24.

Matt avait beaucoup manqué à Caitlin quand elle était à New York. Ils avaient bavardé le soir par IM, mais ce n’était pas la même chose… Aujourd’hui, il allait passer chez elle juste après les cours.

Elle sentait son cœur battre plus fort chaque fois qu’elle le voyait, et dès que sa mère fut montée dans son bureau pour travailler avec Webmind, elle l’embrassa longuement.

Ils étaient maintenant installés sur le canapé du salon, la main de Matt posée sur sa cuisse – c’est elle qui l’y avait mise – et la main de Caitlin posée sur la sienne. Bien sûr, Webmind les regardait grâce au petit netbook posé sur une étagère – mais de toute façon, Webmind voyait toujours ce qu’elle voyait. Matt et elle regardaient le grand écran de télé sur le mur.

CKCO, la chaîne affiliée à CTV sur laquelle Caitlin était passée pour cette horrible interview, redonnait régulièrement des épisodes de The Big Bang Theory. Caitlin avait parfois écouté la série avec ses parents à Austin, mais c’était vraiment étonnant de la voir. Elle n’avait pas imaginé que Sheldon était tellement plus grand que les autres personnages. Sur ce point, il ressemblait beaucoup à son père. Et, bien sûr, Sheldon lui ressemblait de bien d’autres façons encore : ils faisaient vraiment tous les deux partie de la branche autiste.

Caitlin adorait l’humour de la série. Aujourd’hui, la chaîne rediffusait le premier épisode. Penny venait juste de se présenter en disant : « Je suis Sagittaire, ce qui vous en dit sans doute déjà beaucoup plus que vous n’avez besoin de savoir. » Ce à quoi Sheldon répondait : « Oui, ça nous dit que tu participes à une illusion culturelle de masse selon laquelle la position apparente du soleil au moment de ta naissance relative à des constellations arbitrairement définies a un impact sur ta personnalité. » Boum !

Mais en fait, l’extrait de TBBT qui s’était répandu comme un virus ces derniers jours était celui dans lequel Sheldon fait irruption dans la chambre de Léonard pour lui annoncer : « J’invoque la clause Skynet de notre contrat d’amitié. » Et Léonard répond : « Cette clause ne s’applique que si tu as besoin de moi pour détruire une intelligence artificielle que tu aurais créée et qui menacerait de s’emparer de la Terre. » Des dizaines de gens avaient transmis le lien à Caitlin.

Une fois l’épisode terminé, elle coupa le son, ce qui était encore une chose étonnante. Elle avait beaucoup aimé la télévision quand elle était aveugle, mais elle ne s’était jamais bien rendu compte que les images continuaient de défiler même quand on arrêtait le son.

Il y eut une publicité pour la CIBC. Caitlin avait déjà remarqué que les restaurants canadiens cherchaient à dissimuler leur « canadienneté » derrière des noms exotiques tels que « Boston Pizza » et « Swiss Chalet ». Elle avait récemment découvert que les banques canadiennes – il y en avait assez peu qui soient vraiment importantes – se cachaient plutôt derrière des initiales, cherchant à masquer leur humble origine lorsqu’elles opéraient sur la scène internationale : TD au lieu de Toronto-Dominion, BMO pour Bank of Montréal, RBC à la place de Royal Bank of Canada. D’un autre côté, le nom complet de la CIBC – Canadian Impérial Bank of Commerce – était tellement pompeux que les initiales constituaient une nette amélioration. Et la CIBC n’avait rien d’aussi prosaïque que des « agences », comme elle pouvait le voir sur l’enseigne dans la publicité. Non, elle avait des Banking Centres, des centres bancaires, avec « Centre » écrit à la canadienne, évidemment, pas « Center » comme en anglais américain. Tous les mots semblaient encore étranges à Caitlin, mais celui-là particulièrement, et…

Et Matt avait sans doute regardé la pub, lui aussi.

— Hé, Caitlin, dit-il, essaye un peu ça, toi qui es américaine. Il y a des tas de mots en anglais canadien qui sont plus longs qu’en américain, comme honour et colour avec un « u », travelling avec deux « l », chequebook avec q-u-e au lieu de c-k, et ainsi de suite, d’accord ?

Caitlin lui sourit.

— Oui, oui.

— Et il y en a plein qui ont la même longueur, mais avec des lettres dans un ordre différent. (Il fit un geste vers l’écran.) Centre, kilomètre, etc., avec r-e à la fin au lieu de e-r.

— C’est complètement fou, dit Caitlin, mais bon, d’accord.

— Mais sais-tu quel mot courant est plus court en anglais canadien qu’en américain ?

Caitlin réfléchit un instant.

— Hem… Ah, qu’est-ce que tu dirais de « Toronto » ? Nous autres Américains, on le prononce comme s’il comportait sept lettres et trois syllabes, mais vous, vous avez l’air de croire qu’il n’a que six lettres et deux syllabes : « Trawna » – T-r-a-w-n-a.

Matt éclata de rire.

— Pas mal, mais non, ce n’est pas ça. Cherche encore.

— Je donne ma langue au chat.

Centred, dit triomphalement Matt. Ici, on l’écrit c-e-n-t-r-e-d, mais c’est c-e-n-t-e-r-e-d aux États-Unis.

Caitlin hocha la tête, très impressionnée.

— C’est cool.

— Tu pourrais te faire de l’argent avec ça, en pariant avec les gens dans les soirées, et… (Il s’interrompit un instant, peut-être parce qu’il ne devait pas être souvent invité à des soirées, mais il ajouta :) Le seul autre mot courant dans le même cas est une variante : centring, c-e-n-t-r-i-n-g.

— Et qu’est-ce que tu dis de metered ?

— Ah, non, là, on n’écrit r-e que pour le nom. Le verbe est en e-r, comme chez vous.

— Comme je l’ai dit, Matt, tu vis dans un sacré pays de dingues.

En général, il souriait quand elle lui disait ça, mais pas cette fois.

— Caitlin, ditril, heu… hem…

— Mais je blaguais, mon chéri ! J’adore le Grand Nord avec son tapis de neige et tout ça.

Elle essaya d’imiter le cri du loup, mais se rendit compte que c’était beaucoup plus difficile qu’elle ne le pensait.

— Non, ce n’est pas ça, dit Matt. C’est juste que… Il s’interrompit de nouveau.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je voulais juste… Non, n’en parlons plus.

— Mais si, vas-y, dis-moi !

Il hésita encore un peu avant de se lancer :

— Heu, je sais bien que tu ne vas plus au lycée, mais…

— Oui ?

— Bon, eh bien, il y a un bal le dernier vendredi de chaque mois, et ça veut dire qu’il y en a un la semaine prochaine, et… heu, je ne suis jamais allé au bal du lycée. Enfin, je n’ai jamais eu quelqu’un avec qui y aller, et, heu… J’ai pensé que ça te ferait peut-être plaisir de revoir toute la bande. (Après un petit silence, il ajouta enfin, comme s’il jouait sa dernière carte :) Mr Heidegger sera un des chaperons.

Mr H. avait été le professeur de maths de Caitlin. Elle aimerait certainement bien le revoir, mais…

Le dernier bal du lycée avait été un désastre. Trevor Nordmann – ce putain de Beauf – l’y avait emmenée, mais Caitlin s’était enfuie quand il avait essayé de la peloter. Elle s’était retrouvée à devoir rentrer seule chez elle, aveugle, sous l’orage, après avoir fait un bout de chemin avec Pâquerette Bowen.

— Trevor y sera probablement, lui aussi, dit Caitlin. Et, hem… est-ce qu’il ne t’a pas…

— Il m’a dit de ne pas te tourner autour, c’est vrai. Mais… (Il respira profondément et relâcha bruyamment son souffle.) Caitlin, je ne suis pas un grand costaud. Je sais que le plus simple serait de l’éviter. Mais toi, tu aimes danser, et il y a un bal la semaine prochaine où je peux t’emmener, et c’est ce que j’aimerais faire. (Il la regarda droit dans les yeux.) Alors, ça te dirait d’y aller ?

— Je serais ravie !

— Super, fit Matt en hochant la tête d’un air déterminé. Voilà qui est réglé.


— … Mais le Président a rejeté ces propos qu’il considère comme une simple gesticulation de la part de son adversaire, dit Brian Williams assis derrière le grand bureau de présentateur du Nightly News de la NBC. Passons maintenant à un sujet encore plus important. Un expert informaticien très haut placé dans les sphères gouvernementales affirme savoir exactement ce qu’est Webmind. Il est avec nous ce soir dans nos studios de Washington, en exclusivité NBC, pour nous faire partager ses découvertes. Colonel Hume, bonsoir.

Hume avait pensé un instant se présenter en civil, mais il avait finalement gardé son uniforme de l’Air Force pour cette interview. Il savait bien que cela ne ferait qu’aggraver son cas, mais cela donnerait aussi plus de poids à ses propos.

— Bonsoir, Brian.

— Alors – Webmind. Qu’est-ce que c’est, exactement ?

— Webmind est constitué de paquets mutants sur l’Internet.

— Ce qui signifie quoi, plus précisément ?

— Quand vous envoyez quelque chose sur l’Internet, que ce soit un document, une photo, une vidéo ou un e-mail, le fichier est découpé en petits morceaux qu’on appelle des paquets avant que ceux-ci soient expédiés depuis votre ordinateur pour un voyage en plusieurs étapes. En chemin, ils sont guidés par des appareils qu’on appelle des routeurs.

« Chaque paquet comporte un en-tête qui contient l’adresse d’expédition, l’adresse de destination et un compteur de sauts qui garde trace du nombre de routeurs par lesquels le paquet est passé. Ce compteur note en quelque sorte le temps qui reste à vivre au paquet. Il démarre avec le nombre maximum de sauts autorisés, et il diminue de un à chaque étape. Bien sûr, un paquet est censé atteindre sa destination avant que le compteur n’arrive à zéro, mais s’il n’y parvient pas, le routeur suivant est censé détruire le paquet et demander à l’expéditeur de tenter de nouveau sa chance avec une copie du paquet d’origine.

— Bon, très bien, fit Brian Williams. Mais vous avez dit que Webmind consiste en un ensemble de paquets mutants, c’est bien ça ?

— Oui, c’est ça. Ses paquets ont des compteurs de saut qui ne vont jamais jusqu’au bout du compte à rebours : ils n’atteignent jamais la valeur zéro. Ils ont probablement été créés au départ par des routeurs au logiciel défectueux, et il y en a maintenant des milliards de milliards, dont certains parcourent ainsi le Web depuis des années. Les paquets mutants sont comme des cellules cancéreuses : ils ne meurent jamais.

— C’est une découverte absolument étonnante, colonel Hume, et je vous rem…

— FF, EA, 62, 1C, 17, dit Hume.

Il avait réussi à le sortir – en tout cas assez pour que les autres puissent trouver le reste.

— Je vous demande pardon ?

— FF, EA, 62, 1C, 17. C’est le début de la signature de Webmind : la plupart des paquets mutants contiennent ces codes hexadécimaux. C’est la chaîne cible.

— La chaîne cible ?

— Exactement. Si ces paquets pouvaient être supprimés, Webmind disparaîtrait.

— Colonel Hume, je vous remercie. Et maintenant, parmi les autres nouvelles de la soirée…

Dans le studio de Washington, le régisseur de plateau fit un signe de la main :

— Terminé, c’est bon !

Le technicien du son vint retirer le micro que Hume portait autour du cou.

— Drôle d’interview, dit-il.

Hume avait le front trempé de sueur.

— Ah oui ? fit-il.

— Ouais. C’est peut-être une idée que je me fais, mais j’ai eu l’impression que vous lanciez un appel à la communauté des hackers pour qu’ils écrivent un virus capable de détruire Webmind. Vous savez comment sont ces gars : ils adorent qu’on leur lance un défi.

Hume se leva et rectifia sa veste d’uniforme.

— Ah, vraiment ? répondit-il.

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