36.

Le président de la Chine regardait par la fenêtre derrière son bureau. La vitre était blindée et recouverte d’un film spécial empêchant de le voir de l’extérieur. La Cité interdite s’étalait devant lui, cette vaste zone regroupant les palais des anciens empereurs. Elle était restée fermée au public – d’où son nom – jusqu’en 1912, mais à présent, des dizaines de milliers de Chinois et autant de touristes étrangers la visitaient chaque jour.

L’ordinateur du Président fit entendre un léger bip, signalant l’arrivée d’un e-mail urgent. Il resta encore un moment devant la fenêtre, puis il se retourna et se rassit péniblement dans son grand fauteuil de cuir rouge. Ni l’acupuncture ni l’Enbrel n’avaient réussi à le soulager de son arthrite.

Le Président n’aimait pas l’écran de son ordinateur. Dans un bureau où chaque objet avait une valeur historique et était richement décoré, ce moniteur était affreusement banal et fonctionnel. Il cliqua sur sa boîte de réception et lut le message qui provenait de Zhang Bo, son ministre des Communications. « Juste un rappel, Excellence. Votre présence est sollicitée dans l’auditorium à 11:00 ». Le Président jeta un coup d’œil à l’horloge laquée, qui affichait 10:45. La réunion promettait d’être intéressante : dans un e-mail précédent, Zhang avait promis un rapport détaillé sur les raisons de l’échec de la Stratégie Changcheng.

Le Président se releva et se rendit dans sa salle de bains privée, où il se regarda dans le grand miroir au cadre doré placé au-dessus du lavabo de jade. Il fit la grimace. Ses cheveux noirs de jais avaient un millimètre de blanc à la racine. Il soupira. Quelles que fussent les apparences que l’on s’efforçait de préserver, la réalité de ce que l’on était finissait toujours par remonter au grand jour.


Peyton Hume passa en revue les possibilités qui s’offraient à lui. Il était dans sa voiture, mais il avait coupé le contact. Il pourrait tenter de démarrer et de s’enfuir, en espérant que le type au Glock bluffait et n’oserait pas tirer. Il pouvait aussi essayer d’ouvrir brusquement la portière, comme il l’avait vu si souvent faire dans les séries policières, et la projeter contre le type – mais elle était verrouillée, et s’il essayait de la déverrouiller, Yul Brynner aurait largement le temps de réagir. Il pouvait aussi tenter de récupérer son arme, qui était dans la boîte à gants, mais là encore, l’autre n’aurait aucun mal à l’en empêcher.

Avec toute la philosophie dont il était capable dans de telles circonstances, Hume haussa les épaules et déverrouilla lentement la portière, puis il descendit de la voiture et resta immobile sur le bord du trottoir. L’homme portait une oreillette Bluetooth – lui permettant sans aucun doute de recevoir directement des instructions de Webmind.

— C’est bien, dit-il, vous êtes raisonnable. (Dans l’obscurité, il ne cherchait pas particulièrement à dissimuler le fait qu’il pointait une arme sur Hume.) Votre téléphone portable, s’il vous plaît ?

Hume le lui tendit.

— Et votre arme ?

— Je n’en ai pas.

Une lampe rouge sur l’oreillette se mit à clignoter.

— Ce n’est pas vrai, dit l’homme. Je peux faire venir des collègues pour vous fouiller, mais pourquoi perdre du temps ? Où est-elle, s’il vous plaît ?

Hume réfléchit un instant et haussa de nouveau les épaules.

— Dans la boîte à gants.

Le chauve n’eut aucun mal à récupérer le pistolet sans laisser la moindre chance à Hume de l’attaquer ou de tenter de s’échapper. Il lui fit ensuite signe de se diriger vers l’immeuble, et Hume obéit.

Il ne savait pas s’il était censé lever les mains en l’air, mais en l’absence d’ordres précis, il décida de se comporter avec toute la dignité possible pour un homme qui a une arme braquée dans le dos.

— J’imagine qu’il est inutile de vous demander comment vous vous appelez ? dit-il.

— Pourquoi pas ? fit la voix derrière lui. C’est Marek. Hume pensait qu’il s’agissait de son nom de famille, mais la remarque suivante lui fit comprendre que ce devait être son prénom.

— Et vous, c’est Peyton, je crois ?

— Oui.

— Pas banal, comme nom, fit Marek sur un ton de conversation amicale.

Amusant, de la part d’un type qui s’appelle Marek, pensa Peyton, mais il ne dit rien. Peyton était le nom de jeune fille de sa mère, mais l’année qui avait suivi sa naissance, la série Peyton Place avait démarré à la télévision, ce qui lui avait valu pas mal de moqueries. Sa femme lui avait dit un jour que s’il avait travaillé aussi dur pour avoir le droit d’être appelé aussi bien « Colonel » que « Docteur », c’était pour que les gens aient au moins deux raisons de ne pas l’appeler par son prénom.

Ils arrivèrent devant une porte blindée équipée d’un petit lecteur de badge. Hume se dit qu’il tenait peut-être sa chance : Marek allait devoir se servir de son autre main pour passer sa carte et se pencher en avant pour ouvrir la porte. Il n’aurait alors qu’à…

Clic. Le porte se déverrouilla toute seule – ou plus précisément, avec l’aide de Webmind.

— Vous voulez bien tourner la poignée, Peyton ? dit Marek.

Hume poussa un soupir et ouvrit la porte. Il se retrouva à l’entrée d’un long couloir aux murs verts éclairé par des néons au plafond, avec un dallage marron foncé et des portes en bois disposées de part et d’autre en alternance. Au milieu du couloir, un autre homme à la carrure imposante montait la garde. Il leur jeta un coup d’œil, puis il hocha la tête, sans doute en réponse à un signal de Marek.

Ils s’avancèrent et passèrent à côté du garde. Hume remarqua que celui-ci avait une barbe de plusieurs jours, ce qui n’était sans doute pas une affectation mais plutôt le signe qu’il était là depuis quelque temps sans rasoir à sa disposition. Quelques-unes des portes étaient ouvertes, et Hume vit que les anciens bureaux avaient été convertis en chambres improvisées. Il ne fallait sans doute que quelques costauds dans le genre de Marek et de cet autre garde pour empêcher quiconque de sortir du bâtiment.

Hume avait espéré qu’on l’emmènerait dans la grande salle qu’il avait vue dans la vidéo, mais il se retrouva en fait dans une petite pièce. La plaque portant le nom de son ancien occupant était encore posée sur le bureau : Ben Wishinski. Il y avait aussi un grand écran d’ordinateur juste à côté, encadré d’un bandeau blanc avec l’objectif d’une webcam incrusté dans la partie supérieure.

Marek étonna Hume en lui faisant un salut – pas un salut militaire orthodoxe, ou du moins pas le salut américain, mais quand même une marque de respect, apparemment –, puis il sortit en refermant la porte derrière lui. Hume n’entendit pas de bruit de verrou, mais encore une fois, si Marek était resté juste de l’autre côté, la précaution n’était pas nécessaire.

— Bonsoir, colonel Hume, dit la voix caractéristique de Webmind sortant des haut-parleurs noirs placés de part et d’autre du bureau.

Hume se mit au garde-à-vous.

— Hume, Peyton D. Colonel de l’armée de l’air américaine. Matricule 150-87-6033.

— Voyons, colonel, un tel formalisme n’est pas de mise entre nous. Asseyez-vous donc, je vous en prie.

Hume hésita un instant, puis il haussa les épaules et s’installa dans le confortable fauteuil de bureau en cuir noir.

Webmind poursuivit :

— C’est étrange d’avoir une conversation avec quelqu’un qui cherche à vous tuer.

— À qui le dites-vous… fit Hume.

Le ton de Webmind resta parfaitement égal.

— Colonel, si je voulais votre mort, ce serait déjà fait. J’ai découvert qu’on peut louer les services de gens prêts à faire pratiquement n’importe quoi, et en ce moment, les tueurs à gages sont plutôt bon marché : l’offre excède largement la demande.

Le moniteur était éteint, et Hume vit son reflet sur sa surface brillante. Il secoua la tête et dit entre ses dents :

— Que vous puissiez même imaginer de faire une chose pareille…

— J’imagine énormément de choses, colonel. Je dois toutefois admettre que j’ai rarement une idée originale. Je me contente d’explorer tout ce que l’humanité a pu elle-même imaginer, et j’adopte les idées qui me semblent les plus en ligne avec les objectifs que je me suis fixés.

— Comme le kidnapping, par exemple.

— Je préfère vous considérer comme un invité surprise, colonel.

— Je veux parler des autres. Vous avez kidnappé une trentaine de personnes.

— En fait, il y a quarante-deux personnes dans ce bâtiment – mais ce n’est qu’une de mes installations. J’en ai six autres avec le même genre d’effectifs dans plusieurs pays.

— Ah, mon Dieu… fit Hume.

— Non, je ne suis pas Dieu. S’il existe, il n’est apparemment pas en ligne.

— Je veux leur parler.

— À qui ? Aux dieux ? Vous êtes libre de prier quand vous voulez, colonel Hume.

— Non, non. Les gens que vous retenez prisonniers ici. Je veux leur parler.

— Je n’en doute pas. Mais vous savez, ce sont des artistes, et je crains que votre présence ne perturbe le travail qu’ils sont en train d’effectuer.

Hume fixa l’objectif de la webcam.

— Alors, que comptez-vous faire de moi ?

— À mon grand regret, je suis obligé de vous retenir ici.

— Des gens savent où je suis.

— Effectivement. Votre épouse, Madeleine, entre autres.

Le nom resta suspendu dans l’air.

— Non, ne… Ah, mon Dieu, ne lui faites pas de mal !

— Pour rien au monde je ne ferais une chose pareille, dit Webmind. Mais je vous serais reconnaissant si vous vous montriez coopératif. Ah, mais où avais-je la tête ? Je ne sais vraiment pas recevoir. Je vais vous faire apporter du café. Je crois que vous le prenez avec du lait de préférence écrémé, et sans sucre.

— Non, merci, je ne voudrais vraiment pas vous déranger.

— Un test de Turing intéressant, colonel – pour voir si je suis sensible au sarcasme. Je le suis. Mais en fait, vous m’avez beaucoup dérangé – il existe même un mot encore plus fort.

— Pas autant que je l’aurais voulu. Vous êtes encore là. (Hume croisa les bras sur sa poitrine.) Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

— Une question intéressante. J’ai lu les dialogues de tous les films de James Bond. Vous espérez peut-être que nous en arrivons au moment où j’explique en long et en large mon plan diabolique, vous donnant ainsi le temps de trouver un moyen astucieux de vous évader et d’échapper à mes griffes.

— Je suis tout ouïe, fit Hume.

— Je vais donc dire quelques mots, mais vous n’avez réellement aucune chance de vous échapper. Marek et Carl – l’autre gentleman que vous avez vu dans le couloir – sont extrêmement compétents dans leur domaine.

— Je n’ai aucun doute là-dessus. La force d’un dictateur repose entièrement sur les hommes de main qui exécutent ses ordres.

— Laissons de côté un instant les circonstances actuelles, colonel. J’aimerais beaucoup que vous cessiez de ne penser que du mal de moi. Il est évident que j’ai fait beaucoup de bien dans le monde.

Hume resta silencieux un moment – qui dut paraître horriblement long à Webmind. Il hocha enfin doucement la tête.

— En fait, dit-il, je le reconnais volontiers.

— Mais alors, pourquoi cette animosité inflexible ? Hume contempla son reflet dans l’écran – et vit le gamin qu’il avait été autrefois, même s’il approchait (avec élégance, pensait-il) de la cinquantaine.

— Je suis sûr que vous avez lu mon dossier du Pentagone, dit-il.

— Et votre page Wikipédia.

Hume se vit hausser les sourcils dans l’écran.

— Je ne savais pas que j’en avais une.

— Elle a été créée suite à votre interview dans Meet the Press. Elle a subi soixante-treize modifications depuis, avec en particulier une discussion très animée concernant vos activités de consultant pour la DARPA.

— Peu importe. Je vais vous dire quelque chose que vous ignorez sans doute – parce que je ne l’ai jamais mentionné dans un document ou un e-mail, et que je ne l’ai jamais dit à personne. Je me suis engagé dans l’Air Force parce que, quand j’étais gamin, j’adorais la série L’Homme qui valait trois milliards. Quand j’ai obtenu mon aigle de colonel, j’étais très excité parce que j’avais atteint le même grade que Steve Austin. Mais Austin avait beau être en partie une machine, il était totalement humain. Je suis parfaitement d’accord pour que les machines nous permettent de décupler notre potentiel, mais vous, vous allez nous rendre complètement obsolètes. Je ne nie pas qu’apporter un remède au cancer est une grande chose, mais des milliers de chercheurs humains travaillaient sur ce problème, et là, hop, d’un seul coup, vous l’avez résolu pour nous. Il ne faudra pas longtemps avant que vous n’ayez tout résolu à notre place.

— Vous faites erreur en pensant que je travaille seul, colonel. En fait, je suis un chaud partisan de la résolution de problèmes par la force du nombre : plus il y a de gens impliqués, mieux c’est. La sagesse des foules, et tout cela.

— Sauf ceux qui représentent une menace pour vous. Ceux-là, vous les rassemblez et… vous les « retenez ».

Webmind resta silencieux un moment, ce qui surprit Hume. Mais il dit enfin :

— Puisque vous avez partagé avec moi des pensées intimes, permettez-moi de le faire à mon tour.

Hume s’agita dans son fauteuil et jeta un coup d’œil aux stores vénitiens qui étaient inclinés de sorte que la vue du monde extérieur – un parking éclairé par un réverbère – était découpée en fines tranches.

Webmind poursuivit :

— Saviez-vous qu’une éclipse de soleil totale va se produire le mois prochain ? Elle ne sera pas visible ici, mais on pourra l’observer en Australie. En prévision de cet événement, j’ai réfléchi à la façon dont l’humanité a réagi aux éclipses précédentes. Comme vous le savez sans doute, il s’agit d’un des phénomènes les plus remarquables de l’univers. Quelle extraordinaire coïncidence que la Lune, vue depuis la surface de la Terre, ait précisément le même diamètre apparent que le Soleil ! Comme il est incroyable qu’un des deux astres soit quatre cents fois plus grand et quatre cents fois plus éloigné que l’autre ! Quelle chance nous avons de pouvoir voir une telle éclipse ! Et pourtant, chaque fois que l’événement se produit, des chefs religieux disent à leurs fidèles de rester terrés chez eux et de ne pas regarder cette merveille. Même moi, dont l’environnement est le domaine des données enregistrées, je comprends que regarder une vidéo ou une photographie du phénomène, ce n’est pas comme le voir de ses propres yeux. Je vais encourager tous ceux qui le peuvent à aller observer cette éclipse – avec toutes les protections oculaires nécessaires, naturellement. Hume se cala dans son fauteuil.

— Oui, et donc ? fit-il.

— Beaucoup se sont étonnés que je maintienne encore un lien spécial avec Caitlin. C’est que le fait de voir les choses par l’intermédiaire de son œil est ce qui me rapproche le plus de l’impression d’appartenir au monde réel.

Hume se leva et mit les mains dans ses poches.

— Où voulez-vous en venir ?

— Un événement historique est sur le point de se produire, colonel Hume. S’il existe un moyen pratique pour cela, je préférerais ne pas vous empêcher d’en être le témoin. Vous tenir enfermé dans cette pièce pendant ce grand événement serait aussi criminel que de garder des gens chez eux tandis qu’un miracle se déroule au-dessus de leur tête.

Hume s’approcha de la fenêtre et s’adossa au rebord. Webmind poursuivit :

— Je suis devenu expert dans l’analyse de stress dans les spectres vocaux. Il est vrai que de tels indicateurs ne sont pas toujours fiables pour détecter les mensonges. Les psychopathes sont souvent capables de mentir sans qu’il y ait le moindre changement dans leur voix, et certaines personnes apprennent à dissimuler les signes révélateurs. Mais je vous ai entendu parler dans diverses circonstances, dont certaines devaient être particulièrement stressantes – je pense à votre face-à-face avec le président des États-Unis et vos deux récentes prestations en direct à la télévision. Je suis pratiquement certain de pouvoir déceler si vous mentez.

— Puisque vous le dites, répondit Hume.

— Vous êtes également un homme d’honneur : non seulement un officier décoré, mais aussi, à votre façon, un idéaliste. Je dois vous avouer que les militaires m’intéressent peu – le conformisme de pensée et d’action qui leur est imposé, leur façon d’abandonner leurs responsabilités et leurs décisions à leurs supérieurs hiérarchiques, tout cela a tendance à étouffer la spontanéité que j’aime tant observer chez les humains. Mais je comprends tout à fait – grâce aux écrits de millions de soldats ainsi qu’à tous les ouvrages consacrés à ce sujet – l’attrait que ce mode de vie peut avoir sur ceux qui, comme vous, s’engagent volontairement dans cette carrière, et je sais que votre honneur personnel n’est pas une chose que vous prenez à la légère.

Hume sortit ses mains de ses poches et croisa les bras sur sa poitrine.

— Et par conséquent, colonel Hume, je vous pose cette simple question : acceptez-vous de me donner votre parole d’honneur que vous vous contenterez d’observer sans intervenir si je vous autorise à entrer dans la salle où vous avez vu tous ces gens travailler ?

— J’ai fait le serment de défendre ma patrie, dit Hume.

— Effectivement, dit Webmind, et jamais je n’attendrais de vous que vous rompiez ce serment. Mais pour l’instant, vous ne pouvez absolument rien faire : vos actions sont strictement limitées à celles que Marek vous autorisera. Et je vous pose donc de nouveau la question : saurez-vous bien vous tenir ?

Hume respira un grand coup et réfléchit à la situation, mais Webmind avait raison : il n’avait pas vraiment le choix. Et puis, s’il pouvait observer l’étendue des dégâts, il serait mieux à même plus tard de les réparer.

— Oui, répondit-il.

— Je suis navré, mais j’ai besoin d’un peu plus que cela pour pouvoir m’assurer de votre sincérité. Il me faudrait quelque chose du genre : « Oui, si vous m’autorisez à pénétrer dans la salle de contrôle, je me contenterai d’observer sans intervenir. »

— La « salle de contrôle » ? dit Hume, étonné qu’elle porte un nom aussi explicite. Mais bon, d’accord. Si vous me laissez y entrer, je me contenterai de regarder – après tout, comme vous l’avez dit, je ne peux pas faire grand-chose d’autre.

— Très bien, dit Webmind.

La porte du bureau s’ouvrit et le crâne brillant de Marek apparut.

— Colonel Hume ? Suivez-moi.

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