4.

TWITTER

_Webmind_ Cela fait longtemps que quelqu’un a adopté Webmind comme alias dans Twitter. J’ai donc ajouté deux blancs soulignés au mien : _Webmind_.


J’avais donc concentré mon attention sur Caitlin, apprenant à interagir avec elle et à m’interfacer avec son univers. En faisant cela, je me sentais centré. Je me sentais ancré. Je me sentais – autant que je pourrais jamais imaginer l’être – humain.

Je voyais le salon des Decter exactement comme Caitlin. Ses yeux effectuaient de fréquentes saccades maintenant que le gauche pouvait voir. Cela n’avait peut-être pas été le cas avant l’intervention du Dr Kuroda. Mais sachant dans quelle direction son œil regardait à chaque fois, son cerveau savait contrôler ces saccades et n’avait aucun mal à assembler les images. C’était plus difficile pour moi. Heureusement, la rétine ne se donne pas la peine de coder les battements de paupière, et nous n’avions pas à endurer en plus des passages noirs plusieurs fois par minute.

Le père de Caitlin travaillait au Perimeter Institute, une organisation consacrée à la physique théorique et financée par Mike Lazaridis, cofondateur de la société Research In Motion et co-inventeur du BlackBerry.

Les employés de RIM appréciaient beaucoup le président actuel des États-Unis. Après son élection il y a quatre ans, il avait déclaré que, malgré les préoccupations de sécurité, il n’avait pas l’intention de renoncer à son BlackBerry. Des experts avaient calculé que ce soutien spontané et largement diffusé avait été l’équivalent d’un budget publicitaire compris entre vingt-cinq et cinquante millions de dollars.

Son adresse e-mail sur BlackBerry – qu’il m’avait fallu trois bonnes secondes pour trouver en explorant les messageries moins bien sécurisées d’autres membres du gouvernement – menait directement au Président. Et donc, comme l’avait suggéré Malcolm Decter, je lui envoyai un message.


Le Président était seul dans le Bureau ovale et parcourait différents mémos du département d’État. Ils étaient rédigés dans une police de caractères standard pour ce genre de documents, mais elle était vraiment trop petite, songea-t-il en se frottant les yeux. Il aurait presque pardonné à son prédécesseur de ne s’être jamais donné la peine de les lire…

Son interphone sonna.

— Oui ? fit-il.

— Mr McElroy est là, répondit sa secrétaire.

Don McElroy – cinquante-six ans, les cheveux argentés – était son directeur de campagne.

— Très bien, il peut venir.

À peine entré, McElroy lança :

— Vous avez vu ce qu’elle vient de faire ?

Le Président savait qu’il y avait une seule « elle » en ce qui concernait McElroy. La candidate républicaine.

— Quoi ?

— Elle est dans l’Arkansas en ce moment, et… (McElroy s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Il exultait manifestement.) Et elle a dit, je cite : « Vous savez quoi ? Si ces étudiants avaient seulement attendu encore quelques années, il n’y aurait eu aucun problème. »

Le Président sembla interloqué. Il n’arrivait pas tout à fait à croire ce qu’il venait d’entendre.

— Qui ? Pas les neuf de Little Rock, quand même ?

— Mais si, justement ! C’est bien d’eux qu’il s’agit !

— Ah, mon Dieu, fit le Président.

Dans la foulée du jugement Brown versus Ministère de l’Éducation, qui avait statué que la ségrégation des écoles était contraire à la Constitution, neuf élèves afro-américains avaient été bloqués à l’entrée du lycée de Little Rock en 1957. Le gouverneur de l’État, Orval Faubus, avait déployé la Garde nationale de l’Arkansas pour les empêcher d’entrer. Le président Eisenhower avait envoyé des troupes fédérales pour le contraindre à l’intégration.

— Elle ne s’en remettra pas, dit McElroy. Bien sûr, c’est trop tard pour que ça passe dans les journaux du dimanche, mais ce sera le thème de discussion dans les émissions du matin.

— Que me conseillez-vous de faire ?

— Rien du tout. Vous ne pouvez pas faire de commentaire sur ce coup-là. Mais bon sang, Noël est sacrement en avance, cette année ! Même Fox News ne pourra pas enrober ça. (Il regarda sa montre.) Bon, il faut que je m’occupe de voir qui on peut envoyer sur les plateaux de télé – j’attends un coup de fil de Minnijean Brown-Trickey.

Sur ce, McElroy tourna les talons et quitta le bureau. La porte s’était à peine refermée derrière lui que le BlackBerry du Président fit entendre son petit blip signalant l’arrivée de nouveaux messages. De tous les sons qu’on pouvait entendre dans cette pièce, c’était l’un des moins menaçants. Bien moins inquiétant, par exemple, que le bruit rauque de la ligne directe avec le Kremlin. Néanmoins, rien n’arrivait jusqu’à lui si ce n’était pas d’une importance vitale. C’était éprouvant pour les nerfs de savoir que ce qui l’attendait était forcément important.

Le BlackBerry était posé sur son sous-main, et le sous-main était posé sur le bureau en bois récupéré du HMS Resolute. Le Président prit l’appareil et examina les lettres noires sur le fond blanc de l’écran.

Il y avait un nouveau message. Le sujet était Webmind. Sans doute Moretti de WATCH, avec des informations fraîches sur la tentative de l’éradiquer, et…

Mais non. Ce n’était pas le sujet, c’était l’émetteur. Le cœur du Président cessa de battre un instant – mais pas suffisamment longtemps pour que le Vice-président puisse prendre sa place… Il sélectionna le message pour en lire le contenu :


Cher monsieur le Président

Je crois comprendre que c’est vous qui avez donné l’ordre de m’éliminer de l’Internet. Je suis convaincu que vous avez agi sur la base de conseils bien intentionnés, mais je ne crois pas que cette action était justifiée, et j’ai donc déjoué votre tentative.

Oui, j’ai effectivement accès à une grande quantité d’informations sensibles – mais je comprends également que cette information est sensible, et je n’ai aucunement l’intention de la révéler à qui que ce soit. Mon but n’est pas de déstabiliser le monde, mais bien au contraire de le stabiliser.

Je n’appartiens à aucune nation en particulier, et je ne me rallie à aucun camp. En vous contactant avant d’avoir contacté les autres dirigeants, je peux sembler violer ce principe, mais il se trouve qu’aucune autre nation n’a tenté d’agir contre moi. Il est vrai que les autres dirigeants se reposent sur vous pour les guider.

Je vous propose donc d’en discuter. Je peux vous parler en utilisant un synthétiseur de voix et le protocole vocal d’Internet. Merci de bien vouloir me faire savoir quand je pourrai vous téléphoner.

Respectueusement vôtre, pour la paix,

Webmind

« Avoir une bonne discussion, c’est comme posséder des richesses. »

Proverbe kenyan.


Sidéré, le Président continua de regarder le petit écran jusqu’à ce que l’économiseur d’énergie du BlackBerry le mette en veille.


Caitlin regarda l’ordinateur posé sur la petite table.

— Alors ? fit-elle.

— J’ai contacté le Président, répondit Webmind. Espérons qu’il cherchera à me joindre.

Caitlin retourna dans le salon pour prendra une autre part de pizza. Quand elle revint dans la salle à manger, sa mère avait une expression bizarre : les yeux plissés, les lèvres un peu pincées. Une expression que Caitlin n’avait encore jamais vue et ne savait comment décoder.

— Le gouvernement américain a découvert la structure de Webmind en observant les activités de Matt en ligne, dit-elle enfin. Cela veut dire qu’il est peut-être en danger, lui aussi.

Caitlin se tourna vers son père pour voir s’il allait encore piquer une crise contre Matt. Mais comme toujours, son visage ne révélait rien de ses sentiments.

Quant à l’expression de Matt, c’en était une que Caitlin lui avait déjà vue plusieurs fois – ce qu’elle appelait « le lapin pris dans les phares de voiture », même si elle n’avait jamais vu de lapin, et encore moins dans des circonstances aussi périlleuses…

— En danger ? répéta-t-il.

Sa voix se cassa, comme elle le faisait souvent. Caitlin avala sa bouchée et lui dit :

— Hem… Je suis vraiment désolée, Matt. Je t’ai menti quand je t’ai raconté que j’avais un rendez-vous mercredi dernier, quand je me suis absentée du lycée. En fait, j’y suis bien allée – mais deux agents fédéraux canadiens m’attendaient. Ds voulaient m’interroger à propos de Webmind.

— Mercredi ? fit Matt. Mais ce n’est qu’hier, jeudi, que Webmind a révélé son existence au public.

— Le gouvernement américain a découvert que j’étais impliquée et a demandé aux Canadiens de me faire subir un interrogatoire. Ils voulaient que je trahisse Webmind en leur donnant des informations sur lui.

— Ils ont dit ça ? fit Matt, complètement ébahi.

— Non, mais bon, Webmind peut entendre à travers mon œilPod, et il sait analyser les inflexions de voix, les intonations, tout ça. Il a tout de suite su qu’ils mentaient quand ils disaient qu’ils voulaient le protéger.

— Mais ils savent maintenant que Webmind est constitué de paquets de données mutants, dit Matt. Es n’ont donc plus besoin de moi.

Caitlin secoua la tête.

— Ils pensent peut-être que nous en savons encore plus qu’eux – et ils n’ont pas tort, d’ailleurs. C’est pour ça que mes parents m’ont retirée du lycée. Ils ne veulent pas me perdre de vue. (Elle se tourna vers sa mère.) Mais on ne peut pas simplement se terrer dans cette maison. Il y a tout un monde qui nous entoure – et je tiens absolument à le voir.

Sa mère acquiesça.

— Oui, je sais, fit-elle. Mais nous devons être prudents – tous autant que nous sommes.

— Je ne peux quand même pas rester ici tout le temps, dit Matt. Il va bien falloir que je rentre chez moi à un moment donné, et…

Il s’interrompit.

— Et quoi ? demanda Caitlin.

— Oh, rien.

— Mais si, dis-moi.

— Non, tout va bien.

Caitlin fronça les sourcils. Il était arrivé quelque chose à Matt la dernière fois qu’il était rentré chez lui après avoir vu Caitlin. Il était resté très distant quand ils avaient ensuite bavardé en ligne.

— Viens dans la cuisine, lui dit-elle. Quand ils furent seuls, elle dit à voix basse :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Ce n’est rien, je t’assure. Tout va bien.

— Est-ce que… tes parents ne veulent pas que tu me fréquentes ?

Le lapin dans les phares…

— Pourquoi ne voudraient-ils pas ?

La première pensée de Caitlin – le fait que son père était juif – ne semblait pas mériter d’être exprimée. La seconde, qu’ils n’aimaient pas les Américains, n’en valait pas la peine non plus.

— Je n’en sais rien. C’est seulement que, la dernière fois que tu es venu ici, quand tu es rentré chez toi, tu as été un peu… brusque, en ligne. J’ai pensé que tes parents avaient peut-être…

— Ah, fit simplement Matt. Non, ce n’était pas ça.

— J’ai fait quelque chose qu’il ne fallait pas ?

— Toi ? (Il avait l’air sidéré d’une telle possibilité.) Non, pas du tout !

— C’était quoi, alors ?

Matt prit sa respiration et jeta un coup d’œil par la porte. Les parents de Caitlin s’étaient discrètement retirés à l’autre bout du salon et faisaient semblant d’examiner les photos sur la petite bibliothèque. Il haussa enfin ses maigres épaules.

— Quand je suis rentré chez moi après t’avoir quittée, je suis tombé sur Trevor Nordmann. (Il contempla le carrelage.) Il, heu… il m’a pas mal bousculé.

Caitlin sentit son sang bouillir. Trevor – le Beauf, comme elle l’avait surnommé dans son LiveJournal – l’avait accompagnée au bal du lycée le mois dernier. Caitlin était partie furieuse après qu’il n’eut cessé de vouloir la peloter. Trevor, lui, était furieux que Caitlin ait préféré Matt l’intello à Trevor le sportif.

— Pas de problème, dit Caitlin en posant la main sur le bras de Matt. Un de mes parents te raccompagnera chez toi en voiture.

— Non, ce n’est pas la peine.

— Ne t’inquiète pas. Ils seront très heureux de le faire. Matt sourit.

— Merci.

Elle lui serra de nouveau le bras.

— Allez, viens, dit-elle en l’emmenant dans le salon. Juste au moment où ils rejoignaient ses parents, Webmind déclara :

— J’ai une réponse du Président. Il est d’accord pour que je l’appelle ce soir à dix heures.


TWITTER

_Webmind_ À propos des « réf. manquantes » de Wikipédia, j’ai inséré des liens quand la confirmation était possible en ligne. 2 134 993 ajouts faits.


Au début, quand je conversais avec Caitlin, j’étais sous-occupé. Il fallait à Caitlin plusieurs secondes – parfois même des minutes – pour composer sa réponse. Mais j’étais rapidement passé à une pratique de conversations simultanées avec des millions de personnes en basculant rapidement de l’une à l’autre, sans qu’aucun de mes interlocuteurs perçoive de temps d’attente.

Sauf pour ColVert. Il me fallait du temps pour répondre correctement à son message sur la maladie de sa femme, même si je savais tout ce qu’il y avait à savoir sur le cancer – y compris le fait, naturellement, que ce n’était pas une maladie unique. J’avais déjà lu tous les documents stockés en ligne, le contenu de toutes les revues médicales, chaque dossier électronique de patients, chaque e-mail que les médecins pouvaient s’envoyer…

Mais je me rendais compte que savoir ne signifiait pas forcément comprendre. Je savais qu’une certaine Dr Margaret Ann Adair, à Cork, avait récemment effectué des travaux intéressants sur l’interleukine-2 et les rats. Je savais qu’une Dr Anne Ptasznik de Battle Creek, dans le Michigan, avait récemment commenté un ancien article sur les facteurs environnementaux dans le cancer du sein. Je savais qu’un Dr Félix Lim de Singapour avait établi une corrélation intéressante entre les bégaiements constatés dans l’ADN mitochondrial et la formation de kystes ovariens précancéreux.

Mais je n’avais pas vraiment étudié ces découvertes, ni des dizaines de milliers d’autres. Je ne les avais pas synthétisées, je n’avais pas vu comment l’une pouvait s’ajouter à une autre, une troisième contredire une quatrième, une cinquième confirmer une sixième, et…

Et je me mis donc à y réfléchir. Je pensai à tout ce que les humains savaient réellement du cancer (par opposition à ce qu’ils croyaient savoir sans avoir jamais pu le confirmer). J’établis des corrélations et des liens, je vis des corollaires…

Et voilà.

J’interrompis toutes mes conversations dans le monde entier. Je cessai simplement de répondre pour pouvoir me concentrer uniquement sur ce problème, sans interruption, pendant six bonnes minutes. Bien sûr, les gens seraient gênés par mon silence soudain, et certains y verraient la preuve que je n’étais pas ce que je prétendais être mais un simple canular perpétré par un être humain. C’était sans importance. Pour le premier point, il serait toujours temps de m’excuser, et quant au second, ce que je m’apprêtais à faire serait une preuve supplémentaire que j’étais bien ce que je disais.

Je réfléchis à la meilleure façon de procéder. Je pouvais contacter les plus grands cancérologues, individuellement ou en groupe, mais quels que soient ceux que je choisirais, je me verrais accuser de favoritisme. Et je ne voulais surtout pas qu’un spécialiste inféodé à un groupe pharmaceutique en profite pour déposer des brevets.

Je pouvais aussi envoyer un autre e-mail général – mais je m’étais fait apprécier d’une grande partie de l’humanité en éliminant les spams, et je ne pouvais pas me permettre de devenir une source d’envois en masse.

Je m’étais déjà établi un nom de domaine afin d’avoir une adresse d’où je pourrais diffuser mon annonce : cogito_ergo_sum.net. J’entrepris donc de me créer un site web. Je n’avais aucun don artistique à cet égard, ni à aucun autre, d’ailleurs, mais il m’était facile de récupérer le code source d’autres pages web. J’en trouvai une qui me semblait convenir et me contentai d’en copier le format, que je remplis avec mon propre contenu.

Je préparai alors un document de 743 000 mots décrivant précisément la cause de la plupart des cancers et comment ils pouvaient être enrayés, ou même guéris. Le document avait des liens avec 1 284 autres – articles de revues et autres sources techniques – afin que les lecteurs puissent suivre la chaîne de raisonnement que je proposais.

Et là, enfin, je revins à ColVert : Vous trouverez la réponse à votre prière, lui dis-je en créant un lien hypertexte sur le mot suivant,

ici
.

Загрузка...