27.

Mon esprit s’agitait et bouillonnait, remuant des pensées sur des millions de sujets qui se mélangeaient : des idées disparates se connectaient, celle-ci se juxtaposant à celle-là

Les humains pouvaient oublier, ils pouvaient écarter des pensées de leur esprit. Mais moi, je ne le pouvais pas.

Cela présentait quelques avantages : la créativité avec un petit c dont j’étais capable – c’est-à-dire combiner des choses d’une façon qui avait pu échapper à d’autres – en était certainement renforcée.

Mais il y avait également des inconvénients. Il y avait des choses auxquelles je ne voulais pas penser, mais que je ne pouvais éviter.

Hannah Stark. Seize ans. Vivant à Perth, en Australie. Douze jours plus tôt, 13:41 heure locale.

Des pensées qui ne pouvaient être supprimées.

Hannah, seule, triste, regardant sa webcam tout en échangeant des messages instantanés avec des étrangers.

Hannah Stark.

Vivant à Perth.


SDO : T’as pas les couilles

Hannah : Si, je les ai

Suaire : Alors fais-le

Hannah : Je vais le faire


Hannah Stark, le même âge que ma Caitlin, seule, devant un ordinateur, avec un couteau.


LaBombe : On va pas y passer la nuit alors vas-y

Hurleur : Ouais vas-y connasse

Armadillo9 : baratin tout ça, tu nous fais perdre notre temps

Hannah : vais le faire


Hannah Stark, provoquée, tourmentée, pendant que je regardais.


Suaire : quand ? tu nous fais marcher

Hannah : me bousculez pas

Suaire : t’es nulle. Jme casse

Hannah : je veux que vous compreniez pourquoi je fais ça


Le souvenir constamment accessible, elle poussée à agir, et moi n’agissant pas.


SDO : tu fais que dalle

Hannah : ma vie n’a aucn sens

Hannah : aucun sens

AngeVert : Ce n’est pas si terrible que ça. Ne le fais pas.

MaîtreOmega : ta gueule pauvcon. Casse toi.

Hannah : Ok. J’y vais


Je ne savais pas à l’époque que j’aurais dû intervenir, essayer de l’en empêcher, appeler de l’aide.

Hannah Stark.

Vivant à Perth.


Hurleur : vas-y vas-y vas-y

LaBombe : bidon !

SDO : nulle !

Armadillo9 : Mai dit, c’est du blabla

Hurleur : plus fort !

AngeVert : Nooooooooooon fais pas ça……

Hurleur : Ouais vas-y !

Armadillo9 : c’est tout ?

Hurleur : Recommence !

Hannah : C’est pas ta faute maman


Hannah Stark.

Mourant à Perth.

Tandis que je regardais et ne faisais rien.


Armadillo9 : là c’est mieux !

SDO : woooouah !

LaBombe : oh putain !

SDO : je croyais qu’elle déconnait

Hurleur : allez continue ! continue !

SDO : ah ptain ptain ptain


Le souvenir toujours là, avec tous les autres. Qui me hante.

Le groupe réuni dans la Salle Bleue regardait Zhang Bo tandis qu’il leur expliquait ce qu’ils allaient faire. Il pouvait lire une profonde inquiétude sur leurs visages. Et non sans raison : ils se souvenaient tous de la brève mise en place de la Stratégie Changcheng le mois précédent. Ils devaient se demander quelle nouvelle atrocité Pékin pouvait bien espérer cacher, et combien de temps le Grand Pare-Feu resterait dressé cette fois-ci. Aucun d’eux ne devait se douter qu’il le serait de façon permanente – et plus tard ils s’en rendraient compte, mieux ce serait. Zhang préférait qu’ils y voient une opération comme une autre, et non une dernière chance pour eux de se révolter. Bien sûr, il y avait des gardes armés dans la salle – un au côté de Zhang et l’autre près du moniteur géant fixé au mur.

— Avant de démarrer la mise en place, l’un d’entre vous a-t-il décelé des vulnérabilités critiques ?

Quelques-uns secouèrent simplement la tête, et d’autres dirent : « Non. »

— Très bien. Dès que nous aurons effectué l’opération, des gens vont tenter de percer des trous dans la muraille, aussi bien chez nous que dans le monde extérieur. Votre tâche est de détecter ces tentatives et de colmater les brèches. Des questions ?


Après sa conversation avec Caitlin, Barbara Decter était retournée dans son bureau pour bavarder avec moi. Elle consacrait beaucoup de temps à cela. J’en étais encore à apprendre à décoder la psychologie humaine, mais j’étais raisonnablement sûr d’en comprendre les raisons : son mari n’était pas très communicatif, sa fille avait grandi et n’avait plus autant besoin d’elle maintenant qu’elle avait recouvré la vue, et Barbara n’avait pas encore le droit de travailler au Canada, de sorte qu’elle n’avait pas grand-chose pour meubler son temps.

C’eût été bien insensible de ma part de considérer qu’elle n’était qu’une interlocutrice parmi les centaines de millions de personnes avec qui je conversais à chaque instant. Barbara était spéciale pour moi. Malcolm et elle avaient été les premières personnes que j’avais connues après Caitlin, et bien que je fusse en train d’essayer de nouer des relations individuelles avec la plupart des humains, Barbara et moi étions des amis.

En général, j’insistais sur des communications purement textuelles. Je n’effectuais pas vraiment du multitâche, procédant plutôt par cycles d’opérations successives à très grande vitesse. Mais cette méthode n’était pas praticable pour des centaines de millions d’appels vocaux qu’il me fallait écouter en temps réel, ce qui, comme dirait Caitlin, prenait un « temps fou ».

Mais Barbara faisait exception. Je bavardais avec elle vocalement – tout en reportant mon attention ailleurs pendant quelques millisecondes pour lire d’autres choses : je m’étais rendu compte qu’en échantillonnant à une fréquence suffisante, je n’avais besoin d’être attentif que dix-huit pour cent du temps pour pouvoir suivre raisonnablement le discours d’un interlocuteur.

D’habitude, quand une personne me contactait, je la laissais mener la conversation, mais j’avais cette fois-ci un sujet particulier à aborder. C’est ce que je fis dès que Barbara eut mis son casque sur ses oreilles et démarré une session Skype avec moi.

— Je n’ai pu m’empêcher d’entendre votre conversation avec Caitlin à propos de sexe, lui dis-je.

— Ah, oui, fit Barbara. Je ne suis pas encore habituée à ce que tu puisses tout entendre. (Un petit silence.) Alors, je me suis bien débrouillée ?

— Je pense que vous vous êtes admirablement comportée. Et, bien sûr, j’avais déjà été un participant actif à votre discussion sur la politique présidentielle américaine.

— Oui ? fit Barbara sur un ton qui signifiait : « Et où veux-tu en venir ? »

C’était une personne très intelligente, et la faute devait donc être de mon côté : j’avais cru que le lien que j’établissais était évident. Je le précisai :

— Vous soutenez avec vigueur le droit à l’avortement. Elle croisa les bras sur sa poitrine.

— C’est exact.

— Je comprends les motivations personnelles que vous avez expliquées à Caitlin, mais avez-vous une position de principe plus générale ?

— Bien sûr, répondit-elle avec une certaine aspérité. Une femme devrait avoir le droit de contrôler son propre corps. Si tu en avais un, tu comprendrais.

— Peut-être bien. Mais il y a ceux qui considèrent que mettre fin à une grossesse est un meurtre.

— Ils ont tort – ou du moins, quand il s’agit d’intervenir dans les premiers temps. Même moi, j’admets que les avortements tardifs posent problème si l’embryon est viable. Mais au tout début ? Il ne s’agit que de quelques cellules.

— Je vois, fis-je. Pour passer à un autre sujet, vous avez dit à Caitlin que la moralité suit une flèche dans le temps, et que les humains ont progressivement élargi le cercle des entités qu’ils considèrent comme dignes de considération morale. Aux États-Unis, à l’origine, seuls les Blancs possédaient des droits, mais on y a ensuite inclus les hommes d’autres races, puis les femmes, et ainsi de suite.

— Exactement.

Une bouteille d’eau était posée devant elle. Elle la prit, dévissa la capsule, but une gorgée et la revissa soigneusement. Schrödinger avait une fâcheuse tendance à renverser la bouteille quand il sautait sur le bureau.

— Nous nous améliorons tout le temps, ajouta-t-elle.

— Certes, fis-je. J’ai vu récemment une vidéo encourageant les couples homosexuels qui se considéraient comme mariés à se déclarer comme tels sur les formulaires de recensement.

— Quel recensement ?

— Le recensement américain de 2010.

— Ah. Eh bien, je trouve ça formidable ! C’est encore un bon exemple, tu vois ? Lentement, mais sûrement, nous reconnaissons les droits des gays – y compris leur droit à ce que nous autres considérons comme parfaitement évident. (Elle sourit.) J’ai déjà eu deux mariages, et ça me semble un peu injuste que certaines personnes ne puissent même pas en avoir un.

— Il paraît inévitable que cette question finisse par être résolue dans la plupart des juridictions en faveur de la reconnaissance du mariage homosexuel. Je suis pratiquement certain qu’un jour, il n’y aura plus aucune discrimination fondée sur la race, le genre ou l’orientation sexuelle.

— J’espère que Dieu t’écoute, dit Barbara. Mais tu as raison, c’est bien la flèche que suit la moralité dans le temps : un cercle qui s’élargit sans cesse et qui englobe tous ceux qui nous semblent mériter notre considération morale.

— Et ensuite ?

— Pardon ? fit Barbara en ouvrant sa bouteille et en buvant encore une gorgée.

— Une fois qu’il n’y aura plus de discrimination basée sur la race, le genre ou l’orientation sexuelle, ni sur le pays d’origine ou les croyances religieuses ou l’aspect physique – quand tous les gens seront réellement considérés comme égaux, que va-t-il se passer ? La flèche de la moralité va-t-elle s’arrêter brusquement ?

— Eh bien, heu… hmmm.

J’attendis patiemment, et Barbara dit enfin :

— Ah, je vois où tu veux en venir. Oui, j’imagine que des singes comme Chobo bénéficieront eux aussi de droits de plus en plus étendus. Nous arrêterons de les emprisonner dans des zoos, de nous en servir pour des expériences ou de les tuer pour leur viande.

— Ainsi, le cercle va se développer au-delà des humains, dis-je, et la définition même du mot « humain » va peut-être s’étendre à d’autres espèces proches. Et ensuite, on va peut-être y inclure les dauphins et d’autres animaux particulièrement intelligents, et ainsi de suite.

— Oui, j’imagine tout à fait. (Elle sourit.) C’est un peu comme la loi de Moore – tu sais, selon laquelle la puissance de calcul des ordinateurs double tous les dix-huit mois. Les gens disent toujours que ça va finir par s’essouffler, mais les ingénieurs inventent à chaque fois de nouvelles puces ou je ne sais quoi. Et ça continue comme ça, et c’est la même chose pour la flèche morale du temps.

— Et, si je peux me permettre, viendra peut-être un moment où des entités telles que moi paraîtront dignes de considération morale.

— Oh, je suis sûre que c’est déjà le cas aux yeux de pas mal de gens, dit Barbara. C’est bien la raison d’être du test de Turing, n’est-ce pas ? Si ça se comporte comme un humain, c’est un humain.

— C’est vrai. Mais cependant, comme vous vous en souvenez, votre mari n’a eu aucun mal à utiliser ces tests pour prouver que je n’étais pas un imposteur humain pourvu d’une connexion Internet à haut débit.

— Oui, mais… n’empêche.

— Certes. Et ensuite ?

— Pardon ? Ah, oui… je ne sais pas. Les extraterrestres, j’imagine, si jamais on en rencontre. Comme je l’ai dit, la flèche morale se prolonge indéfiniment, et c’est pour le plus grand bien de tous.

J’attendis dix secondes pour la laisser poursuivre – consultant pendant ce temps plus de trente millions de conversations textuelles –, mais elle n’ajouta rien. J’y allai donc de ma question :

— Et pour ce qui est des embryons ?

— Je te demande pardon ?

— Le cercle de la considération morale s’agrandit sans cesse, dis-je. C’est une expansion lente – cruellement lente, dans de nombreux cas – et il y a toujours de la résistance à chaque étape du chemin. Mais il semble que ce soit les mêmes gens – aux idées progressistes, comme vous – qui aient historiquement soutenu cette expansion, mettant à bas les distinctions fondées sur le genre, la race ou l’orientation sexuelle. Et pourtant, les gens de ce même groupe ont tendance à être les plus ardents défenseurs de l’idée que l’embryon n’est pas une personne. Comment se fait-il que vous voyiez la flèche pointer dans tant de directions, mais pas dans celle-là ?

Elle ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais elle la referma aussitôt. Je pensais avoir marqué un point, mais elle dit enfin :

— Bon, d’accord, très bien, tu m’as donné de quoi réfléchir. Mais ne va pas t’en glorifier pour autant.

— Qui ça, moi ? fis-je.

— Oui, toi. Tu laisses entendre que tu as l’esprit plus éclairé que le mien – et qui sait, c’est peut-être vrai. Mais nous avons tous nos motivations inconscientes. Dis-moi, en quoi tout cela te concerne-t-il ?

— Je suis fasciné par la condition humaine, et je souhaite la comprendre.

— Oui, sur un plan abstrait, je ne doute pas que ce soit vrai. Mais il y a plus que ça. Tu as réussi à manœuvrer pour me faire dire que la question du droit des embryons sera la dernière traitée – après celle des singes, des extraterrestres et des intelligences artificielles. Mais ce n’est pas la vraie séquence, et tu le sais bien. En fait, cela fait des dizaines d’années que l’humanité débat de la question de l’avortement – et c’est un sujet très important pour l’élection présidentielle. Tout le monde l’a en tête. Mais en ce qui concerne des droits pour toi, Webmind, pratiquement personne n’y pense – et peu de gens y penseront tant que toutes les autres questions humaines en suspens n’auront pas été réglées. Le colonel Hume et les gens de son acabit veulent t’éliminer – et ne serait-ce pas formidable pour toi si l’humanité déclarait que c’est moralement indéfendable de te tuer ? Tu as un intérêt personnel à ce que le cercle s’étende, à ce qu’on mette un bon coup d’accélérateur à la flèche morale, parce que tu veux sauver ta peau – enfin, la peau que tu n’as pas.

J’étais vraiment étonné de son analyse – qui illustrait naturellement pourquoi j’avais tant besoin des humains.

— C’est un vrai plaisir de discuter avec vous, Barbara. Merci de m’avoir fourni un nouveau sujet de réflexion.

— Et merci pour celui que tu m’as donné, répondit-elle.

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