41.

Peyton Hume n’avait jamais imaginé qu’il pourrait un jour visiter le Bureau ovale – et voilà qu’il y était assis pour la troisième fois ce mois-ci.

La pièce avait effectivement une forme ovale, avec le bureau du Resolute à un bout du grand axe. Le Président était maintenant installé sur l’un des deux canapés jaune pâle disposés en vis-à-vis. Il portait un costume bleu avec une cravate rouge. La secrétaire d’État, vêtue d’un tailleur gris, était assise à côté de lui, les jambes croisées. Hume était installé au milieu du canapé en face d’eux. Webmind l’avait laissé rentrer chez lui pour dormir au côté de Madeleine. Il avait pris une douche et s’était rasé avant de venir ici. Comme il convenait pour l’occasion, il avait revêtu son uniforme de l’USAF.

Entre les deux canapés, il y avait une table basse en bois foncé, soigneusement disposée pour qu’elle ne cache aucune partie du grand sceau présidentiel tissé dans le tapis. Un panier de pommes rouges était posé sur la table.

Le Président avait l’air épuisé. Hume se fit la réflexion que quatre années de pouvoir usaient un homme autant que huit années de n’importe quel autre métier.

— Très bien, colonel, fit le Président. Imaginons que nous décidions de fermer l’installation de Webmind – comment s’appelle-t-elle, déjà ?

— Zwerling Optics, répondit Hume. Et oui, effectivement, ce serait envisageable, mais je ne suis pas sûr que cela ferait la moindre différence. Webmind est un habitant du monde informatique : il maîtrise parfaitement le principe des sauvegardes et de la sécurisation. Il possède des enclaves similaires dans cinq autres pays. Si nous mettions fin à ses activités ici, il les poursuivrait simplement ailleurs.

— Et si nous éliminions Webmind lui-même ? demanda le Président. Après tout, c’est vous qui nous y avez exhortés au début.

— WATCH n’a pas encore fini de rassembler tous les rapports sur ce qui s’est passé quand il a été coupé en deux, mais il semble que Webmind ait dit vrai : il nous sera impossible de l’éliminer instantanément, et une réduction progressive de ses capacités pourrait bien entraîner un comportement erratique ou violent.

— Vous dites donc qu’il faut le laisser tranquille ? demanda la secrétaire d’État.

— Mieux vaut le diable qu’on connaît… répondit Hume.

Il crut lire dans les yeux de la Secrétaire quelque chose comme À qui le dites-vous… Elle finit par hocher la tête.

— Très bien, fit-elle en se tournant vers le Président. Je suis d’accord avec le colonel. Bien sûr, nous devons rester vigilants au cas où il se produirait des troubles en Chine ou un effondrement de l’infrastructure, mais…

— Cela ne se produira pas, dit Hume qui leva aussitôt les mains en un geste d’excuse. Je suis vraiment désolé, madame la Secrétaire, je ne voulais pas vous interrompre…

Elle le fixa de ses yeux d’un bleu glacé.

— Pas de problème, colonel. Vous avez l’air parfaitement sûr de vous. Pourquoi ?

— Parce que Webmind a beaucoup trop à perdre dans cette affaire pour la laisser échouer. Il a une dette envers le peuple chinois pour ce que l’autre partie de lui-même a commis pendant que le Grand Pare-Feu était en place. Il y a des promesses qu’on est tout simplement obligé de tenir, et celle-là en est une. Il ne laissera pas la transition capoter. Le Président hocha la tête.

— Colonel, je vous remercie. J’aimerais vous poser encore une question : comment vous situez-vous par rapport à la prise de risque ?

— Je suis un officier de l’Air Force, monsieur. Je crois à l’évaluation des risques, mais je ne les laisse pas m’intimider.

— Très bien, alors. Mon conseiller scientifique, le Dr Holdren, a fait un travail exceptionnel, mais j’ai besoin d’une personne à plein temps dans l’aile Ouest pour me conseiller sur Webmind. Je vous propose le poste – avec toutefois une mise en garde : nous pourrions très bien nous retrouver tous les deux au chômage en janvier, si mon adversaire l’emporte le 6 novembre. Alors, êtes-vous prêt à prendre ce risque ?

Peyton Hume se leva et salua son commandant en chef.

— Ce sera un grand honneur pour moi, monsieur le Président.


Caitlin trouvait que, sur le plan du principe, les alertes Google étaient un truc formidable. Elles vous informaient par e-mail chaque fois qu’un sujet qui vous intéressait était discuté n’importe où sur le Web. Mais dans certains cas, c’était absolument ingérable. Par exemple, suivre ce qui concernait l’élection présidentielle aurait déclenché une alerte par seconde. Et elle avait dû désactiver celle qu’elle avait mise en place sur « Webmind » : là aussi, le résultat avait été un flot ininterrompu de messages. Et puis, s’il se passait quelque chose de vraiment important, Webmind lui…

Bleep !

Caitlin était dans sa chambre, occupée à parcourir des blogs et des newsgroups, et à mettre à jour son LiveJournal. Schrödinger était confortablement installé sur le rebord de la fenêtre. Elle jeta un coup d’œil à sa messagerie instantanée où était affiché en rouge un nouveau commentaire de Webmind : les mots Hem hem suivis d’un hyperlien. Caitlin retrouva sa souris – elle s’en servait peu – et réussit à cliquer sur le lien au deuxième essai, et…

Et… et… et…

Elle copia aussitôt le lien avant d’aller dans sa fenêtre Twitter. Elle ne voulait pas perdre de temps à raccourcir le lien avec bit.ly, qui lui aurait demandé d’autres manips avec la souris. Quand elle le colla, elle vit qu’il lui restait tout juste vingt caractères pour atteindre la limite des 140 de Twitter. Mais c’était largement suffisant : elle tapa MegawOOt ! suivi du hashtag #webmind, et envoya le tout à ses 3,2 millions d’abonnés qui suivaient fidèlement ses tweets. Puis elle prit le temps de lire l’article en souriant jusqu’aux oreilles :


« Le comité du prix Nobel norvégien a décidé de décerner cette année le prix Nobel de la paix conjointement à sir Timothy John Berners-Lee et à Webmind.

« La création par sir Tim en 1990 de la couche logicielle sous-tendant le World Wide Web a contribué à rassembler le monde comme jamais cela n’aurait été possible auparavant. Son invention de l’hypertext transport protocol, de l’hypertext markup language, du système d’adressage par URL et du premier navigateur web – travail entièrement réalisé au CERN, un organisme qui est lui-même un des plus beaux exemples de coopération internationale – a facilité les amitiés à travers la planète, le commerce électronique, la collaboration sans frontières, et plus encore, a rassemblé les humains en ouvrant des canaux de communication entre les hommes et les femmes de toutes les nations.

« Et Webmind, la conscience qui vit maintenant en étroite conjonction avec l’Internet, a fait autant pour promouvoir la paix et la bonne volonté dans le monde que n’importe quel lauréat depuis la création du prix Nobel de la paix en 1901.

« Bien que le comité ait décidé à l’unanimité de se dispenser du calendrier habituel des nominations, compte tenu de l’importance historique des événements survenus ces derniers mois, la cérémonie se tiendra à la date traditionnelle du 10 décembre – jour anniversaire de la mort d’Alfred Nobel – à l’hôtel de ville d’Oslo, suivie du Concert annuel du prix Nobel de la paix.

« Le Prix est doté d’un montant de dix millions de couronnes suédoises (l’équivalent d’un million d’euros ou de 1,4 million de dollars), que sir Tim et Webmind se partageront. »


Le père de Caitlin était à son travail et sa mère était en train de se laver les cheveux – elle entendait la douche couler et sa mère essayer de chanter Bridge Over Troubled Waters. À part ses abonnés Twitter, il n’y avait donc personne avec qui partager la grande nouvelle. Caitlin se plongea dans des recherches sur le prix Nobel de la paix. Elle apprit qu’il n’était pas du tout inhabituel qu’il soit attribué à une entité non humaine – et quand ça se produisait, il était souvent associé à un individu en particulier : le prix Nobel de la paix ne pouvait pas simplement être décerné au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, il l’était en même temps à Al Gore. Et pas simplement à l’ONU, mais aussi à son secrétaire général de l’époque. Caitlin considérait que Tim Berners-Lee aurait bien mérité le prix à lui tout seul – tout ce que l’article disait à propos de l’impact du World Wide Web sur la paix internationale était parfaitement vrai –, mais Webmind le méritait lui aussi à part entière. D’un autre côté, le fait qu’il le partage avec Berners-Lee éviterait bon nombre de critiques, et les deux formaient un couple naturel.

Caitlin fit un coup de Google pour voir la liste des précédents lauréats. Il y en avait beaucoup dont elle n’avait jamais entendu parler, mais certains lui sautèrent aux yeux : Barack Obama ; Médecins sans frontières ; Jody Williams et la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel ; Yasser Arafat, Shimon Peres et Yitzhak Rabin ; Nelson Mandela et F.W. De Klerk ; Mikhaïl Gorbatchev ; le quatorzième – et toujours actuel – dalaï-lama ; l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire ; Lech Walesa ; Mère Teresa ; Anouar el-Sadate et Menahem Begin ; Amnesty International ; l’UNICEF ; Martin Luther King, Jr. ; Linus Pauling ; Lester B. Pearson (cela faisait maintenant cinq fois qu’elle était passée par l’aéroport qui portait son nom) ; George Marshall, à l’origine du Plan Marshall ; Albert Schweitzer ; les Quakers ; le Comité international de la Croix-Rouge ; Woodrow Wilson ; Teddy Roosevelt ; et bien d’autres encore.

Et maintenant, à son tour, Webmind !

Il suivait son flot Twitter et devait donc avoir déjà vu sa réaction enthousiaste. Mais elle voulait quand même lui dire quelque chose directement.

— Félicitations, Webmind ! lança-t-elle à voix haute. La belle voix grave répondit aussitôt dans les haut-parleurs :

— Merci, Caitlin. La réponse habituelle dans de telles circonstances peut sembler banale, et c’est pourquoi je tiens à souligner auparavant que c’est la stricte vérité. (Il marqua une légère pause avant de prononcer des mots qui remplirent Caitlin de fierté :) Je n’aurais jamais pu y arriver sans toi.

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