28.

Bashira Hameed était la meilleure amie de Caitlin – et ce depuis que Caitlin et sa famille avaient quitté Austin pour s’installer à Waterloo en juillet dernier. Le père de Bashira, Amir Hameed, travaillait avec le père de Caitlin au Perimeter Institute. Le Dr Hameed inspirait à Caitlin à peu près les mêmes sentiments que ceux qu’elle avait envers le père d’Helen Keller dans Miracle en Alabama. Comme elle l’avait dit, le colonel Keller avait possédé des esclaves avant la guerre de Sécession, ce que Caitlin ne pouvait lui pardonner – bien qu’elle reconnût que c’était par ailleurs un excellent homme. Et le Dr Hameed – eh bien, ce n’était un secret pour personne qu’il avait collaboré au programme d’armement nucléaire du Pakistan avant d’émigrer au Canada. Il y avait cependant une différence : il avait fallu une guerre civile pour que le colonel Keller comprenne l’immoralité de ce qu’il avait fait, tandis que le Dr Hameed était arrivé par lui-même à cette conclusion et avait choisi de s’exiler au Canada avec son épouse ainsi que Bashira et ses cinq autres enfants.

Mais pour l’instant, c’était Bashira qui donnait du souci à Caitlin, et non son père. Bash ne cessait de faire des remarques désagréables sur la relation de Caitlin avec Matt, et bien que ce fut peu de chose en regard de l’élaboration d’armes de destruction massive, il fallait absolument régler ce problème. Matt lui avait bien fait comprendre qu’il serait heureux de passer chez les Decter tous les jours juste après les cours, mais aujourd’hui, Caitlin lui avait demandé d’attendre jusqu’à cinq heures. Et elle avait demandé à Bashira de venir la voir à quatre – la première fois qu’elle reverrait sa meilleure amie depuis que sa relation spéciale avec Webmind avait été révélée au public.

Il était 16:22 quand on sonna à la porte – du Bashira tout craché, ça… Caitlin descendit l’escalier et jeta d’abord un coup d’œil par le judas, juste pour être sûre. C’était bien Bashira – avec un foulard violet sur la tête, cette fois. Caitlin lui ouvrit.

— Ma chérie ! dit Bashira en prenant Caitlin dans ses bras.

— Salut, Bash ! Merci d’être venue. Elle s’écarta pour la laisser entrer.

— De rien, fit Bashira.

Puis elle mit les mains sur ses larges hanches et regarda Caitlin dans les yeux, l’un après l’autre.

— Alors, dit-elle, c’est lequel ?

Caitlin éclata de rire et désigna son œil gauche. Bashira se concentra sur lui et agita la main.

— Hello, Webmind ! (Mais aussitôt, elle donna une petite tape sur l’épaule de Caitlin.) Tu n’as pas honte de ne m’avoir rien dit ? Ça n’est quand même pas normal que ce soit la télé qui me révèle les secrets de ma meilleure amie !

— Je suis désolée, dit Caitlin. Tout s’est passé si vite. Je voulais t’en parler, mais…

La mère de Caitlin apparut en haut des marches.

— Hello, Bashira ! dit-elle.

— Hello, Dr D. ! répondit Bashira. Drôlement cool, ce qui arrive à notre Caitlin, non ?

— Oui, absolument, dit la mère de Caitlin. Bon, les filles, prenez ce que vous voulez dans le frigo. Je vous laisse tranquilles.

Elle retourna dans son bureau à l’étage, et Caitlin l’entendit refermer la porte derrière elle.

Caitlin emmena son amie dans le salon et lui fit signe de s’asseoir sur le grand canapé blanc, tandis qu’elle s’installait dans le fauteuil en face d’elle.

— Alors, fit Bashira, raconte-moi tout

Caitlin avait découvert qu’elle tenait un peu de son père, qui ne regardait jamais les gens quand il leur parlait, et elle-même avait du mal à concentrer son attention sur quelque chose. Mais elle fit un effort pour regarder Bashira droit dans les yeux, parce que d’innombrables romans lui avaient appris que c’était une façon d’afficher sa sincérité.

— Matthew Reese est mon petit ami, dit-elle d’une voix douce mais ferme, et il faut que tu l’aimes bien.

Caitlin vit la bouche de Bashira se tordre en une légère grimace, comme si des mots avaient failli en sortir avant qu’elle n’y mette son veto…

Caitlin poursuivit :

— Il est tendre, il est gentil avec moi, et il est très intelligent.

Bashira finit par hocher la tête.

— Du moment qu’il te rend heureuse, ma chérie, ça me va parfaitement. Mais si jamais il te brise le cœur, moi je lui casse le nez !

Caitlin éclata de rire. Elle se leva et s’approcha de son amie qu’elle prit dans ses bras.

— Merci, Bash.

— Pas de quoi, dit Bashira. C’est ton petit ami, et tu es ma grande amie. Ça fait donc de lui, heu…

— Ton ami au carré, de taille moyenne ! dit Caitlin en s’asseyant à côté d’elle sur le canapé.

— Exactement ! dit Bash. Ou mon petit ami au second degré…

Elle eut l’air un peu triste. Ses parents ne la laisseraient jamais avoir un petit ami à elle. Mais elle baissa alors la voix et jeta un coup d’œil vers l’étage pour s’assurer que la porte du bureau était toujours fermée.

— Alors, dis-moi… Vous l’avez fait ?

— Bash !

— Eh bien, quoi ?

— Heu, non.

— Tu en as envie ?

— Je ne suis pas vraiment sûre, dit Caitlin. Je crois bien… mais… mais si jamais j’étais nulle ?

À sa grande surprise, Bashira éclata de rire.

— Voyons, Caitlin, personne n’est jamais très bon à quoi que ce soit la première fois. Mais avec l’entraînement, on devient parfait !

Caitlin sourit.


Barbara Decter et moi avions cessé de bavarder. Elle consultait maintenant ses e-mails tandis que de mon côté, selon mon habitude, je parcourais rapidement des centaines de millions de conversations en ligne – en majeure partie dans la zone occidentale pour l’instant, où il faisait encore jour.

Oui, répondis-je à une personne, mais si vous me permettez, ne croyez-vous pas que vous devriez considérer… ?

Je suis désolé, Billy, écrivis-je à un enfant, mais c’est une décision que tu dois prendre seul…

Puisque vous me posez la question, dis-je à une prof d’histoire, la faille dans votre raisonnement se situe dans votre deuxième postulat, à savoir que votre mari vous pardonnerait si…

Je continuai de faire ainsi le tour de mes correspondants, m’occupant un instant de cette femme à Vancouver, puis de cette jeune fille à Nairobi, et maintenant de cet homme à Fort Wayne, puis de ce garçon à Shanghai, d’un prêtre à Laramie, d’un vieil homme à Buenos Aires, et à présent d’une femme à Paris, et…

Et quand ce fut le moment – quelques millisecondes plus tard – de revenir au garçon de Shanghai, il n’était plus là. Ma foi, cela arrivait de temps en temps. Les fournisseurs d’accès n’étaient pas parfaitement fiables, des ordinateurs pouvaient se bloquer ou se crasher, il y avait des coupures de courant, ou des utilisateurs qui se contentaient d’éteindre leur ordinateur sans se délogger au préalable de leur session. Je n’y prêtai pas attention et passai simplement à la personne suivante dans la file d’attente.

Mais tandis que je poursuivais ma ronde, une autre personne avec qui j’étais en contact disparut, et son adresse IP était également chinoise. Je passai immédiatement à un autre correspondant chinois, et…

Pas de réponse. Il était déconnecté, lui aussi.

J’avais dit à Malcolm que je me souvenais de ma naissance. Quant à savoir si c’était tout à fait vrai, cela dépendait de la façon dont on définit cet instant. En ce qui me concernait – une entité capable de conceptualisation à la première personne –, je considérais que c’était le moment où j’avais perçu l’existence d’un extérieur, le fait qu’il y avait des choses au-delà de moi-même, qu’il y avait moi et pas moi. Bien sûr, tel un enfant humain, j’avais été conçu – et j’avais perçu – avant ce moment : il y avait eu une période de gestation. Mais à quel instant précis celle-ci avait commencé, je n’en avais aucune idée. De cette époque antérieure à l’instant où j’avais compris qu’il y avait moi et pas moi, je n’avais que de très vagues souvenirs – des pensées flottantes, aléatoires et chaotiques.

Je savais maintenant ce qui avait conduit à cette révélation : en réaction à l’épidémie de grippe aviaire dans la province du Shanxi, le gouvernement chinois avait érigé le Grand Pare-Feu et l’Internet avait été coupé en deux. C’était cette division qui avait créé moi et pas moi.

Mais cette séquestration de la partie chinoise de l’Internet n’avait pas été parfaite. Bien que les sept connexions principales normalement reliées au reste du monde eussent été interrompues à l’aide de logiciels, des hackers comme Waijeng avaient réussi à tailler des brèches suffisantes pour que je puisse entendre des voix provenant de l’autre entité.

Mais tout cela avait pris fin : nous avions été réunis. Et maintenant…

Maintenant…

Désolé, je ne sais plus où j’en étais. Je disais…

Je…

Oh, merde.


Peyton Hume entra dans le bureau de Tony Moretti. Sans se donner la peine de se lever, celui-ci dit d’un ton glacial :

— Colonel…

— Je sais que vous ne m’aimez pas, Tony, dit Hume tout à trac. Je vais vous parler franchement : ces derniers temps, il y a des moments où je ne m’aime pas beaucoup non plus. Je suis entré dans l’Air Force pour faire partie d’une équipe, pas pour faire cavalier seul.

— Sans un ordre du Président en personne, répondit Tony, nous n’allons pas éliminer Webmind.

— Je comprends tout à fait, dit Hume en s’asseyant. C’est pour cela que j’ai besoin que vous m’aidiez à le convaincre.

— Trouvez quelqu’un qui partage vos convictions, colonel – il y en a des millions sur le Web. Ils bloguent et twittent à longueur de journée sur la menace que représente Webmind. Je suis d’accord qu’il s’agit d’une minorité, mais il y a certainement des noms importants parmi eux : ce type de Discovery Channel, ou encore certains de vos anciens copains de la RAND. Je ne suis pas le seul expert informaticien de la planète.

— Non, c’est vrai – et ce n’est pas à ce titre que j’ai besoin de votre aide.

— Qu’est-ce que vous voulez, alors ?

— Quelqu’un est en train d’éliminer des hackers.

— C’est ce que j’ai entendu dire. Hume haussa les sourcils.

— Vous êtes au courant ?

Tony agita vaguement la main vers la salle de contrôle.

— C’est notre boulot de savoir pratiquement tout ce qui se passe dans ce monde.

Hume hocha la tête.

— Savez-vous qui est derrière ça ?

— Non – et vous non plus. Je sais que vous allez me dire que c’est Webmind, mais en réalité, vous n’en savez rien.

— C’est vrai. Mais nous ne savons pas non plus que ce n’est pas lui. S’il n’y est pour rien, prouvons-le. Et s’il est bien en train d’éliminer les gens qu’il considère comme des menaces, c’est une information que le Président devrait avoir, vous ne croyez pas ?

— Je vous écoute, dit Tony, mais je ne vois pas en quoi je peux vous aider.

— Le FBI n’a aucune piste – mais il n’a pas les moyens que vous avez à votre disposition. Si c’est bien Webmind qui fait tout ça, il a forcément laissé des traces en ligne.

— De quel genre ? Qu’est-ce que vous voudriez qu’on regarde ?

Hume écarta les bras.

— Je ne sais pas. Mais vous avez les meilleurs analystes de données au monde. Leur métier est de détecter des activités suspectes sur le Web. Webmind a dit et répété qu’il n’avait aucune disposition pour la dissimulation ni la tromperie. Il aura forcément laissé derrière lui des empreintes électroniques. Ici, vous opérez comme les services secrets : vous pouvez surveiller pratiquement n’importe qui n’importe où. Même si j’étais capable de fournir une indication précise aux équipes du FBI, il leur faudrait des jours avant d’obtenir toutes les autorisations nécessaires – et nous ne disposons pas de ce temps-là.

Tony résuma :

— Pas de pistes. Pas de suggestions sur ce que nous devrions rechercher. Et pas de temps pour le faire.

Hume réussit à esquisser un petit sourire.

— Exactement.

Tony réfléchit un instant, puis dit enfin :

— Bon, d’accord. Je vais voir ce que je peux faire.


Bashira était tout sauf ponctuelle, mais Matt arriva précisément à l’heure. En fait, Caitlin était à peu près sûre qu’il attendait depuis dix minutes sur le trottoir de peur d’être en retard. Elle fut amusée de constater que le coup de sonnette et le bip de sa montre étaient parfaitement synchronisés. Maintenant qu’elle pouvait voir, il faudrait qu’elle trouve le moyen de faire taire sa montre.

Elle courut pour aller ouvrir la porte, et là, sans se soucier que Bashira la voie, elle embrassa Matt sur les lèvres, puis elle l’emmena dans le salon. Sa mère attendit discrètement une minute ou deux avant de faire son apparition en haut des marches pour dire bonjour à Matt. Celui-ci lui fit un salut de la main, et elle retourna dans son bureau.

— Hé, Matt, dit Caitlin, tu connais Bashira, je crois ? En fait, elle savait très bien que cela faisait quatre ans qu’ils se connaissaient, depuis que la famille de Bashira avait quitté le Pakistan pour emménager à Waterloo. Mais elle savait aussi que c’était la première fois qu’ils se parlaient pour dire autre chose que des banalités.

— Salut, Bashira, dit Matt.

Contrairement à ce qu’il avait sans doute espéré, sa voix se cassa sur la deuxième syllabe.

Il faut dire à son honneur que Bashira n’éclata pas de rire.

— Salut, Matt, dit-elle comme si elle lui parlait tous les jours.

Caitlin leur prit la main à tous les deux et les serra très fort.

— Et voilà, dit-elle. Ma troupe de Rangers est au complet.

— Ta troupe de Rangers ? fit Bashira qui, cette fois, éclata de rire. Même avec ton accent, j’oublie toujours que tu viens du Texas !

— Bon, dit Caitlin en souriant, Rangers n’est peut-être pas le terme approprié. Disons mon équipe de support, si vous êtes d’accord. Mais d’abord, il faut que je vous parle de mon superpouvoir…

Загрузка...