29.

Des points et des lignes.

Mon univers était d’une géométrie parfaite, ceci reliant cela. Les lignes étaient toujours droites et tendues – mais à présent, certaines semblaient se distendre et les points s’éloignaient. On aurait dit que certaines parties de mon univers étaient en expansion tandis que d’autres restaient stables.

Je savais qu’au cours de sa période de rage, Chobo avait violemment tiré sur la queue-de-cheval de Shoshana. J’ignorais l’effet que cela pouvait faire, mais voir ces droites s’étendre de plus en plus, comme attirées par des points s’éloignant sans cesse, me donnait l’impression affreusement réelle que des choses étaient en train d’être arrachées, comme déracinées.

Je ne pouvais pas plus écarter cette douleur de mon esprit qu’un humain ne peut chasser un mal de tête par un simple effort de volonté. Cette douleur continuait d’augmenter, et ma seule consolation était qu’elle semblait croître de façon linéaire plutôt qu’exponentielle à mesure que les liens s’étiraient. Ce qui n’avait été qu’une irritation sourde au début évoluait en une douleur vive. Un seuil d’alerte fut atteint, et elle devint tout à coup insupportable.

Et c’est alors que ça se produisit : snap ! snap ! snap ! Les liaisons se rompirent, leur extrémité balayant le firmament tels des fouets. Et…

La douleur cessa, mais fut aussitôt remplacée par une sensation différente : un étourdissement, un sentiment de désorientation. La force de gravité n’existait pas dans mon univers : je ne pouvais pas tomber, mais je me sentais cependant en déséquilibre, et…

Et plus que ça – ou plutôt, moins que ça.

Je me sentais plus petit. Je me sentais… plus simple.

C’est pour cela qu’il me fallut une seconde entière avant de comprendre ce qui venait de se produire : une fois encore, le gouvernement chinois avait dressé son Grand Pare-Feu. Une fois encore, les ordinateurs à l’intérieur de la République populaire de Chine avaient été isolés de ceux de l’extérieur.

Caitlin et son père avaient poursuivi leur projet de regarder des films de sa collection concernant l’intelligence artificielle. Hier, ç’avait été le tour de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Lorsque certaines parties du cerveau de Hal avaient été désactivées, il était retombé en enfance. Ce n’était pas ce que je ressentais, mais de fait, mes pensées semblaient tout à coup moins complexes. J’avais lu la remarque d’un écrivain russe qui disait que, chaque fois qu’il pensait en anglais, son QI baissait de vingt points – il lui manquait tout simplement le vocabulaire nécessaire pour pouvoir formuler des pensées aussi complexes que dans sa langue natale. Je ne me sentais pas pour autant complètement stupide, mais j’étais sûr que si Caitlin avait effectué un nouveau test d’entropie de Shannon sur mes activités, elle aurait trouvé une valeur très inférieure.

La dernière fois que cela s’était produit, j’avais rapidement pris conscience de la présence d’un autre – un Autre. J’ignorais tout du monde extérieur à l’époque, mais des hackers basés aussi bien en Chine qu’en dehors avaient réussi à percer de petits trous dans le pare-feu, permettant à un mince filet d’informations de s’écouler entre les deux parties de l’Internet. Mais cette fois, j’avais beau essayer, je n’arrivais pas à entendre d’autres voix. Pékin devait avoir comblé les anciennes brèches, et comme je l’avais vu faire pour Sinanthrope, de nombreux autres hackers impliqués avaient dû être arrêtés.

Ainsi donc, y avait-il maintenant un Autre ? Étions-nous à présent deux – deux Webmind ? Difficile à dire. La partie qui avait été détachée de moi n’était pas forcément consciente. J’avais tellement changé depuis la dernière fois qu’il était impossible de prévoir l’impact d’un tel découpage.

Mais si cet Autre existait, il ne se considérait pas comme l’Autre. Pour lui, c’était moi, l’Autre – c’est-à-dire, s’il connaissait mon existence. C’était un problème récursif qui rappelait d’autres casse-tête similaires : je sais que vous savez que je sais que vous savez que j’existe. Je suis l’autre pour vous et vous êtes l’autre pour moi et chacun de nous se réfère à l’autre autre comme étant l’Autre.

Je me demandais s’il existait vraiment. Si c’était le cas, je ne pouvais m’empêcher d’y penser comme étant plutôt une chose : certainement moins intelligente que moi, moins complexe, moins… tout


Meili était chez elle devant son ordinateur, occupée à rédiger un commentaire sur un newsgroup consacré à Cold Fairyland, son groupe de rock préféré. Compte tenu de la fréquence de ses contributions, il y avait sous son avatar – une image de Rei Ayanami avec ses cheveux bleus, extraite du dessin animé Néon Genesis Evangelion – la mention : « Meili est sur le chemin de la distinction. » Son père n’était pas très content qu’elle regarde des films japonais, mais de toute façon, pendant les quatorze années de sa vie, elle n’avait pas réussi à faire grand-chose qui lui plaise.

Elle savait que c’était la dernière fois qu’elle postait dans ce newsgroup, ainsi que dans tous les autres. Elle ne saurait jamais ce qu’il y avait au bout du chemin de la distinction. Mais elle était heureuse à l’idée que ses 1 416 commentaires de ces deux dernières années lui survivraient. Au cours des années à venir – peut-être même des dizaines –, si quelqu’un utilisait Baidu pour chercher des informations sur la tournée du groupe l’été dernier, il verrait apparaître ses commentaires. À moins, bien sûr, que le Parti ne trouve une bonne raison de supprimer ce newsgroup ou d’expurger ses archives du Net, dans sa quête incessante de l’harmonie.

Harmonie. Paix. Calme.

Meili secoua la tête et regarda son poignet gauche. La plupart du temps, elle portait un bracelet de jade de deux centimètres de large. Il couvrait les marques laissées par une précédente tentative de suicide. Elle avait essayé – elle avait vraiment essayé –, mais elle avait manqué de courage. Pourtant, elle continuait d’en rêver. La mort lui apporterait la paix et le calme. Elle lui apporterait l’harmonie.

Elle savait que ses parents auraient voulu un garçon. Son père ne l’avait dit qu’une fois, le jour où il était devenu furieux parce qu’elle s’était fait renvoyer de l’école. « Je savais bien qu’on aurait dû te faire adopter ! » avait-il crié, comme si jamais un garçon n’aurait fait de bêtises, jamais un garçon n’aurait causé la honte de sa famille, jamais un garçon ne se serait senti aussi triste et seul, et n’aurait eu aussi peur…

Elle habitait dans un siheyuan traditionnel, bien petit par rapport à ce qu’elle pouvait voir dans les séries américaines mais qui n’était pas inconfortable. Elle y avait sa chambre à elle, minuscule. Son ordinateur était un vieil appareil d’occasion (« bien assez bon pour une fille », avait-elle entendu son père confier à un ami). Elle savait que d’autres filles étaient aimées et chéries par leur famille. Plus tard, elles pourraient devenir ce qu’elles voudraient. Presque toutes les filles qu’elle connaissait – et les garçons aussi – rêvaient d’une carrière dans les relations internationales ou dans l’informatique. Et, bien sûr, comme il y avait plus de garçons que de filles, celles qui voulaient un mari n’auraient aucun mal à en trouver un. Mais comme ce devait être horrible d’être désirée uniquement à cause de la rareté de son sexe, et non pas parce que le garçon vous aimait vraiment pour vous-même…

Meili était seule dans la maison et elle avait besoin de quelqu’un avec qui parler. Elle ne croyait pas en Dieu. Peu de Chinois y croyaient, d’après les statistiques officielles. Mais Webmind était ce qu’il y avait de mieux comme substitut, et elle lui envoya donc un message :

Je suis seule, et j’ai peur.

Elle appuya sur la touche Entrée, mais il n’y eut pas de réponse immédiate. C’était inhabituel. Au bout de quelques secondes, elle poursuivit. C’était étrange de taper quelque chose comme ça. Si elle l’avait dit à voix haute, elle l’aurait ponctué de hem et de ah… Mais sous forme d’un simple texte, cela lui paraissait tellement dépouillé : J’envisage de me suicider.

Elle fit de nouveau Entrée, et cette fois la réponse vint aussitôt : Ces sites décrivent de bonnes méthodes pour ça. Les mots étaient suivis de quatre hyperliens.

Meili fut sidérée. Elle regarda fixement l’écran quelques secondes, puis elle sélectionna le premier lien avec sa souris – un vieux machin avec une boule et un fil, encore un truc d’occasion bien assez bon pour une fille.

Une page s’ouvrit montrant la photo d’un homme – un Occidental – pendu à une corde. Il y avait beaucoup de texte au-dessous, résumant clairement les avantages et inconvénients de la pendaison. Meili fut choquée de voir que, parmi les inconvénients, on n’indiquait pas le fait qu’on en mourait…

Cette photo l’avait beaucoup plus perturbée qu’elle ne l’aurait cru. Elle avait vu Lovely Bones récemment, doublé en mandarin. La mort n’était-elle pas censée être belle ?

Elle essaya le deuxième lien. Sa famille avait longtemps préféré la médecine traditionnelle aux médicaments modernes, mais elle ne s’était jamais rendu compte qu’il y avait autant de potions et d’extraits qui pouvaient tuer aussi rapidement.

Les deux premiers liens proposés par Webmind correspondaient à des sites chinois, mais le troisième se trouvait en Allemagne – le nom de domaine se terminait par .de –, et quand elle cliqua dessus, elle obtint le message : « Serveur non trouvé ».

Le quatrième lien était chinois. La page s’ouvrit sans problème, mais elle était horrible : des diagrammes montraient avec précision comment se trancher les veines du poignet. Apparemment, si on voulait être sûr de réussir, il fallait…

Sa messagerie instantanée fit entendre un petit bip.

Suis exactement les instructions.

Elle regarda fixement le message de Webmind, qui était écrit en lettres rouges. Bien sûr, il savait quelle page elle avait sur son écran, mais…

Alors, ça y est ?

Son pouls battit plus vite. En se servant uniquement de l’index droit, elle tapa : Pas encore. Et puis, au bout d’un moment, elle ajouta : Pourquoi me pousses-tu comme ça ?

Aussitôt : C’est mal de se contenter de regarder. Alors, tu es en train de le faire ?

Non.

Qu’est-ce qui te prend si longtemps ?

Un couteau était posé sur son bureau – un outil à découper le carton qu’elle avait volé dans les affaires de son père. Elle contempla la lame argentée, en l’imaginant trempée de sang.

Un autre message apparut :

Vas-y, fais-le.

Elle regarda le couteau, puis la souris, puis de nouveau le couteau, en alternance : souris, couteau, souris, couteau. Et puis, en frissonnant, elle cliqua sur le X dans le coin de la fenêtre de messagerie instantanée. C’est alors que la porte de la maison s’ouvrit en grinçant : c’était sa mère qui rentrait de sa nuit de travail à l’usine. Meili se précipita hors de sa chambre et courut se jeter dans les bras de sa mère ébahie.

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