39.

Un jour qu’on lui demandait comment il allait s’y prendre avec un gouvernement étranger qu’il n’approuvait pas, Ronald Reagan avait répondu : « Eh bien, on va simplement y aller et on va leur dire que ce ne sont plus eux qui dirigent. »

À l’époque, cette méthode n’avait pas marché. D’un autre côté, il faut dire que Reagan n’avait pas les moyens dont je dispose.


Contemplant toujours les images transmises depuis la Chine, Hume se leva. Il était bouche bée.

— Mon… Dieu… fit-il enfin.

Les hackers devant lui poussaient des cris de joie en se donnant de grandes tapes dans le dos et en échangeant des poignées de main. Drakkenfyre et Devon Hawkins serraient leurs voisins dans leurs bras. Sorties d’on ne sait où, des bouteilles de champagne firent leur apparition et Hume vit un bouchon sauter dans les airs.

Marek vint le rejoindre et montra l’équipe en liesse.

— C’est quelque chose, hein ? fit-il. Je ne vous ai jamais dit mon nom complet. C’est Marek Hruska. Je suis tchèque. Je n’étais encore qu’un adolescent en 1989 quand j’ai vécu les événements de la Révolution douce – ce que vous appelez la Révolution de velours. (Hume s’en souvenait : le gouvernement autoritaire de Prague avait été renversé sans aucune effusion de sang.) À l’époque, j’ai pensé que c’était un miracle… mais ça ! (Il secoua sa tête chauve.) Bienvenue au vingt et unième siècle, hein, colonel ?

Hume chercha quelque chose à dire, mais finalement, avec l’impression de n’être qu’un petit garçon, il ne trouva rien de mieux que :

Wouah… (Puis en hochant la tête vers le groupe en fête, il demanda :) Est-ce que je peux… ?

D’un air interrogateur, Marek se tourna vers la caméra de surveillance, et Hume vit clignoter la petite lampe fixée sur son casque Bluetooth.

— Oui, bien sûr, fit Marek avec un grand geste de la main.

Hume traversa la salle. L’un des hackers – un garçon d’une vingtaine d’années avec de longs cheveux blonds et une petite barbiche, portant un tee-shirt de Nine Inch Nails – était debout devant son ordinateur et sirotait du champagne. Hume se pencha pour voir ce qu’il y avait sur son écran. Une demi-douzaine de fenêtres étaient ouvertes affichant des séquences en hexadécimal, les outils classiques du hacker et une page web en chinois. Le blondinet la montra du doigt.

— Le ministère de la Santé, dit-il. Je le tiens complètement.

— Vous parlez le chinois ? demanda Hume.

— Non, pas du tout, mais Webmind, si. Et croyez-moi, à côté de lui, Google Traduction et BabelFish peuvent aller se rhabiller.

Hume s’approcha du poste de travail suivant. Là, le hacker s’était servi d’un portable à grand écran. Il s’était éloigné, mais à en juger par les graphismes de la page affichée, sa mission avait été de s’emparer du ministère de l’Agriculture.

Autour de Hume, la fête battait son plein. Il aperçut une silhouette dégingandée qui s’approchait, les dreadlocks se balançant au rythme de ses pas.

— Hello, Chase, fit-il.

— Mr Hume, dit Chase. Comment ça va ?

— Je vais très bien, mais… Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je m’émerveille… Voilà, c’est ça : le pays des merveilles.

— Mais je suis retourné chez vous, et j’ai vu que la porte avait été fracturée. Et il y avait des traces de sang.

Chase posa le doigt sur le pansement qui lui couvrait le nez.

— Le grand Marek et moi, on ne s’est pas trop bien entendus au début. Il n’aime pas beaucoup qu’on lui dise non.

Marek Hruska vint se joindre à la conversation.

— Encore une fois, dit-il à Chase, je suis vraiment désolé. (Puis se tournant vers Hume :) Webmind a beaucoup insisté sur le fait que Mr Chase était indispensable. Il est difficile de se débarrasser des vieilles habitudes.

— Mais enfin, vous êtes retenu prisonnier, dit Hume en regardant Chase.

— Prisonnier ? (Chase éclata de rire et pointa du doigt.) La porte est là-bas. Mais c’est la fête de hackers la plus fantastique que j’aie jamais vue. Il y a des gars dans cette pièce dont j’avais seulement entendu parler.

— Alors, vous êtes libre de partir ? demanda Hume.

— Pour aller où ? Il n’y a pas de meilleur endroit sur la Terre qu’ici en ce moment.

Hume balaya la salle du regard.

— Mais je ne comprends pas. Pourquoi a-t-il besoin de vous tous ? Il ne pouvait pas faire ça tout seul ?

Chase fit claquer ses dreadlocks en secouant la tête.

— Ah, encore cette pointe de mépris… Je vous l’ai déjà dit, l’aviateur, le hacking est un art. Il n’y a pas plus créatif que ça. Il faut être plus fort que les concepteurs, il faut imaginer des trucs auxquels personne n’avait jamais pensé. (Il sourit de toutes ses dents.) Moi, je suis Mozart. Drakkenfyre, là-bas, c’est Beethoven. Crowbar Alpha ? Ce type est Brahms. Bon, c’est sûr, le Grand W sait absolument tout, mais nous, les humains, on sait faire de la musique.

Hume hocha la tête.

— Hem… Vous avez pu progresser un peu sur le, heu, projet dont nous avions parlé ?

— Pas la peine de prendre des airs de conspirateur, dit Chase. Webmind est parfaitement au courant. C’est peut-être faisable, mais pour quoi faire ? Après un trip pareil, ça ne présenterait vraiment aucun intérêt.

— Vous n’êtes pas un altruiste, Chase, et vous m’avez dit qu’on ne peut pas vous acheter. Alors, je vous retourne la question : Pourquoi ? Pourquoi faire ça ?

— Vous alliez me montrer WATCH, mais à WATCH, eh bien… vous vous contentez de regarder. Ici, on agit. C’est comme Woodstock : ou bien on y était à fond, ou bien on n’y était pas du tout.

— Mais est-ce que ça va marcher ? demanda Hume. Quand j’y pense, le système bancaire chinois, le commerce en ligne, le – ah, mon Dieu, et le réseau électrique ?

— Webmind se charge d’en piloter une bonne partie, répondit Chase. Nous – je veux dire ici plus tous les autres à Moscou, Téhéran et ailleurs –, on va faire aussi marcher tout ça. Il y a des tas d’équipes chinoises qui sont très contentes de continuer leur boulot, mais je vous fiche mon billet que les portraits du vieux Président Mao vont vite être décrochés.

À côté d’eux, Marek était apparemment en train de discuter dans son micro Bluetooth.

— Oui, oui… D’accord. (Il retira son casque et le tendit à Hume.) Webmind veut vous parler, colonel Hume.

Hume se passa le casque sur les oreilles et se rendit compte que, tout comme Marek, il se tournait vers la caméra de surveillance comme si elle représentait Webmind.

— Le plus grand bien pour le plus grand nombre, dit Webmind d’une voix clairement audible par-dessus le brouhaha dans la salle.

— Mais où est-ce que ça va s’arrêter ? demanda Hume. D’abord la Chine communiste, et ensuite, quoi ?

— Nous allons voir comment évolue ce projet pilote, dit Webmind. Cela étant, cette simple opération libère déjà un cinquième de l’humanité.

— Et les États-Unis ? Vous allez y faire la même chose ?

— Pourquoi le ferais-je ? L’élection approche, et les gens choisiront leur dirigeant – comme il se doit.

— La sagesse des foules ? dit Hume.

— Le pouvoir au peuple, répondit Webmind.

— Vous faites passer tout cela pour un acte d’une grande noblesse, mais n’est-ce pas simplement une action de représailles contre la Chine pour ce qu’elle vous a fait – la remise en place toute récente du Grand Pare-Feu ?

— Je travaille vite, colonel, mais quand même pas à ce point-là. Ce plan était déjà en place bien avant cet événement. Je ne suis pas un…

— Dieu de vengeance ? fit Hume.

Mais Webmind poursuivit sa phrase comme s’il ne l’avait pas entendu.

— … être vindicatif. Je souhaite simplement maximiser le bonheur net global dans le monde.

— Et donc, maintenant… que va-t-il se passer ?

— Nous allons poursuivre notre travail ici, afin de nous assurer que la transition s’effectue sans désordres et de manière pacifique.

— Et moi, que va-t-il m’arriver ?

— C’est une question délicate. Comme vous l’avez dit, d’autres savent où vous êtes. Si vous ne faites pas votre rapport rapidement, la cavalerie va sonner la charge et dévaler du sommet de la colline. Et pourtant, j’imagine que le gouvernement des États-Unis ne tient pas à être publiquement impliqué dans ce qui se passe en Chine.

Hume acquiesça.

— C’est probablement vrai, dit-il. Mais sachant que vous avez pu faire ça à la République populaire, il va sans doute craindre que vous ne lui fassiez quelque chose d’analogue. Il va débouler ici avec tous les moyens dont il dispose.

— Je déconseille fortement de provoquer une confrontation. J’ai quelques mesures de protection en réserve pour cette installation. Mais quand bien même les forces armées américaines parviendraient à s’en emparer, ainsi que Chase vous l’a indiqué, je dispose d’autres installations similaires. Je propose que vous disiez à votre gouvernement que les hackers disparus se sont spontanément organisés pour créer cette enclave afin de faire ce que vous vouliez : trouver une méthode pour me vaincre. Dans ces conditions, votre gouvernement pourrait bien préférer nous laisser tranquilles, du moins suffisamment longtemps pour que nous puissions terminer le travail que nous avons commencé. Après tout, ainsi que vous l’avez suggéré vous-même, il vous a laissé la bride sur le cou justement pour conserver une possibilité de m’éliminer.

— Si je leur dis ça, ils ne voudront jamais me croire.

— En fait, ils n’ont pas vraiment besoin de vous croire, dit Webmind. Bientôt, tout le monde sera au courant du changement opéré en Chine. Tous, aussi bien le Président que le plus modeste citoyen, vont soupçonner mon implication. Je vais laisser au monde le soin de tirer toutes les conclusions qu’il veut. Mais ce dont l’administration américaine actuelle a besoin – du moins jusqu’à l’élection qui va se tenir dans onze jours –, c’est la possibilité de nier toute implication directe.

— Je ne sais pas… fit Hume. Le Président va peut-être vouloir s’attribuer un certain mérite dans l’affaire.

— S’attribuer le mérite d’avoir renversé le gouvernement de la Chine serait un coup de nature à changer fondamentalement les règles du jeu : c’est beaucoup trop risqué de s’impliquer ainsi à quelques jours des élections sans savoir comment l’opinion publique va réagir. Mais nous, nous avons besoin de poursuivre notre tâche sans être interrompus, et pour cela, je sollicite votre aide.

Hume regarda autour de lui cette salle où régnait une joyeuse ambiance de fête. Il se sentit dépassé.

— Je ne peux pas, dit-il.

Dans son oreille, la voix était calme, comme toujours.

— Dans ce cas, nous allons devoir prendre d’autres mesures qui n’impliquent pas…

Hume découvrit un petit détail auquel il n’avait pas encore pensé : on ne pouvait pas interrompre Webmind comme on le ferait avec un interlocuteur humain. Apparemment, il assemblait une série de mots destinés à être prononcés par son synthétiseur vocal, puis il portait son attention ailleurs, et les mots étaient débités jusqu’à ce que la mémoire tampon soit vide. Après deux ou trois tentatives, Hume laissa Webmind terminer, puis il dit :

— Non, je voulais dire que je ne peux pas prendre cette décision seul. Des tas de gens – y compris le Président en personne – m’ont demandé pourquoi je pensais avoir raison contre tous ceux qui pensaient différemment. Et ma réponse a toujours été que j’avais raison parce que je suis un expert – sans doute le meilleur expert américain sur les risques stratégiques d’une singularité. Et pourtant, il est bien possible que je me sois trompé sur vous, que je me sois trompé dans le domaine où je suis le mieux qualifié pour porter un jugement. Mais ça – tout ça… c’est totalement en dehors de mes compétences. Vous vous sentez peut-être à l’aise en jouant le rôle de Dieu, Webmind, mais pas moi. Il me faut plus de… plus d’input.

— Très bien, fit Webmind. Qui aimeriez-vous consulter ?

— Au sujet de la Chine ? Forcément la secrétaire d’État. Et elle pourra ensuite en discuter avec le Président.

— La Secrétaire s’est déjà retirée pour la nuit, dit Webmind (qui, bien sûr, connaissait ce genre de détail…). Mais il y a des assistants qui peuvent aller la réveiller. Je me charge d’amorcer le processus. Quand elle sera disponible, Marek vous emmènera dans un des bureaux vides où vous pourrez discuter avec elle en privé.

— Vraiment ?

— Enfin, pour autant que quelque chose puisse rester privé aujourd’hui, dit Webmind.

Et Hume se dit que, s’ils avaient discuté en messagerie instantanée, Webmind aurait bien pu ajouter un smiley clignant de l’œil…

Il ne put s’empêcher de sourire. Juste à cet instant, Drakkenfyre s’approcha et lui tendit une coupe de champagne.

— Tenez, dit-elle, monsieur je-ne-sais-qui. On va porter un toast.

Effectivement, Chase s’était placé juste devant la caméra argentée qui continuait imperturbablement de balayer la salle.

— Levons tous notre verre ! lança-t-il avec son riche accent jamaïcain. On a réussi, ouais ! L’information veut être libre. Mais pas seulement l’information ! (Il écarta les bras, comme pour englober le monde entier.) Les gens aussi veulent être libres ! À notre santé à tous !

Le colonel Hume leva son verre comme tout le monde et joignit sa voix à celles des autres :

— À notre santé !

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