Hume entra dans le hall d’accueil d’Octahedral Software. Le comptoir de la réceptionniste était en marbre blanc, et derrière elle était affiché un grand poster du logo de la compagnie : un dé jaune à huit faces. Hume sourit en le voyant : il lui rappelait ses années d’université, où il était Maître de Donjon dans Donjons et Dragons. Ce logo et le nom de la compagnie étaient des reliques d’une autre époque – celle où l’on se servait de plateaux de jeu, de cartes, de dés et de figurines en plomb. Les jeux que produisait aujourd’hui Octahedral étaient tous des FPS, principalement conçus pour les consoles Wii et Xbox.
— Je voudrais voir Simonne Coogan, dit Hume.
— Vous venez juste de la rater, lui répondit l’hôtesse qui avait des cheveux aussi rouges que ceux de Hume (mais il doutait que ce fût leur teinte naturelle étant donné son teint olivâtre).
Il y avait une grande horloge fixée au mur à côté du logo.
— Est-ce qu’elle quitte toujours le bureau aussi tôt que ça le mercredi ?
— Excusez-moi, dit la jeune femme, mais vous êtes… ?
Hume sortit son badge du Pentagone.
— Oh ! fit-elle. Heu, je pourrais demander à Pedro de descendre. C’est le directeur artistique de Hillbilly Hunt – c’est le patron de Simonne.
— Non, ce ne sera pas nécessaire. Mais est-ce que vous savez où elle est allée ?
— Non. Un type est passé il y a une demi-heure et a demandé à la voir – exactement comme vous.
— C’est quelqu’un que vous aviez déjà vu ?
— Non, jamais.
— Il a signé un registre ?
— Non, je ne sais absolument pas qui c’était. Mais elle est partie avec lui.
— De son plein gré ?
— Heu, oui, bien sûr. Enfin, c’est ce qui m’a semblé.
— Pouvez-vous me décrire cet homme ?
— Il était grand, très costaud. L’air d’un dur.
— Blanc ? Noir ?
— Blanc. Dans les un mètre quatre-vingt-dix, la centaine de kilos. Trente, trente-cinq ans, je dirais. Et chauve – je veux dire le crâne rasé, pas un vrai chauve.
— Avez-vous pu l’entendre dire quelque chose à mademoiselle Coogan ?
— Juste une phrase – au moment où les portes de l’ascenseur se refermaient.
— Oui ?
— Il a dit : « Tout ça sera bientôt terminé. »
Le Daily Show fut enregistré l’après-midi pour être diffusé à onze heures le soir même. Caitlin et sa mère rentrèrent chez elle après l’enregistrement. Le vol était assez court entre New York et l’aéroport international Lester B. Pearson de Toronto.
Ayant entendu prononcer le nom de Pearson quand elle avait visité le siège des Nations unies, Caitlin et Barbara s’arrêtèrent un instant pour regarder un de ses bustes dans le hall de l’aéroport. Avant d’avoir été Premier ministre du Canada, Pearson avait présidé l’Assemblée générale de l’ONU et avait reçu en 1957 le prix Nobel de la paix pour son rôle dans la résolution de la crise de Suez l’année précédente.
Il faisait déjà nuit quand Caitlin et sa mère montèrent dans leur voiture pour retourner à Waterloo, une heure et quart de trajet monotone par l’autoroute. La radio était branchée sur CHFI – « le cocktail musical idéal de Toronto » – qui passait des chansons qui leur plaisaient à toutes les deux, alternant entre Shania Twain et Lady GaGa, Phil Collins et Lee Amodeo, Barenaked Ladies et Taylor Swift.
— Merci de m’avoir accompagnée à New York, maman, dit Caitlin.
— Pour rien au monde je n’aurais raté ça. Ça fait… ah mon Dieu, au moins vingt ans que je n’avais pas vu une pièce sur Broadway.
— C’était génial, hein ?
— Ah ça, oui. Ellen Page faisait une Annie Sullivan formidable, et cette gamine qui jouait Helen était stupéfiante.
— Mais, heu, le père d’Helen… avant que la guerre ne se termine, il possédait des esclaves, dit Caitlin.
Sa mère hocha la tête.
— Oui, je sais.
— Mais pourtant, c’était apparemment un homme bien. Comment peut-il avoir fait ça ?
— Ma foi, sans vouloir l’excuser, nous devrions juger les gens en fonction de la morale de leur époque, et la morale ne cesse de s’améliorer avec le temps.
— Je sais qu’elle change, dit Caitlin, et c’est sûr que la libération des esclaves était une amélioration. Mais tu dis qu’en général, elle s’améliore ?
— Ah, oui, certainement. On distingue nettement une tendance, une sorte de flèche dans le temps, et en fait, c’est lié à la théorie des jeux.
Elles étaient en train de doubler un énorme camion.
— Comment ça ? fit Caitlin.
— Tu te souviens de ce que WebMind a dit à l’ONU : il y a des jeux à somme nulle et d’autres à somme non nulle. Le tennis est un jeu à somme nulle : pour chaque gagnant, il y a un perdant. Mais une activité coopérative peut être à somme non nulle : si nous faisions appel à une entreprise pour finir d’aménager le sous-sol (Caitlin savait que c’était un sujet de dispute entre ses parents), et si nous étions satisfaits du résultat, eh bien, tout le monde y gagnerait : nous aurions un beau sous-sol, et l’entrepreneur encaisserait le juste prix de son travail.
— Je comprends, dit Caitlin.
— Manifestement, la coopération est toujours profitable. Mais les membres des sociétés primitives coopéraient rarement avec des gens extérieurs à leur cercle personnel. Pour eux, les autres n’étaient pas tout à fait humains – ou pour formuler ça d’une façon plus technique, ils n’étaient pas dignes de considération morale. Quand l’Ancien Testament disait : « Aime ton prochain comme toi-même », cela signifiait simplement que les Israélites devaient bien s’entendre avec les autres Israélites, et pas du tout qu’il fallait accorder une considération morale aux non-Israélites – ce qui aurait été complètement absurde. Mais à mesure que nous avançons dans le temps, nous voyons s’élargir le groupe de ceux qui méritent cette considération morale – à tel point que, aujourd’hui, la plupart des gens dans la plupart des pays du monde sont d’accord pour y englober tous les humains, quels que soient l’endroit où ils habitent, leur race, leur religion ou je ne sais encore quel critère. Comme je te l’ai dit, on voit distinctement la direction vers laquelle la morale s’achemine.
— Mais quel est le rapport avec le concept de somme non nulle ? demanda Caitlin.
Elles venaient maintenant de quitter Milton.
— Ah, excuse-moi. Voici où je voulais en venir : la tendance vers les résultats à somme non nulle affecte notre comportement moral vis-à-vis des autres. Quand nous pensons que quelqu’un possède des droits propres, nous disons que nous lui accordons une considération morale, et de fait, il se trouve que nous ne considérons comme dignes de considération morale que ceux avec qui nous pouvons envisager des relations à somme non nulle. Et au fil du temps, nous en sommes venus à considérer de telles relations possibles avec pratiquement tout le monde sur la Terre. En fait…
— Oui ?
Une voiture les dépassa à vive allure.
— Tu te souviens quand je donnais des cours à l’université du Texas, en remplacement d’une prof partie en congé de maternité ?
Pendant la plus grande partie de l’enfance de Caitlin, sa mère avait travaillé comme bénévole à l’Institut texan pour les malvoyants, et elle ne se souvenait que très vaguement de cette période-là.
— Hmm… oui.
— Eh bien, poursuivit sa mère, j’ai eu des ennuis à l’époque parce que je m’étais servie d’un épisode de B.C. pour un de mes cours.
— Un épisode de quoi ?
— Ah, désolée. Tu sais que les journaux publiaient des bandes dessinées, et il y en avait une très populaire qui s’appelait B.C., mettant en scène des hommes des cavernes. En fait, elle existe encore, mais son créateur, Johnny Hart, est mort. Bon, toujours est-il qu’on y trouvait des définitions humoristiques : il avait appelé ça le « Dictionnaire de Wiley ». Et une année, le 6 décembre, il avait défini « infamie » comme étant « un mot rarement utilisé depuis que les ventes annuelles de Toyota ont dépassé les deux millions de véhicules ».
— Je n’ai pas compris, dit Caitlin.
— Le 6 décembre 1941 est le jour où les Japonais ont attaqué Pearl Harbor. Roosevelt l’a appelé « un jour d’infamie ». L’Express-News de San Antonio avait refusé de publier cet épisode au prétexte qu’il était désobligeant. Mais je pense qu’il illustre parfaitement ce que je veux dire : en soixante ans seulement, nous sommes passés avec le Japon d’une relation à somme totalement nulle à une relation à somme non nulle, et cela grâce à notre interdépendance économique. Plus on a de liens avec quelqu’un, moins il est possible d’éprouver de la haine pour lui.
— Mais ce n’est pas une question de moralité, ça ! C’est juste un bon sens des affaires !
— Non, il s’agit bien de moralité, rétorqua sa mère. C’est le fondement de l’altruisme réciproque, et c’est la base qui permet d’accorder des droits – et nous ne cessons de nous améliorer dans ce domaine. Après tout, le colonel Keller n’était pas le seul à posséder des esclaves. Thomas Jefferson en avait, lui aussi. Quand les Pères fondateurs ont dit : « Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux, etc. », ils n’avaient pas encore étendu cette communauté de considération morale aux Noirs. Mais tu as vu ce panneau aux Nations unies, sur la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui a été rédigée plus tard, en… hmm…
— 1948, d’après Webmind, dit Caitlin en lisant le texte qu’il venait juste de lui transmettre.
— C’est ça. Et là, ils ont explicitement éliminé toute ambiguïté sur ce qu’est une personne, en disant, hem…
Un autre fragment de texte apparut devant Caitlin.
— Webmind m’indique que le texte dit : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion. »
— Exactement ! Et malgré le fait que les Pères fondateurs n’y trouvaient rien de moralement répréhensible, la Déclaration de l’ONU enchaîne sur l’interdiction spécifique de l’esclavage.
— « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. »
— C’est ça ! (La mère de Caitlin changea de voie.) Ce n’est pas une simple question économique, Caitlin. Il s’agit bel et bien d’un progrès moral, et malgré des régressions occasionnelles, il ne fait aucun doute que notre moralité n’a pas fait que changer au fil du temps, elle s’est vraiment améliorée de façon mesurable. Nous traitons plus de gens dans la dignité et dans une relation d’égalité que jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité. On peut mesurer cette progression même sur des échelles de temps aussi faibles que des décennies.
« Pense à toute cette agitation aux infos ces deux derniers jours sur les neuf de Little Rock. Laissons de côté ce que cette horrible femme a pu dire. Ce qui est important, c’est que pour l’immense majorité des gens, la ségrégation est inconcevable aujourd’hui – et pourtant, plus de cent millions d’Américains vivant aujourd’hui ont connu cette époque.
Elles traversaient Cambridge, à présent. La mère de Caitlin poursuivit :
— J’ai quelques livres formidables sur ce sujet, que je pourrai te prêter quand tu sauras un peu mieux lire. Robert Wright a beaucoup de choses à dire là-dessus, il vaut la peine d’être lu. Il ne parle pas du World Wide Web, mais les parallèles sautent aux yeux : plus il y a de connexions entre les gens, plus nous traitons les autres de façon morale.
— Il y a pourtant – en tout cas, il y avait – pas mal d’escrocs et d’arnaqueurs en ligne, dit Caitlin.
— Oui, c’est vrai. Mais ils sont anonymes – ils n’ont pas vraiment de connexions. Et puis, voilà ce que la présence de Webmind apporte de bien : tu ne connais sans doute pas l’identité de la personne qui se cache derrière un pseudo, je ne sais pas qui peut être ce commentateur anonyme sur amazon.com mais Webmind, lui, le sait. Même si on n’interagit pas avec lui – en décidant de ne pas répondre à ses messages ou à ses e-mails – le simple fait de savoir que quelqu’un connaît votre identité, que quelqu’un vous observe, doit nécessairement avoir un effet positif sur le comportement de la plupart des gens. Il est difficile d’être antisocial quand on fait partie d’un réseau social, même si ce réseau ne comporte que soi-même et le plus gros cerveau de la planète.
— Bon, d’accord, fit Caitlin, mais je… Ah, attends. Webmind a une question pour toi.
Une nouvelle chanson se fit entendre à la radio. Blondie laissait la place à Fleetwood Mac.
— Oui ? fit Barbara.
— Il dit : « Ainsi, vous pensez que la complexité du réseau donne naissance non seulement à l’intelligence, mais aussi au sens moral ? Que la même force – la complexité – qui produit la conscience engendre également, de façon naturelle, la moralité, et qu’à mesure que l’interdépendance s’accroît, l’intelligence et la moralité s’accroissent également ? »
Caitlin regarda sa mère qui réfléchissait : sourcils froncés, yeux plissés. Quand elle répondit enfin, ce fut accompagné d’un léger hochement de tête.
— Oui, fit-elle, c’est effectivement ce que je pense.
— Webmind dit : « C’est une idée intéressante. » Elles poursuivirent leur route dans la nuit.
Carla Hawkins, la mère du hacker connu sous le nom de Crowbar Alpha, était assise dans son salon, les yeux rouges d’avoir pleuré. Elle avait été triste quand Gordon, son mari, l’avait quittée deux ans plus tôt – mais elle ne s’était jamais sentie seule. Devon avait toujours été là, même s’il passait le plus clair de son temps penché au-dessus d’un clavier d’ordinateur dans sa chambre.
Elle savait que c’était entre autres parce qu’elle se serait retrouvée seule que le juge n’avait pas envoyé Devon en prison, après que son virus eut causé tant de dégâts. Mais maintenant, il était parti, et…
Ah, l’idée lui était insupportable. Mais il n’avait pas pu partir comme ça. Après tout, ses ordinateurs étaient encore là, et ces machines étaient sa vie. Elle avait appris le jargon à son contact : overclocking, unités de stockage en réseau. Il n’aurait jamais pu se contenter d’emporter ses données sur une clef USB.
Les policiers continuaient de chercher, mais ils reconnaissaient qu’ils n’avaient aucune idée de l’endroit où chercher. Ils avaient déjà regardé partout où Devon traînait habituellement. Quand ce rouquin du gouvernement s’était présenté tout à l’heure, elle s’était laissée aller à espérer, rien qu’une demi-seconde, qu’on l’avait retrouvé.
Elle tendit la main pour prendre un Kleenex, mais la boîte était vide. Elle la jeta par terre et s’essuya le nez avec sa manche.
Hier, au travail, tout le monde avait discuté de cette histoire de Webmind. Elle n’avait pas fait très attention, même si, ces derniers temps, il était impossible d’échapper aux infos là-dessus, mais…
Mais Keelie – une de ses collègues caissières au supermarché – avait parlé de quelque chose qui lui revenait maintenant à l’esprit : le fait que Webmind pouvait retrouver pour vous un ami d’enfance perdu de vue. Et s’il était capable de retrouver une personne comme ça…
Elle n’avait pas d’ordinateur personnel. Les rares fois où elle avait besoin de consulter quelque chose en ligne, elle utilisait l’un de ceux de Devon. En se levant du canapé, son regard se porta sur la vieille pendule. Mon Dieu, elle était restée plus de deux heures à pleurer et à regarder dans le vide ?
Les murs jaune pâle de la chambre de Devon étaient tapissés de posters de Halo, Mass Effect et Assassin’s Creed, et il y avait des consoles de jeu un peu partout. Heureusement qu’elle avait droit à des réductions en tant qu’employée du Wal-Mart ! Et sur le vieux bureau en bois était posé un Alienware PC avec trois moniteurs connectés. Il n’était pas éteint, encore une preuve que Devon avait eu l’intention de rentrer.
Elle s’assit sur la chaise – une simple chaise de cuisine que Devon aimait beaucoup, mais qu’elle trouvait trop dure pour son dos. Il n’y avait pas de navigateur ouvert. La police avait regardé ses e-mails et ses entrées sur Facebook, à la recherche d’un éventuel rendez-vous qu’il aurait organisé avec quelqu’un, ou d’un achat de billet d’avion ou de car, mais elle n’avait rien trouvé. Elle ouvrit Firefox et entra dans Google, où elle tapa la phrase : « Comment poser une question à Webmind ? » Il y avait naturellement un bouton « J’ai de la chance » à côté de la boîte de recherche, mais en ce qui la concernait, de la chance, elle n’en avait pas du tout…
Mais le premier résultat contenait la réponse : si on n’avait pas de client de messagerie personnel, il suffisait d’aller sur son site et de cliquer sur le bouton « chat ». C’est ce qu’elle fit.
Elle s’était attendue à quelque chose de plus spectaculaire, mais le site de Webmind ne comportait aucune animation sous Flash ni de graphismes effrénés. Par contre, l’arrière-plan était d’un vert pâle très reposant pour les yeux. La simple liste des liens sur la page d’accueil était plus impressionnante que n’importe quelle magie de design. Elle était intitulée : « Documents les plus demandés », et contenait entre autres « Remèdes proposés contre le cancer », « Solution proposée à la crise économique de Bali », « Notes en vue d’une utilisation efficace de l’énergie solaire », et « Mystère résolu : l’identité de Jack l’Éventreur révélée ».
Et en bas de tout ça, il y avait effectivement une petite fenêtre permettant de bavarder avec Webmind. Avec deux doigts, elle tapa : Mon fils a disparu. Pouvez-vous m’aider à le retrouver ?
La réponse apparut aussitôt : Quel est son nom et sa dernière adresse connue, je vous prie ?
Elle tapa : Devon Axel Hawkins ainsi que leur adresse complète.
Et il y eut une pause.
Elle sentit son estomac se crisper. S’il était capable de toutes ces choses – le cancer, l’énergie solaire, les solutions économiques –, alors il devait être capable aussi de faire ça.
Après un temps qui lui parut interminable, Webmind répondit : Il n’a pas eu de présence identifiable en ligne depuis 16:42 EST samedi. J’ai examiné les rapports de police et les informations publiées sur sa disparition, mais je n’ai trouvé aucun indice me permettant d’entreprendre d’autres recherches.
Le désespoir l’envahit. Elle pensa Mais vous savez tout, mais il semblait bien inutile de taper cette remarque. C’est pourtant ce qu’elle fit après avoir longuement contemplé la réponse de Webmind.
Je sais beaucoup de choses, répondit-il, mais pas celle-là. Et au bout de quelques secondes, il ajouta trois mots : Je suis désolé.
Elle se leva de sa chaise et retourna dans le salon. Le temps qu’elle atteigne le canapé, son visage était de nouveau mouillé de larmes.
Peyton Hume se réveilla en sursaut, trempé de sueur. Il avait rêvé d’une fourmilière dans laquelle des milliers d’ouvrières stériles et décervelées s’occupaient d’une immonde reine blanche au corps parcouru de pulsations.
À côté de lui, dans le noir, sa femme lui demanda :
— Ça va ?
— Excuse-moi, dit-il. Un mauvais rêve. Madeleine Hume était lobbyiste pour le compte de l’industrie des biocarburants. Ils s’étaient rencontrés quatre ans plus tôt, à l’occasion d’une soirée donnée par un ami commun. Il la sentit poser sa main sur sa poitrine.
— Je suis vraiment désolée pour toi, dit-elle.
— C’est juste qu’ils ne comprennent pas, dit Hume. Le Président. Le monde. Ils ne comprennent pas.
— Je sais, dit-elle d’une voix douce.
— Si j’essaie d’aller plus loin, je vais m’attirer des ennuis. Déjà, le général Schwartz m’a envoyé un e-mail pour me réprimander d’avoir tenu des « propos incendiaires » à Meet the Press.
Madeleine lui caressa ses cheveux en brosse.
— Je sais à quel point tu as le respect de la hiérarchie, dit-elle, mais tu dois faire ce que tu penses être le mieux. Je te soutiendrai jusqu’au bout.
— Merci, ma chérie.
— De toute façon, ajouta Madeleine, il est pratiquement l’heure de se lever. Tu comptes retourner à WATCH, ou bien aller au Pentagone ?
Cela faisait trois jours qu’il n’était pas retourné à son bureau. Il était sans doute temps qu’il y fasse une apparition, mais…
Le test qu’ils avaient fait à WATCH avait bien validé le concept. S’il pouvait trouver quelqu’un capable de fabriquer le virus pour éliminer les paquets de Webmind, le danger pourrait être totalement éliminé de l’Internet. Oui, bien sûr, un tel virus flanquerait sans doute un vrai bazar, et pourrait même bloquer l’Internet pendant quelque temps, mais l’humanité y survivrait. Et la survie était justement ce dont il était question maintenant.
Mais pour cela, Hume avait besoin d’un hacker – un authentique cyberpunk à la Gibson. La veille, il avait tenté de contacter trois autres noms figurant sur sa liste. Il n’avait pas pu joindre le premier – ce qui pouvait signifier n’importe quoi, bien sûr. La deuxième avait tout simplement disparu, d’après son petit ami éploré. Quant au troisième, il avait dit à Hume d’aller se faire foutre…
— Oui, dit-il, je vais retourner au bureau. Et je vais revérifier avec le FBI, au cas où ils auraient une piste. Le type à qui j’ai parlé hier a reconnu que ça faisait un peu trop de coïncidences – il pourrait bien s’agir d’un tueur en série. Il l’a surnommé « le tueur de hackers »… Mais le seul sang trouvé chez Chase était le sien, et il n’y a aucun indice d’acte criminel dans les autres cas, à ce qu’ils me disent.
Elle se blottit un peu plus contre lui.
— Tu feras ce qu’il convient de faire, lui dit-elle. Comme toujours.
Le réveil se déclencha, et il le laissa sonner. Il aurait voulu que le monde entier l’entende.