14.

Waijeng était allongé sur le dos dans son lit, après encore une nuit pratiquement sans pouvoir dormir.

— Bonjour, Waijeng.

Il tourna la tête. C’était un officiel du Parti, au visage parcouru d’un réseau de fines rides. Ses cheveux argentés étaient rabattus en arrière, lui découvrant le front. Waijeng l’avait déjà vu plusieurs fois pendant son séjour à l’hôpital.

— Bonjour, répondit-il sans aucune chaleur.

— Nous avons une proposition à te faire, mon garçon, dit l’homme.

Waijeng le regarda sans rien dire.

— Mes associés me disent que tu possèdes des talents… intéressants. Et comme tu le sais, notre gouvernement – comme tous les gouvernements – se doit d’être vigilant contre le cyberterrorisme. Tu te souviens certainement de l’incident de Google en 2010.

Waijeng acquiesça.

— Et l’État serait donc reconnaissant que tu lui apportes ton aide. Tu pourrais éviter la prison – et tout ce qu’elle implique – si tu acceptes de nous aider.

— Plutôt mourir.

L’homme ne répondit pas : « C’est une chose qu’on peut facilement organiser », mais son silence était éloquent.

Finalement, Waijeng demanda :

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Que tu te joignes à une équipe gouvernementale chargée de la sécurité sur l’Internet, pour nous aider à repérer les failles dans nos défenses et les défauts dans le Grand Pare-Feu. En d’autres termes, faire ce que tu faisais avant, mais de façon officielle, pour combler les brèches.

— Et pourquoi le ferais-je ?

— À part pour éviter la prison, veux-tu dire ? Waijeng montra ses jambes inertes.

— Mettez-moi en prison, je m’en fiche. L’homme leva le bras et montra son poignet : il portait une montre de luxe.

— Il y a de nombreuses récompenses pour ceux qui sont fidèles au Parti. Travailler pour le gouvernement peut rapporter beaucoup plus que le bol de riz traditionnel.

Waijeng regarda de nouveau ses jambes sans vie.

— Vous pensez pouvoir compenser ça ? dit-il. Un peu d’argent, quelques babioles et tout ira bien ? J’ai vingt-huit ans ! Je ne peux pas marcher – je ne… je ne peux même pas…

— L’État regrette ce qui t’est arrivé. Les policiers impliqués ont été sévèrement réprimandés.

Waijeng n’y tint plus.

— C’est d’une formation qu’ils ont besoin, pas d’une réprimande ! On ne déplace pas une personne qui est peut-être blessée au dos !

L’homme resta calme.

— On leur a également donné une formation supplémentaire – en fait, à tous les policiers de Pékin, à cause de ton affaire.

Waijeng cligna des yeux.

— Il n’empêche…

— Oui, acquiesça l’homme, il n’empêche que cela ne compense pas ce qui t’est arrivé. Mais nous avons peut-être une solution.

— Quel genre de solution peut-il y avoir pour ça ? dit Waijeng en montrant de nouveau ses jambes immobiles.

— Aie confiance, Waijeng. Bien sûr, si nous réussissons, nous attendrons de toi… (L’homme promena son regard sur la petite chambre d’hôpital, cherchant un mot qu’il finit par trouver. Il fixa Waijeng droit dans les yeux :) Une certaine gratitude.


Je voyais en ce moment le salon des Decter sous deux angles différents. L’un à travers l’œil gauche de Caitlin, et l’autre par la webcam installée sur le portable de Barbara qu’ils avaient descendu ici.

Je ne pouvais contrôler ni l’un ni l’autre, mais la perspective de Caitlin changeait constamment, ce qui m’offrait une stimulation visuelle beaucoup plus variée.

J’avais appris à traiter la vision en analysant les vues multiples d’une même scène – en commençant par les informations diffusées sur des chaînes concurrentes. Mais les caméras se comportaient très différemment des yeux humains : elles possédaient une résolution identique sur l’ensemble du champ de vision, tandis que les yeux n’avaient de précision que dans la zone de la fovéa. Et comme l’œil de Caitlin se déplaçait à chaque saccade, se concentrant successivement sur un objet puis un autre, j’en apprenais beaucoup sur ce qui intéressait son inconscient.

En ce moment, Malcolm, Caitlin et Barbara étaient assis tous les trois sur le grand canapé de cuir blanc, face à la télévision murale. La webcam leur faisait face, posée sur la table basse en verre.

Ils regardaient un enregistrement de l’interview donnée par Caitlin le matin même. Son père la voyait pour la première fois.

— Quel désastre ! s’exclama Barbara quand la séquence fut terminée.

Elle se tourna vers son mari. La vue de la webcam montra son profil tandis que celle de l’œil de Caitlin la montrait maintenant de face.

— Effectivement, dis-je. (J’entendis ma voix synthétique résonner à la fois dans le haut-parleur de la webcam et celui du BlackBerry fixé à l’œilPod.) Cela étant, les réactions aux propos de l’animateur ont été très mitigées.

— Pendant l’interview, dit Malcolm, tu as déclaré qu’elles étaient en majorité très négatives.

Je n’avais aucun moyen de faire varier le ton du synthétiseur de voix – ce qui était aussi bien, car sinon, j’aurais eu l’air un peu embarrassé.

— Une erreur d’échantillonnage de ma part, pour laquelle je vous demande de m’excuser. J’estimais la réaction générale sur la base des gens qui avaient choisi de me contacter. En fait, ils étaient presque tous prédisposés en ma faveur. Mais d’autres s’expriment maintenant. Un éditorial posté sur le site du New York Times indique, et je cite : « Il était temps que quelqu’un dise ce qui saute aux yeux : nous ne pouvons pas croire cette chose sur parole. »

Caitlin serra les poings – ce que je vis uniquement à travers la webcam.

— C’est tellement injuste…

Malcolm se tourna vers elle. En basculant rapidement entre la vue de la webcam et celle de l’œil de Caitlin, je pouvais voir une superposition à la Picasso de son visage de profil et de face.

— Il n’en reste pas moins, dit-il, que cet implant te compromet. Quoi que tu dises, les gens t’accuseront d’être sa marionnette.

Tandis qu’ils parlaient, je m’occupais naturellement de milliers d’autres conversations et des e-mails que je recevais – et je leur fis aussitôt part du message le plus récent :

— Quelque chose de positif est sorti de cette affaire. Je viens de recevoir une invitation du bureau du président de l’Assemblée générale des Nations unies, me demandant de bien vouloir prendre la parole devant l’assemblée la semaine prochaine. Apparemment, en voyant Caitlin me représenter au cours de cette émission, ils ont pris conscience que je pouvais apparaître devant eux.

— Bon, fit Caitlin, tu as entendu mon père : je suis compromise. (Elle prononça l’adjectif avec une grimace sarcastique.) Alors, qu’est-ce que tu comptes faire ? Juste bavarder en ligne avec eux ?

— Non. Comme me l’a dit la représentante de l’ONU, l’Assemblée générale n’a pas pour habitude de faire des vidéoconférences. Elle et moi, nous pensons que cette occasion exige quelque chose de plus… spectaculaire. (Pour montrer que je développais un certain sens de la mise en scène, j’avais marqué une légère pause avant de prononcer le dernier mot.) Il nous semble qu’il serait approprié que quelqu’un m’accompagne à la tribune.

— Mais si je ne peux pas parler pour toi, qui le fera ?

— Si je peux me permettre, fis-je, j’ai une suggestion.

— Qui ça ?

Je le leur dis – et j’avais sous-estimé l’impact de ma proposition. Il fallut trois fois plus longtemps que ce que j’avais prévu avant que l’un d’eux réponde enfin, et la réponse – qui venait de Barbara, ce qui n’était pas surprenant compte tenu de son doctorat en économie – abordait un aspect pratique :

— Tu vas avoir besoin d’argent pour monter un coup pareil.

— Ma foi, dit Caitlin en souriant, je suis sûre que Webmind a déjà une idée pour ça…


Bienvenue sur mon site web ! Merci de vous y arrêter un instant.

J’essaie de faire tout ce que je peux pour aider l’humanité, mais je me trouve dans l’obligation de me procurer des fonds pour pouvoir acheter du matériel, financer un support administratif et d’autres choses encore.

Bien sûr, je pourrais rassembler les fonds dont j’ai besoin en monnayant mes talents pour la recherche de données auprès d’individus ou d’entreprises. Mais je ne souhaite pas m’engager dans cette voie : les services que je rends à l’humanité sont des cadeaux, et ils sont disponibles pour chacun d’entre vous quelle que soit sa situation financière.

Mais la question demeure : comment puis-je collecter ces fonds ?

Mon existence n’a pas de précédent dans le monde réel, mais j’ai vu comment des situations similaires ont pu être traitées dans les ouvrages de science-fiction, et je ne suis pas satisfait des résultats.

Par exemple, l’un des premiers romans traitant de l’émergence d’une intelligence informatique est L’Adolescence de P-1, de Thomas J. Ryan, publié en 1977. Par une de ces coïncidences de la vie, les premières scènes se passent à Waterloo, dans l’Ontario, où habite mon amie Caitlin Decter, que vous êtes nombreux à avoir vue récemment s’exprimer en mon nom à la télévision. P-1 aide son mentor humain à acquérir de l’argent en produisant un grand nombre de petites factures frauduleuses. Vous trouverez le passage correspondant dans Google Books,

ici
.

Dans d’autres œuvres de science-fiction, les intelligences artificielles escroquent des casinos, impriment de la fausse monnaie parfaite ou manipulent simplement des écritures sur des comptes bancaires pour acquérir des fonds. Je pourrais recourir à des variantes de ces différentes méthodes, mais je ne veux pas me livrer à quoi que ce soit de malhonnête, d’illégal ou d’immoral.

Par conséquent, suivant l’exemple de quelques musiciens et écrivains que j’ai vus en ligne, j’ai ouvert une cagnotte Paypal. Si vous souhaitez m’aider dans mes efforts, merci de me faire un don.

Je me rends bien compte qu’il y a des gens qui ne me font pas confiance. Je fais de mon mieux pour dissiper leurs craintes, et je ne veux surtout pas qu’on puisse penser que j’essaie d’extorquer de l’argent à qui que ce soit. C’est pourquoi j’ai fixé un certain nombre de contraintes à cette cagnotte. Je n’accepterai qu’un seul don par personne ou organisation ; je n’accepterai pas de don supérieur à un euro ou l’équivalent dans d’autres monnaies ; et enfin, je cesserai d’accepter les dons dans une semaine à compter d’aujourd’hui.

Vous n’êtes absolument pas obligés de contribuer. Je traiterai chacun de vous de la même façon, que vous ayez fait un don ou non.

Pour faire un don en passant par Paypal, merci de cliquer

ici
.

Avec tous mes remerciements,

Webmind

« Les petits ruisseaux font les grandes rivières. »


Shoshana Glick gara sa Volvo rouge dans l’allée devant le bungalow qui abritait l’Institut Marcuse. Elle y entra pour que le Dr Marcuse sache qu’elle était là, puis elle ressortit aussitôt par la porte de derrière et traversa la grande pelouse pour rejoindre la petite passerelle au-dessus du canal entourant l’île artificielle où habitait Chobo.

Au centre de l’îlot en forme de dôme se dressait un petit pavillon dont les fenêtres étaient grillagées pour empêcher les moustiques d’y entrer. C’est là que se trouvait l’atelier de Chobo, avec son chevalet. Un peu plus loin, on apercevait la grande statue du Législateur, tel qu’on le voit dans La Planète des singes, et quelques palmiers. Et, accourant vers elle à quatre pattes, il y avait Chobo en personne.

Arrivé devant elle, il l’enveloppa de ses longs bras et la serra contre lui, puis il tira très doucement sur sa queue-de-cheval dans un geste affectueux.

Elle n’avait plus peur quand il faisait cela. Quelques jours plus tôt, il l’avait tirée tellement fort qu’elle avait saigné, mais cette brève période de violence semblait terminée.

Elle agita les mains pour faire le signe : Comment ça va ?

Pélican ! répondit-il en un geste enthousiaste. Pélican !

Sho regarda autour d’elle, mais Chobo fit aussitôt : Non, non.

Ah, il avait vu un pélican un peu plus tôt – Chobo aimait beaucoup ces oiseaux, et il en avait peint un une fois, perché sur la statue du Législateur. Elle savait que, pour lui, une journée qui commençait par un pélican était une journée qui s’annonçait bien…

Sho sortit de sa poche trois bouchées au chocolat. Chobo savait les dépiauter, même s’il lui fallait une bonne minute pour le faire. Il avait appris à faire une petite boule du papier d’argent et à la jeter dans la corbeille à l’intérieur du pavillon. Elle le serra encore une fois dans ses bras et retourna à l’Institut. Le Dr Marcuse et Dillon, l’autre étudiant qui préparait son doctorat, étaient plongés dans une discussion à propos des affaires internes de l’IAAAS, et elle s’installa donc pour vérifier son courrier. Webmind avait eu beau éliminer les spams, le volume de ses messages s’était remis à augmenter suite à la popularité des vidéos de Chobo sur YouTube le montrant en train de peindre des portraits d’elle.

Elle avait fini par renoncer à regarder les pages associées aux vidéos, dégoûtée de voir tant de commentaires sur elle et non sur lui, et la plupart d’entre eux assez vulgaires :


Le singe est pas bien beau, mais j’aimerais donner ma banane à la meuf, elle est canon !

Je me l’accrocherais bien à la queue de cheval lol

Bande à bono… bo ! Cette nana me donne la frite ! Vive Homo erectus ! :)


Il y avait quand même une remarque que la compagne de Shoshana, Maxine, avait bien aimée. Elle avait même dit qu’elle la ferait imprimer sur un tee-shirt :


Shoshana est la gorille de mes rêves !


Elle n’arrivait pas à rester à jour avec un tel déluge d’e-mails – dont une bonne partie était de la même veine que ces commentaires débiles à propos des vidéos –, et elle avait donc pour habitude de balayer rapidement la liste des émetteurs, à la recherche de noms qu’elle connaissait.

Il y en avait un de Juan Ortiz, son homologue au Centre Feehan des primates, à Miami. Et un de l’employée des Ressources humaines à l’UCSD qui lui envoyait son (petit) chèque à chaque fin de mois. Elle ne pouvait s’empêcher de sourire à l’idée de s’occuper des Ressources humaines pour un centre de recherches sur les singes… Et il y avait un message de…

Caitlin Decter. Pourquoi ce nom lui disait-il quelque chose ? Elle l’avait déjà vu quelque part, et tout récemment. Le titre du message l’intrigua encore plus : « Chobo et Webmind. » Elle cliqua dessus :


Hello, Shoshana

Je m’appelle Caitlin Decter. Je suis la jeune aveugle qui a récemment recouvré la vue. Vous avez peut-être entendu parler de moi aux infos. Vous m’avez peut-être aussi vue à This Week hier.


C’est ça ! pensa Shoshana. Ce clip s’était propagé comme un virus, et plusieurs personnes le lui avaient transmis sur sa boîte personnelle. Ah, bon sang, c’était vraiment du brutal…


Si vous avez raté l’interview (que je déteste !), vous la trouverez ici. Comme vous pourrez le voir, je ne suis pas vraiment le bon choix pour représenter Webmind au public.


Là, ma fille, tu n’as pas tort…


Webmind avait l’intention de vous écrire lui-même (vous verrez qu’il est en copie), mais je suis une telle fan de Chobo que je lui ai demandé l’autorisation de le faire à sa place. Vous voyez, étant donné la relation passée de Webmind avec Chobo, il a pensé que votre ami accepterait peut-être de jouer le rôle que je ne peux plus tenir.


Shoshana sursauta, et relut deux fois la phrase. « Relation passée de Webmind avec Chobo » ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?


Peut-être pourrions-nous discuter des possibilités ? Que diriez-vous d’une vidéoconférence entre vous, Webmind et moi ?

Merci d’avance !

Caitlin

« Les femmes bien élevées marquent rarement l’Histoire. »

Laurel Thatcher Ulrich


Complètement ébahie, Shoshana récupéra sa souris et cliqua sur le bouton « Répondre ».

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