9.

C’était un samedi matin, mais le père de Caitlin était quand même parti au Perimeter Institute, car Stephen Hawking était en visite. Le célèbre physicien britannique ne s’habituait pas très bien au décalage horaire, et n’était pas non plus du genre à se reposer le week-end. Tous ceux qui voulaient travailler avec lui étaient obligés d’arriver tôt.

Caitlin et sa mère étaient en train de prendre leur petit déjeuner dans la cuisine : des Cheerios et du jus d’orange pour Caitlin, toasts, marmelade et café pour sa mère. En sentant l’odeur du café, Caitlin pensa à Matt qui semblait fonctionner strictement avec ce carburant… Et à ce propos…

— Je ne peux pas passer le reste de mes jours prisonnière dans cette maison, tu sais, dit-elle à sa mère.

Elle commençait à apprendre les astuces des voyants : elle faisait semblant de regarder la façon dont ses céréales flottaient dans l’océan de lait, mais en fait, elle examinait sa mère du coin de l’œil pour guetter sa réaction.

— Nous devons être très prudents, ma chérie. Après ce qui s’est passé au lycée…

— C’était il y a trois jours, répondit Caitlin sur un ton qui signifiait que cela pourrait aussi bien faire des années. Si ces agents du CSIS avaient voulu me mettre la main dessus, ils l’auraient déjà fait – ils seraient simplement venus frapper à la porte.

Elle se servit de sa cuillère pour plonger quelques Cheerios dans le lait et les regarda remonter à la surface en faisant des bulles. Sa mère réfléchit un moment en silence, puis elle dit enfin :

— Où voudrais-tu aller ?

— Seulement jusque chez Timmy’s.

Elle se sentait très canadienne en utilisant le surnom local de la chaîne de donuts Tim Hortons.

— Non, non, tu ne peux pas sortir seule.

— Je ne voulais pas dire que j’irais toute seule, mais plutôt, heu, tu sais, avec Matt…

Caitlin ne voulait pas entrer dans les détails avec sa mère, mais elle pouvait difficilement avoir une relation avec son petit ami s’ils étaient confinés dans la maison avec un chaperon en permanence.

— C’est juste que je ne voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose, ma chérie.

Cette fois, Caitlin regarda sa mère.

— Pour l’amour du ciel, maman, je suis en contact permanent avec Webmind qui peut garder un œil sur moi. Ou plutôt, hem, c’est mon œil qui lui permet de me surveiller. Enfin, tu comprends.

— Je ne sais pas si…

— Ce n’est pas loin, et je te rapporterai des Timbits. (Elle sourit d’un air triomphant.) C’est du gagnant-gagnant.

Sa mère lui rendit son sourire.

— Bon, très bien, ma chérie. Mais sois prudente.


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_Webmind_ Question : combien y a-t-il de films qui mettent en scène une intelligence artificielle bienveillante et digne de confiance ?


Malcolm Decter écoutait Stephen Hawking. Il était amusant de constater que la voix de Webmind avait l’air plus humaine que celle du célèbre physicien. Celui-ci refusait de changer de version de synthétiseur vocal, affirmant que cette voix faisait partie intégrante de sa personnalité – bien qu’il lui manquât l’accent britannique qu’il aurait préféré.

C’était également surprenant de voir Hawking donner une conférence. Il était obligé de préparer soigneusement ses interventions et se contentait ensuite de rester immobile dans son fauteuil roulant tandis que son ordinateur reprenait le texte à l’intention de l’assistance. Malcolm s’intéressait rarement à l’état mental des neurotypiques, mais Hawking n’était pas vraiment ce qu’on pourrait appeler « typique » – ni Webmind non plus. Malcolm soupçonnait le grand physicien de faire comme Webmind, c’est-à-dire de laisser son esprit vagabonder dans un million d’endroits différents en attendant que les gens aient absorbé ce qu’il leur disait.

Ici, dans le Théâtre des Idées Mike-Lazaridis, trois immenses tableaux noirs étaient installés derrière Hawking. On y voyait encore des équations sur la théorie de la gravité quantique à boucle laissées là par le dernier utilisateur. Bien des choses étaient interdites à Hawking, entre autres les outils de base du physicien tels que les tableaux noirs et les nappes en papier… Il n’avait pratiquement aucune interaction physique avec le monde qui l’entourait, et devait tout conceptualiser mentalement. Malcolm ne pouvait concevoir une telle situation – mais Webmind devait vivre dans un univers très similaire.

Il y eut enfin une pause dans la conférence de Hawking, et le public de physiciens se lança aussitôt dans des conversations animées. « Oui, mais qu’est-ce qu’on fait du modèle de mousse de spin ? » « La partie sur le paramètre d’Immirzi était absolument géniale ! » « Bon, je crois que je vais devoir reconsidérer complètement mon approche ! »

Malcolm sortit son BlackBerry de sa poche pour consulter ses messages. Il n’avait jamais été particulièrement obsédé par son courrier jusque-là, mais il voulait s’assurer que Barbara et Caitlin allaient bien, et…

Ah, il y avait une réponse de Hu Guan. Il l’ouvrit :


Malcolm, quel plaisir d’avoir de vos nouvelles !

Je connais la personne dont vous me parlez. Malheureusement, elle n’est plus en liberté. Il m’a fallu un moment pour la localiser. Je m’attendais à ce qu’elle soit en prison, mais en fait, elle est actuellement hospitalisée. Le pauvre garçon a eu la colonne vertébrale brisée.

Comme les autorités s’en sont maintenant emparées, je ne pense pas lui faire courir de risque supplémentaire en vous révélant son nom. Il s’agit de Wong Waijeng, qui était précédemment assistant technique au musée de paléontologie de Pékin. Ce sera peut-être un grand réconfort pour lui de savoir que ses courageux efforts ont été remarqués à l’autre bout du monde.


L’espace d’une seconde, Malcolm pensa transmettre le message à Webmind, mais ce n’était pas nécessaire. Webmind lisait ses e-mails – il lisait les e-mails de tout le monde – et savait donc déjà ce que Hu Guan lui avait écrit. Il avait même sans doute déjà entrepris ce qu’il voulait faire à propos de ce fameux Sinanthrope.

Amir Hameed était assis à côté de Malcolm. Il désigna l’estrade en lui demandant :

— Alors, qu’en pensez-vous ?

Malcolm remit son BlackBerry dans sa poche.

— C’est un monde nouveau qui s’offre à nous, répondit-il.


La mère de Caitlin était montée dans son bureau, laissant sa fille seule dans le salon. Caitlin trouvait fascinant le simple fait de regarder des objets, et à chaque fois qu’elle en examinait un qu’elle avait déjà vu, elle avait l’impression de percevoir de nouveaux détails. Les joints d’assemblage des étagères ; une légère décoloration sur le mur beige, là où les occupants précédents avaient accroché un tableau ; le nom du fabricant gravé sur la télécommande du téléviseur. Et elle apprenait progressivement l’aspect des différentes textures : le cuir du canapé, les pieds en métal lisse de la table basse en verre, la laine rugueuse du pull de son père posé sur le dossier du fauteuil.

Elle traversa la pièce et jeta un coup d’œil dans le couloir menant au cabinet de toilette, à la tanière de son père, au débarras et à la porte latérale de la maison. C’était un joli couloir bien droit avec une moquette marron foncé – presque de la même teinte que les cheveux de Caitlin.

Elle était souvent allée chez d’autres enfants quand elle était plus jeune, et avait fréquemment entendu les parents dire à leurs enfants d’arrêter de courir dans la maison. Son amie Stacy se faisait gronder tout le temps pour ça.

Mais les parents de Caitlin ne lui avaient jamais fait cette remarque. Forcément… Elle avait été obligée de marcher lentement, prudemment. Bien sûr, elle n’avait jamais eu à se servir de sa canne blanche dans leur vieille maison d’Austin, ni dans celle-ci au bout de quelques jours, mais ce n’est pas pour autant qu’elle pouvait courir partout. Ses parents faisaient toujours très attention à ne pas laisser traîner des choses par terre, contre lesquelles Caitlin aurait pu trébucher, mais Schrödinger – ou son prédécesseur, Mr Mystofelix – pouvait être n’importe où à tout moment, et Caitlin n’avait surtout pas voulu faire de mal à son chat ou à elle-même.

Mais elle voyait, maintenant ! Et puisqu’elle voyait, peut-être qu’elle pouvait courir !

Ah, bon sang, pensa-t-elle.

— Webmind ?

Oui ? apparut dans son champ de vision.

— Je vais essayer de courir dans ce couloir – alors, n’essaie pas de faire ce que tu viens de faire, c’est-à-dire m’envoyer des mots devant les yeux, d’accord ?

Il n’y eut pas de réponse – ce qui, comprit-elle un instant plus tard, était simplement parce que Webmind lui obéissait. En réprimant un sourire, elle fixa du regard la porte blanche au bout du couloir, avec son panneau vitré donnant sur l’espace entre leur maison et celle de leurs voisins, les Hegerat. Et…

Et elle marcha.

Bon sang, elle savait bien ce que c’était que courir – quand on courait, les deux pieds quittaient le sol en même temps. Mais elle n’y arrivait pas, bien qu’il n’y eût aucun obstacle et qu’elle sût aussi que Schrödinger était à l’étage avec sa mère. Elle essaya encore, de toutes ses forces, en penchant le buste en avant…

Mais elle n’y arrivait tout simplement pas. Toute une vie passée à avoir peur de trébucher et de tomber l’avait profondément marquée. C’est en marchant qu’elle passa devant la salle de bains, puis devant le bureau de son père, dont la porte était ouverte. Elle accéléra le pas et passa devant le débarras, mais sans jamais courir, et quand elle atteignit la petite porte, elle tapa sur le panneau de la paume de la main en marmonnant :

— Raté…

C’est alors qu’on sonna à la porte principale – ce qui voulait dire que Matt était arrivé. Elle avait vraiment, vraiment envie de courir dans le couloir, à travers le salon et jusque dans l’entrée, mais même avec cette récompense qui l’attendait, elle ne put que marcher vite.

Pourtant, lorsqu’elle ouvrit la porte et qu’elle le vit souriant sur le seuil, toute sa déception d’avoir échoué s’effaça de son esprit. Elle le serra dans ses bras et l’embrassa. Après avoir dit au revoir à sa mère, qui était descendue pour saluer Matt, ils sortirent dans l’air vivifiant de cette matinée d’automne. Il y avait déjà eu un peu de neige à Waterloo, mais elle avait entièrement fondu. Les feuilles des arbres avaient des couleurs magnifiques, auxquelles Caitlin ne savait pas vraiment quel nom donner. Elle se débrouillait bien avec les couleurs basiques, mais les nuances intermédiaires lui échappaient encore.

Elle se rendit soudain compte qu’elle éprouvait un sentiment qu’elle n’avait jamais connu jusque-là. Sans regarder derrière elle, tandis que Matt et elle avançaient dans la rue, elle était sûre que sa mère se tenait devant la porte et les observait, probablement les bras croisés sur la poitrine.

Matt ressentait peut-être la même chose – ou peut-être s’était-il retourné un instant et l’avait-il constaté –, car ce ne fut que lorsqu’ils eurent franchi le coin de la rue et qu’ils furent hors de vue de la maison qu’il prit Caitlin par la main.

Elle sourit devant la timidité du geste. Matt était sans présomption : toute l’affection manifestée la veille dans la pièce du sous-sol ne lui conférait aucun privilège aujourd’hui. Elle lui serra fermement la main, s’arrêta et l’embrassa sur les lèvres. Quand ils s’écartèrent enfin l’un de l’autre, elle vit qu’il souriait. Ils se remirent en chemin rapidement vers la boutique de donuts.

Quand elle entra, Caitlin fut étonnée d’apercevoir un éclair de cheveux blond platine. Il lui fallut un instant avant de reconnaître Pâquerette Bowen dans ce cadre inhabituel – mais c’était bien elle, s’activant derrière le comptoir. Une autre femme était assise à la caisse. Pâquerette était en train de… ah, oui, elle préparait un sandwich pour un client.

— Salut, Pâquerette ! lança Caitlin.

Pâquerette leva les yeux, surprise, mais elle sourit aussitôt :

— Caitlin ! Hello !

Comme Matt ne disait rien, Caitlin lui chuchota à l’oreille :

— Dis-lui bonjour, Matt.

Il eut l’air sidéré, et Caitlin comprit au bout d’une seconde. Il y avait un million de règles de société dans un lycée, et apparemment, l’une de celles qui lui avaient échappé était que les garçons du genre de Matt ne parlaient pas à des filles aussi belles que Pâquerette, même s’ils étaient la moitié du temps en classe ensemble.

Mais Matt n’allait quand même pas ignorer la demande de Caitlin, et il dit donc « bonjour » à voix basse, juste assez fort pour que Caitlin l’entende mais sans doute pas Pâquerette, de sorte que les règles étaient respectées à tous points de vue.

Caitlin secoua la tête et s’approcha de Pâquerette.

— Je ne savais pas que tu travaillais ici, dit-elle.

— Uniquement le week-end, dit sa camarade. (C’était la seule autre Américaine dans les cours que Caitlin suivait.) Je fais cinq heures le samedi matin, et quatre le dimanche.

Pâquerette était grande, avec une poitrine impressionnante et de longs cheveux teints, qu’elle portait en chignon aujourd’hui et qui étaient en grande partie cachés sous une casquette Tim Hortons assortie à son uniforme marron.

Le BlackBerry de Matt sonna : c’était la version par Nickelback du Cinnamon Girl de Neil Young. Il sortit son appareil de sa poche, regarda l’écran et prit l’appel. Comme il n’y avait pas d’autres clients pour l’instant, Caitlin bavarda encore un moment avec Pâquerette avant de se rendre compte de ce que Matt disait au téléphone :

— Oh, non ! Non, oui, bien sûr… Bon, bon, d’accord. Non, je t’attends dehors. Bon, à tout de suite.

Il remit son BlackBerry dans sa poche. Il n’avait pas tout à fait l’expression du lapin pris dans les phares. C’était plus… quelque chose.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Caitlin.

— Mon père a fait une chute dans l’escalier. Rien de grave – juste une cheville foulée, mais ma mère va quand même l’emmener à l’hôpital, et elle veut que je les accompagne. Elle va faire un crochet par ici pour me prendre. Mais, hem… je ne crois pas qu’ils aient le temps de te reconduire chez toi. Est-ce que… Je suis désolé, mais est-ce que tu peux demander à ta mère de venir te chercher ?

Caitlin savait que sa mère étranglerait Matt de ses propres mains s’il la laissait rentrer toute seule. Caitlin voyait de mieux en mieux, mais seulement d’un œil et pouvait facilement se laisser surprendre.

— Oui, bien sûr ! fit-elle. Ne t’inquiète pas. Mais Pâquerette avait entendu la conversation.

— Je termine mon service dans un quart d’heure dit-elle. Si tu veux, Cait, prends un café en attendant et je te raccompagnerai chez toi.

Pour sa première permission de sortie, Caitlin n’avait vraiment pas envie d’être obligée d’appeler sa mère.

— Ce serait super, merci.

Elle embrassa Matt, et elle vit Pâquerette qui souriait. Elle laissa Matt sortir seul dans le parking : elle n’avait pas encore rencontré Mr et Mme Reese, et le moment semblait mal choisi pour faire connaissance.

Elle alla au comptoir. Comme elle n’aimait pas le café, elle commanda un Coca avec un assortiment de vingt Timbits, rangés dans un carton jaune en forme de maison avec la poignée dépassant du toit. Elle alla s’asseoir à une table libre et commença à grignoter quelques donuts en sirotant son Coca.

Quand elles purent enfin partir (vingt et une minutes plus tard, en fait, Caitlin n’avait même pas besoin de consulter sa montre pour le savoir), Pâquerette lui rappela qu’elle l’avait déjà raccompagnée une fois, une partie du chemin, après le bal désastreux au lycée le mois dernier. Caitlin n’aimait pas que Pâquerette lui reparle de cette histoire – la façon dont le Beauf l’avait traitée était un souvenir désagréable – mais Pâquerette poursuivit :

— Tiens, aujourd’hui, j’ai pensé à une blague là-dessus : Trevor a de la chance que je ne sois pas James Blonde, sinon il aurait passé un sale quart d’heure !

Caitlin éclata de rire, amusée qu’il ait fallu quinze jours à la pauvre Pâquerette pour trouver ça…

Mais que de choses s’étaient passées pendant ces quinze jours ! Ce soir-là, après que Pâquerette l’eut quittée, Caitlin avait eu sa première expérience visuelle, celle d’un éclair déchirant le ciel.

Pâquerette avait retiré son uniforme et l’avait rangé dans un grand sac de toile. Elle portait maintenant une veste de cuir noir très ajustée. Elles continuèrent de marcher. Le ciel était parfaitement dégagé et d’un bleu presque argenté.

En fait, la maison de Pâquerette se trouvait sur le chemin de celle de Caitlin, et quand elles passèrent devant, elle lui proposa d’entrer un instant. Bien sûr, elle savait maintenant que Caitlin n’avait plus de projets pour la matinée. Caitlin aurait bien décliné l’invitation – elles avaient épuisé tous les sujets de conversation en chemin –, mais elle était curieuse de voir comment était la maison de sa camarade. Elle n’en avait vu que deux jusqu’ici : la sienne et celle de Bashira.

Les parents de Pâquerette n’étaient pas là. Elle lança sa veste sur le dossier du canapé, et Caitlin l’imita. Elle ne pouvait pas encore vraiment juger de ces choses, mais cet intérieur lui semblait moins net que chez elle, et il manquait quelque chose, mais quoi ?

Ah, oui, bien sûr. Il n’y avait pas de bibliothèque dans le salon.

— Qu’est-ce que font tes parents ? demanda-t-elle.

— Ils travaillent dans les assurances, répondit Pâquerette.

C’était assez logique. Après le secteur technologique, les assurances étaient le domaine d’activité le plus important de Kitchener-Waterloo.

La chambre de Pâquerette était au sous-sol. Elle y emmena Caitlin, mais beaucoup trop vite : Caitlin avait encore besoin d’être très prudente en descendant un escalier qu’elle ne connaissait pas. Mais elles finirent par atteindre la chambre de Pâquerette.

— Alors, dit celle-ci avec un grand sourire, en s’asseyant sur le bord de son lit défait. Matt et toi, hein ?

— Oui, fit Caitlin en souriant à son tour.

Pâquerette hocha doucement la tête et Caitlin craignit un instant qu’elle ne lui dise la même chose que Bashira : que Caitlin était beaucoup trop bien pour Matt, et qu’elle devrait se trouver un copain un peu plus beau. Mais à son grand soulagement, Pâquerette dit simplement :

— Il est beaucoup trop intelligent pour moi. Mais il a l’air gentil.

— Ah, pour ça, oui, il l’est, dit fermement Caitlin. Elle était restée debout. Il y avait bien une chaise, mais elle était contente que Pâquerette ne la lui ait pas proposée. Du temps où elle était aveugle, la première chose que faisaient les gens quand elle entrait dans une pièce était de la faire asseoir, comme si elle était infirme.

— Dommage qu’il ait dû partir, reprit Pâquerette. J’imagine qu’il va en avoir pour la journée. (Elle ajouta en souriant :) Tu sais ce que tu devrais faire ?

Caitlin secoua la tête.

Pâquerette se leva et, à la grande surprise de Caitlin, releva son tee-shirt jusqu’au cou, révélant une paire de seins spectaculaires contenus dans un soutien-gorge en dentelle beige. Deux secondes plus tard, elle l’avait retiré aussi.

Caitlin était étonnée de ce que sa camarade venait de faire – et également que Webmind n’ait pas affiché un commentaire devant ses yeux. Mais d’un autre côté, quand on peut regarder toutes les images sur le Web, la vue d’une paire de seins doit finir par être mortellement ennuyeuse.

Pâquerette prit alors quelque chose dans la poche de son jeans – ah, c’était son téléphone portable. Elle le tint d’une main, et avec le petit déclic simulé, elle prit une photo, sans doute de sa poitrine. Elle pianota ensuite rapidement sur le clavier et s’exclama triomphalement :

— Et voilà !

— Quoi ? fit Caitlin.

— Je viens juste de lui envoyer une photo de mes nichons.

À Matt ?

Pâquerette éclata de rire.

— Mais non, à mon copain à moi, Tyler. (Elle prit ses seins dans les mains et les souleva légèrement.) Ce n’est pas pour te vexer, Caitlin, mais je ne crois pas que Matt soit encore prêt pour ces deux-là…

Caitlin sourit. Elle savait que Pâquerette avait seize ans et que Tyler en avait dix-neuf, et qu’il travaillait comme vigile quelque part.

Pâquerette poursuivit :

— C’est bien qu’il sache que je pense à lui pendant qu’il est au boulot.

Caitlin connaissait cette pratique, bien sûr : le sexting, l’envoi de photos suggestives à l’aide d’un téléphone portable. Mais elle ne l’avait encore jamais vu faire, et ce n’était pas vraiment le genre de sujet qu’on abordait à l’Institut pour malvoyants au Texas.

Pâquerette remit son soutien-gorge et rabaissa son tee-shirt, puis elle fit signe à Caitlin – ou plus précisément, comme Caitlin finit par comprendre, vers sa poitrine.

— Tu devrais flasher Matt, tu sais. Il va adorer.

Le BlackBerry fixé au dos de l’œilPod de Caitlin était placé de telle sorte que le viseur de la caméra était caché, et par ailleurs, il était paramétré pour envoyer des données aux serveurs du Dr Kuroda ainsi qu’à Webmind, bien sûr.

C’est pourquoi ses parents lui avaient donné un autre BlackBerry – un modèle un peu différent, plus gros et avec un boîtier rouge. Caitlin portait son œilPod dans sa poche gauche, et l’autre appareil dans sa poche droite. Elle le sortit et le retourna pour voir – oui, c’était bien ça, la lentille de la caméra.

— Je n’ai encore jamais pris de photos avec, dit-elle. Pâquerette tendit la main et sembla très contente de pouvoir apprendre quelque chose à Caitlin.

— Donne, je vais te montrer.

Caitlin réfléchit un instant. Webmind l’avait déjà vue dans différents stades de nudité, quand elle se regardait dans le miroir de la salle de bains, et ce n’était donc pas un obstacle – et par ailleurs, il lui avait garanti que son BlackBerry était sécurisé, de sorte que ces voyeurs de WATCH ne pourraient pas se rincer l’œil.

Et puis, justement, elle avait récemment pensé au fait que les jeunes Américaines perdent leur virginité à 16,40 ans en moyenne – ce qui signifiait qu’il lui restait 142 jours avant de basculer du mauvais côté de la courbe. Et Matt était quelqu’un à qui elle tenait beaucoup, et elle voyait bien que c’était réciproque.

— Ah, zut, pourquoi pas, après tout ? fit-elle en commençant à déboutonner son chemisier.

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