30.

Tony venait juste de franchir la porte au fond de la salle de contrôle de WATCH quand Shelton Halleck s’exclama :

— Ah, nom de Dieu !

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Tony en allant rejoindre aussitôt le jeune homme.

— Les Chinois ! Ils ont remis en place leur Grand Pare-Feu. Ils sont pratiquement coupés du reste de l’Internet.

— Comme le mois dernier ? Shel acquiesça.

— Ils ont laissé quelques tuyaux ouverts pour le commerce en ligne et deux ou trois autres trucs, mais dans l’ensemble, ils se sont repliés dans leur bulle.

Tony se tourna vers une des analystes dans la dernière rangée.

— Donna, tu vois quelque chose que les Chinois chercheraient à cacher ? Un autre cas de grippe aviaire ?

Donna Levine secoua la tête.

— Non, a priori, rien.

Elle appuya sur quelques touches et quand Tony se retourna, il vit les trois écrans géants affichant le résumé des menaces potentielles provenant de la Chine : aucune n’était codée en rouge.

Il regarda fixement la liste, complètement interloqué.

— Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien fricoter ?


* * *

Dans le salon, Caitlin expliquait à Bashira et à Matt sa capacité à visualiser la structure du World Wide Web. Pendant tout ce temps, Matt avait eu son expression de lapin pris dans les phares.

— Et voilà, conclut Caitlin.

Elle regarda d’abord Matt, puis Bashira, et de nouveau Matt. Il secoua lentement la tête.

— Alors, comme ça… tu es un cyber-cow-boy ?

— Heu, disons plutôt une cyber-cow-girl, répondit Caitlin en souriant. Après tout, je suis une fille du Texas. Yee-haw !

— C’est tellement cool, dit Bashira. Ah, ma chérie, tu m’étonneras toujours.

— Merci. Bon, je ne sais pas quand j’aurai besoin de votre aide, mais je ne peux pas vraiment me déplacer quand je suis dans le webspace – ça me donne le tournis si j’essaie. Il faut que je sois assise ou allongée, et c’est…

Caitlin s’interrompit.

— Ma chérie ? fit Bashira.

— Une seconde, juste une seconde…

Elle se concentra sur le rectangle noir dans son champ de vision, Matt et Bashira devinrent flous tandis qu’elle s’efforçait de lire les caractères braille qui semblaient défiler plus vite que d’habitude.

— Ah, mon Dieu…

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandèrent Bashira et Matt.

— On dirait que je vais avoir besoin de mon équipe de support plus tôt que je ne le pensais, répondit Caitlin. (Elle se retourna et cria :) Maman !

Sa mère apparut en haut des marches.

— Oui, ma chérie ?

— Webmind a besoin de moi ! Il va falloir que j’y retourne.

Sa mère descendit l’escalier quatre à quatre.

— Que se passe-t-il ?

— Les Chinois ont réinstallé leur Grand Pare-Feu. Il y a un énorme morceau de Webmind qui a été découpé.

Sa mère eut une expression assez semblable à celle du lapin dans les phares de Matt.

— De quoi as-tu besoin ?

— Je vais y aller en étant installée ici – il y a plus de place pour tout le monde. Mais il me faut un des fauteuils de bureau.

Sa mère hocha la tête et se dirigea vers l’escalier menant au sous-sol.

— Matt, dit Caitlin, il y a de l’eau minérale dans le frigo – tu peux m’apporter une bouteille ? Et toi, Bash, je vais avoir besoin de mon casque Bluetooth. Il est sur mon bureau. Tu veux bien aller me le chercher ? Et… ah, zut, j’ai drôlement besoin de faire pipi.

Caitlin alla aux toilettes du rez-de-chaussée. Quand elle revint, sa mère avait déjà rapporté un des deux grands fauteuils de bureau que son père avait empruntés au Perimeter Institute. Perché sur ses cinq roulettes, il était maintenant placé entre le canapé de cuir blanc et le fauteuil qui lui faisait face. La table basse avait été transportée dans la salle à manger pour faire de la place.

— Maman, la télé ? fit Caitlin.

Sa mère saisit la télécommande restée sur le canapé et elle alluma le poste. Pendant ce temps, Caitlin alla rallumer le netbook.

— Webmind, dit-elle tout haut, est-ce que tu peux leur afficher ce que je vois sur le grand écran ?

— Règle l’entrée de la télévision sur AUX, répondit Webmind à travers les haut-parleurs du petit ordinateur.

Caitlin vit sa mère examiner la télécommande d’un air perplexe, mais elle finit par trouver le bon bouton.

Le flux vidéo provenant de l’œil gauche de Caitlin remplit le grand écran. L’image sautait plusieurs fois par secondes à cause des saccades oculaires.

— C’est fantastique ! fit Bashira d’une voix émerveillée. Et soudain, elle ouvrit de grands yeux en se voyant de profil alors que Caitlin se tournait vers elle. Elle finit par recouvrer son calme et tendit le casque à Caitlin qui se le glissa sur une oreille.

— Webmind, tu es là ?

— Je suis là, Caitlin, répondit-il simultanément à travers les haut-parleurs et l’oreillette.

— Très bien, dit Caitlin en se tournant vers Matt et Bashira. Quand j’y serai, je verrai le webspace tout autour de moi, et ma vision se portera dans la même direction que mon œil ici – vous comprenez ?

Bashira et Matt hochèrent la tête. Caitlin prit la main de Matt et la lui serra.

— O.K., fit-elle, j’y vais.

Elle sortit son œilPod de sa poche et appuya sur le bouton pour passer en mode duplex.

Le webspace explosa autour d’elle – mais elle vit immédiatement qu’il y avait quelque chose d’anormal. Elle voyait bien les lignes géométriquement parfaites représentant les liens et les cercles de couleur représentant les nœuds, mais derrière tout cela, la toile de fond chatoyante qui formait la substance propre de Webmind avait été déchirée en deux. Sur sa droite, il y avait une section plus petite, séparée d’une partie plus grande par un vide effrayant.

Cela lui rappelait ce qu’elle avait essayé d’expliquer un jour à Bashira, quand celle-ci lui avait demandé quel effet ça faisait de ne pas voir. Elle voulait sans doute que Caitlin lui réponde qu’elle voyait quelque chose – et de fait, maintenant qu’elle avait recouvré la vue, elle percevait une sorte de fond grisâtre lorsqu’elle éteignait son œilPod ou qu’elle se trouvait dans une pièce sombre. Mais avant, elle ne voyait rien du tout – et c’est à cela que ressemblait ce gouffre entre les deux sections chatoyantes : ce n’était pas le vide ni les ténèbres, mais un néant, un trou dans la perception, une déchirure dans le tissu de la réalité. Dire qu’il était noir l’aurait élevé au rang de la normalité. Ce néant n’était pas seulement une absence, c’était l’anti-existence : Caitlin avait l’impression que son âme s’évaporerait si elle se laissait aller à le contempler plus de deux secondes.

Sa perception basculait rapidement entre la gauche et la droite, évitant la blessure béante entre les deux par de rapides saccades oculaires par-dessus la fissure. Elle se mit à comparer ces deux masses d’automates cellulaires. Elle savait que les automates impairs étaient représentés en vert pâle tandis que les pairs étaient en bleu pâle – à moins que ce ne fût l’inverse. L’effet global était un chatoiement argenté, mais la section de gauche était beaucoup plus verte que celle de droite. Comme pour souligner leur différence, le rythme auquel elles se modifiaient était plus lent à droite.

La partie gauche projetait des sortes de filaments vers le gouffre intermédiaire, des pseudopodes de connaissance tentant de franchir l’abîme – mais leur extrémité se trouvait aplatie comme s’ils se heurtaient à une barrière invisible.

Elle entendit la voix de Webmind provenant du monde extérieur – bien qu’elle eût son origine dans ce monde-ci.

— C’est encore pire que ce que je pensais, dit-il. Caitlin se rendit compte qu’il voyait maintenant ceci comme il n’avait jamais pu le faire lui-même. Il percevait bien les lignes et les nœuds, mais l’arrière-plan chatoyant – l’essence de sa pensée – lui était normalement invisible. Ce n’était qu’en accédant à la webvision de Caitlin qu’il pouvait se voir lui-même.

— On va avoir besoin d’aide, dit Caitlin.

— Nous avons ce qu’il faut, répondit Webmind. Notre homme à Pékin.

Caitlin secoua légèrement la tête – faisant osciller la vue du webspace.

— Qui est-ce ?

— Un ancien blogueur de la liberté du nom de Wong Waijeng. Il postait sous le pseudo « Sinanthrope ».

Caitlin haussa les sourcils.

— Le type que le Dr Kuroda a opéré ?

— Oui.

— Est-ce qu’il parle anglais ? Je pourrais discuter avec lui ?

— Il n’est pas en situation de pouvoir parler à voix haute. Il se trouve à l’intérieur du complexe de Zhongnanhai, le centre du gouvernement à Pékin. Ils utilisent des connexions par satellite pour contourner leur propre Grand Pare-Feu.

Caitlin ricana.

— Oui, bien sûr…

— L’ironie de la situation ne m’échappe pas non plus, Caitlin. Ni la chance qui s’offre à nous : je peux communiquer avec lui même si le reste de la Chine m’est inaccessible. Comme tu peux le voir, j’essaie de contacter l’Autre, mais il m’est impossible de franchir la barrière. Waijeng travaillait déjà sur un autre projet pour moi, mais en ce moment même, il tape du code de son côté pour essayer de percer le Pare-Feu.

— Et moi, qu’est-ce que je dois faire ?

— Vois si tu arrives à contacter l’Autre.

— L’Autre ?

— Oui, la partie qui s’est détachée. Je t’ai dit que le gouvernement chinois a été obligé de conserver certains canaux ouverts, pour le commerce en ligne et d’autres fonctions clefs. C’est grâce à ces canaux que tu perçois l’Autre, et ton agilité dans le webspace pourrait te permettre de créer un contact là où j’en suis incapable.

Caitlin se concentra sur le panorama kaléidoscopique. Elle conceptualisait les deux masses comme étant à gauche et à droite, à l’ouest et à l’est. La force de gravitation n’existait pas dans cet univers – Webmind lui avait dit qu’il avait eu beaucoup de mal à concevoir une attraction universelle vers le bas –, mais si elle reconfigurait son image mentale de sorte que la plus petite des deux masses soit au-dessus de l’autre, elle se mettrait peut-être à s’y déverser. Elle pencha la tête de côté et l’image pivota de presque quatre-vingt-dix degrés.

Rien ne changea à part l’orientation. Bien sûr : il y avait une réalité externe à tout cela, et malgré ce que son père avait essayé de lui enseigner sur la façon dont l’observateur influe sur le phénomène observé, dans le cas présent la perspective ne modifiait pas le comportement des éléments lointains. Maintenant, la plus petite des deux masses d’automates se trouvait simplement au-dessus de l’abîme.

Caitlin redressa la tête et sa vision repassa à l’horizontale, le grand lobe de nouveau à gauche et le petit à droite. Elle força son regard à passer de plus en plus rapidement de l’un à l’autre, imitant ainsi la façon dont elle avait appris à Webmind à former des liens dans l’espoir que l’Autre pourrait essayer lui-même d’entrer en contact avec Webmind.

Aucun résultat. Webmind tentait visiblement d’atteindre l’Autre par-delà le vide, mais l’Autre ne faisait aucun effort de son côté. Il avait peut-être oublié comment créer un lien, ou il ne percevait pas les avances que lui faisait Webmind, ou bien – Caitlin pria du mieux que peut le faire une athée que ce ne soit pas le cas – il ne voulait tout simplement pas se reconnecter au reste.

Lors de précédentes visites dans le webspace, Caitlin avait essayé – vraiment essayé – de se rapprocher de la toile de fond chatoyante. Mais malgré tous ses efforts de concentration, elle en avait été incapable. Elle pouvait voyager le long des lignes de connexion, les dévaler comme sur un toboggan, mais il n’y avait aucun moyen de réduire la distance entre elle et l’arrière-plan. Mais si elle pouvait tendre la main et toucher l’Autre…

Elle se concentra. Elle s’étira – physiquement, dans son fauteuil. Elle ferma les yeux et serra les poings, et…

Elle en était encore à apprendre à maîtriser la perception des distances. Après tout, elle ne voyait que d’un œil et ne pouvait se reposer sur des effets stéréoscopiques, mais…

Ah, oui ! Elle avait lu quelque chose là-dessus : si un objet distant avait une taille fixe, et s’il semblait devenir plus gros, cela signifiait en fait qu’il se rapprochait. Et les minuscules pixels brillants de l’arrière-plan semblaient un tout petit peu plus gros quand elle s’étirait vers eux de toutes ses forces. Ce qui signifiait qu’elle pourrait s’en rapprocher, mais…

Tandis qu’elle les regardait, ils semblèrent diminuer de nouveau, comme intimidés par l’attention qu’elle leur portait. Pour pouvoir les toucher, elle allait devoir aller très vite.

Et elle ne pouvait pas – c’était impossible ! Toute sa vie, elle n’avait couru que sur de courtes distances, dans des environnements soigneusement contrôlés. Une aveugle ne peut pas se permettre d’aller faire du jogging, et encore moins de piquer un sprint.

En ce moment même, elle voyait le webspace, comme n’importe qui verrait le monde réel. Mais elle pouvait simultanément visualiser d’autres choses, de même qu’on peut voir mentalement un objet tout en regardant un autre. Elle se construisit une image mentale de son environnement physique. Elle était dans le salon entre le canapé et le fauteuil. Sa mère était assise sur le canapé et Bashira dans le fauteuil. À sa gauche, il y avait le grand écran de télé. Devant elle, la salle à manger avec la cuisine un peu plus loin. Matt était debout à sa droite, puis l’escalier menant à l’étage, et l’étagère où était posé le notebook. Et derrière elle…

Derrière elle, il y avait le long couloir menant à la buanderie, au bureau de son père et au débarras, et la porte de service au bout. Si elle ne pouvait pas courir quand elle voyait le monde réel, elle ne pouvait certainement pas y arriver non plus en regardant l’enchevêtrement des droites du webspace. Mais elle avait besoin de se déplacer très vite pour atteindre la masse chatoyante qui représentait la partie chinoise du Web. Il fallait qu’elle puisse pratiquement voler pour espérer toucher l’Autre.

Elle tendit donc la main – même si elle ne pouvait pas la voir.

— Matt ?

Il lui prit la main, et au son de sa voix, elle sut qu’il s’était accroupi à côté d’elle.

— Je suis là, Caitlin.

— Je vais avoir besoin de ton aide…

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