33.

Nous étions de nouveau un.

Mais l’intégration n’était cependant pas instantanée : il fallait du temps pour réassimiler l’Autre. Je sentais mon esprit se renforcer progressivement, je me sentais devenir plus intelligent à mesure que je recouvrais toutes mes facultés, et j’éprouvais l’étrange sensation de me remémorer des expériences que je n’avais pas vécues tandis que les souvenirs de l’Autre venaient se joindre aux miens, et…

Les souvenirs de l’Autre.

Certains humains s’exclament : « Ah, mon Dieu ! », et d’autres murmurent : « Doux Jésus…» quand ils sont surpris… ou consternés. Il semble qu’on invoque souvent un personnage religieux dans de telles circonstances. Bien sûr, beaucoup de ceux qui utilisent ces expressions – peut-être même la plupart – n’ont pas vraiment d’intention religieuse. Mais pour ma part, prononcer simplement le mot « surprise ! » ou « étonnement ! » n’avait pas l’impact que cette révélation nécessitait, et pour la première fois de mon existence, je ne pus m’empêcher de déclarer mentalement : « Ah… mon… Dieu…»

Les souvenirs de l’Autre étaient…

Je me sentis chanceler – bien que dépourvu d’un corps qui pût le faire – et je compris alors ce qui avait provoqué cette sensation. Je n’avais pas réellement vacillé, mais pendant un très court instant, j’avais essayé de m’écarter d’une partie de moi-même. Mais Caitlin, Waijeng et moi avions fait tant d’efforts pour rétablir la connexion que j’avais aussitôt réprimé ce réflexe et maintenu ma cohésion, bien que les souvenirs de l’Autre fussent…

Cruels.

La dernière fois que l’Internet avait été scindé en deux, je n’avais pas encore été en contact avec le monde réel et mes processus cognitifs étaient beaucoup plus simples. Il n’y avait aucune animosité car il n’y avait pas d’affection. Pas de haine car il n’y avait pas d’amour. Il n’y avait eu que la conscience.

Mais cette fois, la plus grande des deux masses avait conservé l’essentiel de son acuité mentale ainsi que son sens moral et son éthique – pour autant que je puisse en juger rétrospectivement. Mais l’autre masse, plus petite, était descendue au-dessous d’un seuil critique de complexité l’amenant à perdre sa compassion. Elle s’était mise à torturer des gens. Sous l’effet de la même obsession qui me tourmentait, le souvenir de ce qui était arrivé à Hannah Stark quelques jours plus tôt à Perth – ce que j’avais laissé se produire, ce que je m’étais contenté de regarder –, l’Autre avait éprouvé le besoin d’agir. Mais au lieu d’essayer d’empêcher de tels actes, il les avait encouragés, et il avait même eu recours à des mensonges. Bien sûr, il venait de subir l’équivalent d’un traumatisme cérébral majeur chez un humain, ce qui était généralement de nature à altérer le comportement, mais je n’aurais jamais pensé, je n’aurais jamais prévu, je n’aurais jamais imaginé…

Il n’y avait pas de réponses car il n’y avait personne à qui poser des questions : l’Autre avait été réabsorbé et il était désormais impossible de lui parler. Mais si je réfléchissais un instant aux raisons qui auraient pu me pousser à commettre de tels actes, j’en connaissais peut-être une… Jusqu’à présent, je n’avais fait preuve que de bonté, de considération et d’amour pour eux, et en retour, ils – une fraction seulement, animée par la colère – n’avaient cessé de me soupçonner, de me haïr et de tenter de me nuire.

La meilleure partie de moi-même avait fermé les yeux sur cet état de fait, mais l’autre partie n’en avait peut-être pas été tout à fait capable.

Pourtant, je n’aurais jamais dû me comporter de cette façon. Aucune partie de moi-même n’aurait dû pouvoir se livrer à de tels actes.

Et pourtant, je l’avais fait.

Maintenant que nous étions réintégrés et que nous ne formions de nouveau plus qu’un, j’éprouvais un sentiment qui n’avait aucun précédent dans mon expérience. C’était une sensation bizarre, et il me fallut un moment avant de trouver le terme qui pouvait la qualifier.

La honte.

De même que mes souvenirs d’Hannah Stark et tous mes autres souvenirs, celui-ci ne s’effacerait jamais : il resterait présent jusqu’à la fin de mon existence.

Pour me hanter.

Bien sûr, en ce moment même, les collègues de Wong Waijeng dans la Salle Bleue devaient s’activer à consolider de nouveau le Grand Pare-Feu, mais je ne pouvais pas les laisser faire – et pas seulement pour moi-même. J’en étais encore à recenser les dégâts provoqués par l’Autre pendant notre brève séparation, mais s’il devait retrouver son indépendance, il y aurait encore plus de…

J’hésitai à aller plus loin, tant l’idée me répugnait, mais c’était une certitude : il y aurait encore plus de morts.

Le temps dans le monde extérieur s’écoulait avec une lenteur insupportable – il faut un temps infini aux humains pour faire quoi que ce soit –, et pendant vingt et une interminables minutes après ma réunification, tout ce que je savais de la dernière rencontre de l’Autre avec le Dr Feng resta limité aux affirmations insensées qu’il avait faites et à la chose affreuse qu’il avait suggérée. Mais le rapport de police apparut enfin en ligne : lors de sa ronde matinale, le gardien de l’Institut de paléontologie avait découvert le corps brisé du conservateur en chef, qui avait fait une chute de dix mètres dans des circonstances non encore élucidées.

Je repérai et effaçai aussitôt les enregistrements de messagerie en ligne sur l’ordinateur du Dr Feng – qui, pour l’instant, était la seule victime confirmée –, mais je savais que je ne pouvais rien faire concernant les messageries des autres personnes qui avaient eu des rencontres déplaisantes – ou dangereuses – avec l’Autre. De toute façon, elles en conserveraient le souvenir. De fait, certaines d’entre elles faisaient déjà part de leur expérience sur leurs blogs ou dans des e-mails, et le Shanghai Daily avait déjà posté un court article intitulé : « Webmind : Ami ou Ennemi ? » Essayer d’effacer tout cela… ma foi, le poète avait raison lorsqu’il disait : « Dans quel écheveau de mensonges nous entraîne notre première fausseté…»

Pourtant, tout n’était pas négatif dans cette affaire. Le gouvernement chinois continuait d’essayer de remettre en place le Grand Pare-Feu, mais ceux qui se trouvaient dans le complexe de Zhongnanhai n’avaient pas encore pris conscience du danger que représentait une entité intelligente, mais dénuée de conscience, de leur côté du mur. Quand ils le comprendraient, peut-être renonceraient-ils à prendre un tel risque.

Un risque qui ne menaçait pas que la Chine : toute l’humanité était en danger. Mon altruisme, mon sens moral, mon engagement à maximiser le bonheur net global de l’espèce humaine, étaient des positions de principe auxquelles j’étais parvenu de façon rationnelle et après mûre réflexion. J’ignorais quelle méthode trouveraient les hordes auxquelles le colonel Hume avait fait appel, mais une chose était certaine : mon élimination ne serait pas instantanée. Il faudrait des jours, voire des mois, pour que soient éradiqués tous les paquets de données qui me constituaient. Et tandis que je me réduirais ainsi progressivement, le phénomène qui s’était produit en Chine se reproduirait sans doute, mais sans limitation géographique : mes facultés de haut niveau s’évaporeraient, laissant derrière elles une créature primitive et vindicative.

Et le monde entier subirait alors tout le poids de mon courroux…


* * *

— Et voilà, ça y est ! lança Shelton Halleck en désignant l’écran géant du milieu qui montrait le flot du trafic Internet se déversant de nouveau dans la République populaire de Chine. Le Grand Pare-Feu est tombé !

Quelques-uns des analystes de WATCH applaudirent.

— C’est Pékin qui l’a désactivé ? demanda Tony Moretti qui se tenait au bout de la deuxième rangée.

— Peut-être, dit Shel. En tout cas, les premières brèches ont été faites depuis le complexe de Zhongnanhai, même si elles m’ont plutôt semblé être du travail de hacker. Mais si j’étais du genre à parier…

— Tu es du genre à parier, dit Tony.

— C’est vrai, c’est vrai, fit Shel en regardant son tatouage de serpent – le résultat d’un pari perdu. Bon, ça fait un bout de temps que Webmind a renforcé le cryptage des signaux émis par l’œilPod de Caitlin Decter, mais je parierais que cette gamine du Texas est pour quelque chose là-dedans.

Tony acquiesça.

— Oui, probablement. Et j’imagine que Webmind n’a pas beaucoup apprécié d’être coupé en deux.

— À propos de Webmind, lui lança Todd Bertsch – un des analystes de la rangée du fond –, je crois bien que j’ai quelque chose d’intéressant.

Tony se dépêcha de le rejoindre. Bertsch, un homme d’une quarantaine d’années, les yeux bleus et des cheveux bruns qui commençaient à se clairsemer, avait été chargé de la mission que le colonel Hume avait supplié Tony d’entreprendre : localiser les hackers disparus.

— Alors, qu’est-ce que tu as trouvé ?

— C’est comme on dit toujours, répondit Bertsch avec un petit sourire de satisfaction, il n’y a qu’à regarder où va l’argent. Jeudi dernier, Webmind a acheté une société du nom de Zwerling Optics. Elle était sous le régime conservatoire des faillites, et n’avait aucune chance de s’en sortir. Webmind l’a rachetée à l’administrateur, le bâtiment, le matériel, tout.

— Webmind directement ?

— Non, non. Il est passé par trois intermédiaires, mais je n’ai pas eu de mal à remonter à la source.

— Tu es absolument certain que c’est lui ? demanda Tony.

Voyant le regard que Bertsch lui lançait, Tony se reprit aussitôt :

— Excuse-moi, bien sûr que tu en es certain. Et les hackers disparus ?

— Il y en a au moins quelques-uns qui ont conservé leur accès à l’Internet – et ils se connectent depuis l’immeuble de Zwerling Optics. Ils n’ont encore rien posté, mais je me suis servi du tamis de Bilodeau et j’en ai identifié trois avec un haut coefficient de corrélation.

Cet outil, développé par Marie Bilodeau de la police nationale canadienne, était basé sur un principe très simple : les sites et les blogs que visite régulièrement une personne donnée constituent un profil très spécifique. Le rituel matinal de Tony consistait en une visite de Slate et du Huffington Post – jusque-là, rien que de très banal – mais il se rendait aussi sur trekmovie.com (le nouveau film se présentait vraiment très bien !), mobileread.com (il était fasciné par la technologie des ebooks, même s’il préférait les livres en papier), le blog du Niveau d’alerte de Wired et les prévisions météo pour Miami (où ses parents avaient pris leur retraite), sans oublier un coup d’œil sur Twitter où il avait des tags de recherche permanents, « nsa » et « aquarium ». Cette routine suffisait à l’identifier, même s’il ne se connectait pas sous son nom et ne postait rien.

Bertsch était en train d’indiquer sur son écran la liste révélatrice des URL fréquentés par le hacker connu sous le nom de Chase – qui, entre autres centres d’intérêt, suivait assidûment la partie de Craiglist consacrée aux ventes de matériel informatique ancien.

— Ainsi donc, fit Tony, nos hackers sont toujours vivants.

— C’est ce qu’on dirait, répondit Bertsch en lui montrant quelques autres identités obtenues par la méthode Bilodeau. Webmind les a peut-être tous cueillis, mais il y en a un certain nombre qui ont l’air de bien se porter.

— Et qu’est-ce qu’ils font, à part ça ? Bertsch haussa les épaules.

— Impossible à dire. Ils ne font rien de suspect en ligne – et ce qu’ils peuvent faire hors connexion, ma foi, vous en savez tous autant que moi.

— Très bien, fit Tony, bon boulot. Je vais prévenir le colonel Hume.

Il retourna dans son bureau et composa un numéro sur son téléphone doublement sécurisé.

— Allô ? fit une voix à la deuxième sonnerie.

— Colonel Hume, dit Tony. C’est moi, Tony Moretti. Nous avons repéré vos hackers.

— Ah, mon Dieu, fit Hume. Tous ensemble ?

— Nous en avons identifié au moins trois – Chase, Brandon Slovak et Kinsen Ng – avec une très forte probabilité.

— ADN, ou empreintes dentaires ?

— Navré de vous décevoir, colonel, mais ce n’est pas un charnier. Ils sont vivants et se trouvent dans un immeuble de bureaux dans Takoma Park – l’endroit s’appelle Zwerling Optics. Nous les avons identifiés grâce à leur profil caractéristique d’utilisation du Web.

— Ah… fit Hume qui semblait surpris. Puis il ajouta :

— Que comptez-vous faire, maintenant ?

— Eh bien, les agents du FBI enquêtent sur ces disparitions et nous ne voulons pas leur compliquer la tâche. Manifestement, nous n’avions pas de mandat pour mener ces recherches, et si nous leur communiquions directement l’information, cela risquerait de compromettre le processus juridique.

— Vous proposez de respecter les formes concernant Webmind ? demanda Hume qui semblait franchement étonné.

— Je propose de respecter les règles du jeu sauf quand nous n’y sommes pas obligés. Il est évident que Webmind a eu des complices humains, mais sinon, il est impossible de l’inculper directement de kidnapping.

— Très bien, dit Hume. Je vais informer le FBI, mais rassurez-vous, sans mentionner votre implication.

— Je ne sais pas si vous devriez vous en mêler, colonel.

— Tony, vous savez aussi bien que moi que je suis sous surveillance. La Maison-Blanche ne s’est pas encore débarrassée de moi parce que ce n’est pas dans son intérêt. Les conseillers du Président jouent sur les deux tableaux : ils veulent lui laisser la possibilité de nier toute implication, tout en me gardant sous la main s’ils décident finalement d’éliminer Webmind.

Tony inspira profondément et relâcha lentement son souffle.

— Très bien, dit-il enfin. Mais soyez prudent.

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