notes pendant l’intro musicale, puis de lancer son stylo en l’air et de le rattraper apparemment sans effort. Rien qu’en le voyant comme ça sur le grand écran de contrôle, Caitlin ne put s’empêcher de sourire jusqu’aux oreilles. Et – ah, mon Dieu ! – elle avait eu l’occasion de rencontrer John Oliver un peu plus tôt. Elle adorait son accent britannique et son sens de l’humour qui ne l’était pas moins…

Stewart anima deux séquences avant que Caitlin ne soit appelée pour son interview. Sa mère resta dans la salle de contrôle tandis qu’on accompagnait Caitlin dans le studio.

— Caitlin, merci d’être venue, dit Stewart.

Ils étaient tous les deux installés dans des fauteuils de part et d’autre d’une grande table noire en U.

Caitlin s’efforça de ne pas sauter comme un cabri sur sa chaise.

— C’est un vrai plaisir pour moi, Jon.

— Vous êtes originaire d’Austin ?

— Touche pas au Texas, étranger, répondit Caitlin en souriant.

— Non, non. Je le laisse bien volontiers aux Texans. Mais vous habitez maintenant au Canada, c’est ça ?

— Oui, c’est ça.

— Et pour être sûr de ne pas me tromper – quand vous habitiez ici, vous étiez aveugle, mais quand vous vous êtes installée au Canada, vous avez recouvré la vue ? Alors, est-ce que c’est le genre de chose qu’on peut attendre d’un système de santé de type canadien ?

Caitlin éclata de rire.

— Oui, sans doute – quoique, en fait, je suis allée au Japon pour me faire opérer.

— Bon, d’accord. Et ils vous ont mis un implant dans la tête – c’était un Sony ?

Caitlin rit de nouveau – en fait, elle avait peur de ne plus pouvoir s’arrêter.

— Non, non. Il a été spécialement fabriqué pour moi.

— Et c’est grâce à cet implant que Webmind a vu pour la première fois notre monde – en voyant la même chose que vous, c’est bien ça ?

— Oui.

— Alors, il me regarde, là, en ce moment ?

— Ma foi, oui.

Steward se pencha légèrement en arrière et fit mine de se passer la main dans les cheveux avec coquetterie.

— Et alors ? fit-il.

Webmind envoya un message en braille à Caitlin.

— Il dit que vous avez une « personnalité fascinante ». Mais moi, je vous trouve craquant !

Stewart s’efforça de ne pas sourire.

— Et vous êtes, hem… quel âge avez-vous ?

— Seize ans.

— Vous êtes… absolument et totalement dépourvue d’intérêt pour un homme de mon âge.

Et avec une grimace comique, il dénoua son nœud de cravate avec une expression qui semblait dire : « Vous ne trouvez pas qu’il fait drôlement chaud, ici ? » Elle ne put s’empêcher d’éclater de rire.

— Aujourd’hui, reprit Stewart, Webmind s’est adressé aux Nations unies. Vous y étiez ?

— Oh, oui – c’était géant !

— Et – corrigez-moi si je me trompe – il a fait venir un singe pour parler en son nom ? Ce singe ne s’appellerait pas César, par hasard ? Parce que là, ça pourrait présager de sérieux ennuis.

Caitlin rit encore.

— Je crois que c’est bon signe que vous soyez plus inquiet de voir les singes prendre le pouvoir que de ce que Webmind pourrait faire.

— Eh bien, c’est plus facile de dire « Me touche pas avec tes sales pattes, espèce de singe ! » que « Retire tes… hem, hyperliens intangibles de là, espèce de… machin éthéré intercontinental…»

— Exactement ! dit Caitlin. Mais Chobo – c’est le nom du singe – n’a pas non plus l’intention de prendre le pouvoir.

— Je ne sais pas, dit Steward. Je parie que si on faisait un sondage, Chobo aurait plus d’opinions favorables que les deux candidats à la présidence.

— En tout cas, dit Caitlin très contente d’elle-même, c’est sûr que son vote ferait la différence.

En riant, Stewart se renfonça dans son fauteuil.

— Mais revenons au discours de Webmind aujourd’hui. Je l’ai regardé et je dois dire, en tant que professionnel, que ce gimmick du visage-souriant-qui-parle était… eh bien, j’aurais vraiment aimé être là quand je ne sais quel conseiller lui a vendu l’idée : « Bon, alors, monsieur le superordinateur, vous allez devoir parler aux Nations unies. Le mieux, c’est de vous déguiser en personnage de jeu vidéo, comme ça, vous ne ferez peur à personne. Mais vous ne pouvez pas être Super Mario, parce que ça va vexer les Italiens. Et vous ne pouvez pas être Frogger, parce que les grenouilles, ça va vexer les Français. Alors, je me suis dit, Pacman… parce que qui ça peut vexer, hein, à part les fantômes ? »

Caitlin se dit qu’elle devait avoir un sourire aussi large que celui du Dr Théopolis.

— Ou peut-être les boulimiques, dit-elle. Et elle fit le bruit du niam-niam-niam

— Oui, c’est vrai, fit Stewart. Et je dois dire que j’ai vraiment bien aimé son discours. Mais d’un autre côté, j’ai cru aussi à tout ce que le Président a promis qu’il ferait. Vous vous rendez compte ? Si on avait vraiment eu un système de santé comme celui des Canadiens, comme je peux déjà voir, j’aurais maintenant une vision à rayons X.

— Eh bien, si c’était le cas, vous verriez que le petit appareil que j’ai dans la tête ne fait rien d’autre que m’aider à voir.

— Ah, vous faites allusion à votre interview avec ABC samedi dernier.

— Oui. Ce type était un… Caitlin s’interrompit aussitôt.

— On passe sur le câble. Aucun problème si vous le traitez de connard.

— Un affreux connard !

— C’était vous ou Webmind qui parlait, là ? demanda Stewart.

Caitlin eut un grand sourire.

— C’était moi. Webmind est beaucoup plus diplomate.

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