Dans l’auditorium, tout le monde parlait en même temps : une explosion d’indignation, d’inquiétude, de questions. L’homme qui avait été le Secrétaire général du Parti communiste, Président de la Commission militaire centrale et Dirigeant suprême de la République populaire de Chine, se leva de nouveau et lança un regard furieux vers le portable posé sur le pupitre.
— De quel droit faites-vous ça ? lança-t-il avec toute la fermeté dont il était encore capable.
D’un ton toujours calme et posé, Webmind répondit :
— C’est une question intéressante. J’accorde beaucoup de prix à la créativité, et celle-ci ne peut s’épanouir là où règne la censure. J’accorde beaucoup de prix à la paix, et celle-ci ne peut se maintenir là où règne la soif du pouvoir. Mon but est d’augmenter le bonheur global de l’espèce humaine. Ce que j’envisage de faire y contribuera plus que tout ce que je peux imaginer aujourd’hui. Et c’est pourquoi je le fais.
Zhang Bo, qui avait été ministre des Communications, prit la parole. L’ancien Président remarqua que quelques minutes plus tôt, il se serait agi d’un grave manquement au protocole – s’exprimer en sa présence sans y avoir été invité…
— Mais le peuple – le prolétariat, les paysans – n’a pas les compétences nécessaires pour gouverner. Vous allez plonger ce pays dans le chaos.
La voix toujours calme et apaisante de Webmind :
— Il y a des dizaines de millions de Chinois qui possèdent des diplômes d’économie, de droit, d’études politiques, de gestion des affaires ou de relations internationales. Il y en a des centaines de millions qui sont diplômés dans d’autres disciplines. Ils sont un milliard à avoir du bon sens et du cœur. Ils sauront très bien se débrouiller.
— Cette affaire est vouée à l’échec, dit Li Tao – l’homme qui avait été président.
— Non, fit une voix. (Mais ce n’était pas celle de Webmind. Li se tourna vers Zhang Bo.) Non, répéta Zhang. C’est nous qui étions condamnés à l’échec. Vous me l’avez dit vous-même, Excel… Vous me l’avez dit vous-même, avant la première mise en place de la Stratégie Changcheng, quand vous m’avez confié que vos conseillers prédisaient la chute du gouvernement communiste en 2050 au plus tard. (Zhang leva les yeux vers l’écran géant, puis il se tourna vers le petit ordinateur.) Il se trouve simplement que nous sommes en avance sur cette prévision.
— Vous n’êtes pas invulnérable, dit Li en s’adressant à la webcam. Nous l’avons bien vu. Certaines méthodes pourraient être employées…
Sur le grand écran, le défilé de visages avait été réduit à une petite fenêtre dans un coin : un vieil homme, un enfant, une jeune femme, une fillette riant aux éclats.
— J’aime beaucoup l’idée que des images mémorables sont indispensables pour marquer l’Histoire, dit Webmind, et voici l’une de mes préférées.
Une grande fenêtre apparut, montrant une photo que l’on pouvait trouver dans la plupart des ouvrages occidentaux traitant de l’histoire récente de la Chine – mais dans aucun des textes autorisés dans ce pays. Li la reconnut aussitôt : la photo prise par Jeff Widener de l’Associated Press le 5 juin 1989, pendant la répression sanglante des manifestations de la place Tian’anmen. Elle avait été prise à quelques centaines de mètres à peine d’ici, depuis l’avenue Chang’an du côté sud de la Cité interdite. Elle montrait un jeune homme – qu’on avait surnommé depuis « Tank Man », l’homme au tank, ou encore « le Rebelle inconnu » – debout face à une colonne de quatre chars d’assaut T59 pour les empêcher d’avancer.
— Tank Man est devenu un héros, reprit Webmind, et il ne fait aucun doute que c’était un homme courageux. Mais le véritable héros, à mon sens, est le conducteur du char de tête, qui a refusé de l’écraser malgré les ordres qu’il avait reçus.
La grande image restait figée à l’écran tandis que se poursuivait le défilé de visages.
— Tout le monde en Chine sait que le monde a changé au cours des dernières semaines, poursuivit Webmind. Vous pensez peut-être que vos anciens subordonnés continueront d’obéir à vos ordres, mais à votre place, je n’y compterais pas trop. Les gens ne veulent pas de violence ni d’oppression – et ils ne veulent pas qu’on me fasse du mal. Mais quand bien même vous trouveriez quelqu’un prêt à suivre vos instructions en vue de me détruire, j’ai maintenant mis en place des contre-mesures. Vous n’y arriverez pas.
Li ne dit rien, et de fait, le tumulte dans l’auditorium avait laissé place à un silence consterné. Enfin, quelqu’un lança du fond de la salle :
— Et que va-t-il se passer, maintenant ? La voix de Webmind retentit de nouveau :
— Sun Zi a dit : « La meilleure victoire est obtenue quand l’adversaire se rend de son plein gré avant même que les hostilités n’aient commencé. Il est idéal de triompher sans avoir à combattre. » Sa sagesse reste d’actualité : dans le passé, la plupart des régimes despotiques ont été renversés par la violence. Mais comme un admirable jeune homme que je connais au Canada me l’a enseigné, vous n’avez pas besoin de devenir ce que vous haïssez pour parvenir à le vaincre. Dans le cas présent, la violence n’a pas lieu d’être. Je ne peux pas garantir votre sécurité en toutes circonstances et à tout instant, mais je veillerai de mon mieux sur chacun d’entre vous, et je vous offre ma protection.
— Mais qu’allons-nous devenir ? lança un autre. Comment allons-nous gagner notre vie ? Vous éliminez nos postes.
— Vous possédez tous de précieuses connaissances, des contacts et des talents. Ils vous permettront de vivre confortablement. Des entreprises aussi bien chinoises qu’étrangères rechercheront vos services. De fait, si vous considérez ce qui se passe dans d’autres pays tels que les États-Unis et la Grande-Bretagne, vous constaterez que leurs politiciens se portent en général beaucoup mieux financièrement après avoir quitté leurs fonctions officielles. Vous pouvez y arriver, vous aussi. Cette situation peut être absolument gagnant-gagnant.
— Non, fit Li à voix basse. Ils vont nous tuer. Il en a toujours été ainsi.
— Pas nécessairement, dit Webmind. Dans la demi-heure qui vient, en quatre vagues successives, je vais envoyer un SMS à tous les téléphones portables en Chine pour annoncer la transition. Pour ceux de la première vague qui sont sur le réseau de China Mobile, j’activerai la sonnerie des téléphones pour que le message retienne immédiatement l’attention.
Dans la grande fenêtre, la photo de Tank Man fut remplacée par deux documents tandis que la procession de visages se poursuivait dans un coin de l’écran. Le texte de gauche était une courte déclaration signée par l’ancien Président, décrivant la dissolution volontaire de son gouvernement et le transfert du pouvoir au peuple. À droite figurait un message similaire de Webmind ne mentionnant pas la coopération de l’ancien gouvernement dans ce changement.
— À vous de choisir, dit Webmind.
Wong Waijeng avait joué un rôle vital dans l’opération, mais toutes ses tâches étaient maintenant accomplies – et il savait exactement où il voulait être pour cette occasion historique. Ce n’était pas très loin, mais il décida quand même de partir avec une demi-heure d’avance – avec sa jambe dans le plâtre et ses béquilles, il ne se déplaçait pas très vite. Il quitta la Salle Bleue, descendit dans le hall du complexe de Zhongnanhai et signa le registre des sorties en disant au garde qu’il avait rendez-vous chez le médecin. Il traversa la Cité interdite vers le sud, puis il franchit la monumentale porte de la Paix céleste avec son épais mur rouge, son toit jaune et l’immense portrait suspendu de Mao Zedong, pour se retrouver sur la place Tian’anmen – le cœur de Pékin, et la plus grande place du monde.
On y trouvait la foule habituelle de touristes et de locaux, de vendeurs et de visiteurs, de couples se tenant par la main et de promeneurs. Sur sa gauche, Waijeng vit une jeune femme à l’air pensif assise sur un pliant devant un chevalet. Elle avait entrepris de dessiner au fusain le Monument aux Héros du Peuple, un obélisque de près de quarante mètres de haut. Sur sa droite, un groupe d’étudiants écoutaient leur professeur débiter la version officielle de l’histoire de la place. Waijeng aurait voulu leur crier la vérité, mais il se retint en se mordant la langue, trouvant la force de le faire une dernière fois.
La place semblait s’étendre à l’infini, mais chacune de ses dalles portait un numéro gravé dans la pierre, ce qui lui facilita les choses pour retrouver l’endroit secret. Il se mit à transpirer sous le chaud soleil de midi en avançant sur ses béquilles, mais il arriva enfin à la dalle qu’il cherchait. Il posa sa jambe plâtrée dessus – un exemple tellement infime de la brutalité officielle, en comparaison de ce qui avait commencé ici tant d’années auparavant : c’était là que le premier sang avait été versé au cours de « l’incident du 4 juin », quand le gouvernement avait tué des centaines de gens lors de la dispersion des manifestants rassemblés pour pleurer la mort de Hu Yaobang, ce champion de la démocratie et de la lutte contre la corruption.
La place était bruyante, comme toujours : les conversations de la foule innombrable, le claquement des drapeaux, le roucoulement des pigeons. Mais soudain, de nouveaux sons se firent entendre.
Le téléphone de Sinanthrope se mit à sonner. Il avait choisi l’air de « Entendez-vous le peuple chanter ? » de la comédie musicale Les Misérables. Quand il avait dix-huit ans, il avait pu en voir une représentation sous-titrée à Shanghai, avec Colin Wilkinson dans le rôle principal.
Près de lui, un autre téléphone s’activa en jouant « Liu Xia Lai » par Fahrenheit.
Devant lui, encore un autre fit entendre le « Je crois en l’avenir » de Wu Qixia.
Un quatrième sonna derrière lui, au son des tambours de la « Marche des Volontaires », l’hymne national chinois.
Et puis beaucoup d’autres, des milliers et des milliers d’autres. À la grande surprise de Sinanthrope, ce n’était pas une cacophonie mais une immense et magnifique symphonie qui s’élevait autour de lui – venant de toute la place, mais aussi, comme il le savait, de partout dans le pays : des montagnes et des plaines, des villes et des villages, de la Grande Muraille comme des innombrables rizières, des gratte-ciel et des temples et des maisons et des huttes…
Les gens se regardaient, abasourdis. Et puis, bien trop tôt, cette merveilleuse musique commença de s’atténuer tandis que des doigts glissaient sur des iPhones, des portables étaient ouverts et des BlackBerrys activés.
Sinanthrope jeta un coup d’œil au petit écran de son appareil pour voir lequel des deux messages Webmind avait envoyé.
Au glorieux peuple de la Chine :
Avec effet immédiat nous, les dirigeants de votre gouvernement avons décidé de nous démettre de nos fonctions. Nous avons longtemps fait le rêve de bâtir une nation parfaite, et ce rêve est devenu aujourd’hui réalité. Désormais, c’est vous tous – le milliard de citoyens de cette fière nation – qui déciderez collectivement de votre destin.
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Ce fut pour moi un grand honneur d’être votre dirigeant. Et maintenant place à un avenir rempli de merveilles !
Sinanthrope sourit et sentit un picotement au coin des yeux.
Et soudain, il se rendit compte qu’il n’aurait plus jamais besoin d’utiliser ce nom de « Sinanthrope ». Il pouvait maintenant s’exprimer librement – comme tous ses compatriotes. À partir de maintenant, qu’il soit connecté ou non, il était simplement Wong Waijeng.
De nouveaux sons se firent entendre sur la place : tout le monde s’était mis à parler avec animation. Des gens montraient le message à ceux qui n’avaient pas de téléphone sur eux, ou qui l’avaient éteint, ou qui ne l’avaient pas encore reçu. Comme tout à l’heure, c’était une symphonie, principalement en mandarin, mais aussi avec des bribes de cantonais, d’anglais, de français et d’autres langues encore : des exclamations de surprise ou d’incrédulité, et des questions – ah, tant de questions !
Il y en avait beaucoup qui doutaient de ce qu’ils avaient lu. Waijeng s’apprêtait à dire à sa voisine que cela ressemblait beaucoup à la fois où Webmind avait annoncé son existence au monde : là non plus, personne n’y avait cru au début, mais les preuves étaient rapidement devenues irréfutables. Mais la femme était déjà en train de dire à peu près la même chose à quelqu’un d’autre.
Waijeng promena son regard autour de lui. Beaucoup de gens semblaient encore éberlués, mais quelques-uns s’embrassaient tandis que d’autres poussaient des cris de joie. Et Waijeng se mit à crier lui aussi :
— Le peuple !
Son voisin reprit aussitôt :
— Le peuple !
Et deux autres derrière lui se joignirent à eux :
— Le peuple ! Le peuple !
Et le cri commença de se répandre autour d’eux en une gigantesque vague d’exultation :
— Le peuple ! Le peuple ! Le peuple !
Les cris continuèrent pendant plusieurs minutes, et vers la fin, Waijeng avait les joues ruisselantes de larmes. Mais il avait quelque chose d’autre à dire. Au milieu des exclamations de joie autour de lui, il envoya un texto à Webmind, en le tapant rapidement du bout des pouces : Merci !
La réponse, comme toujours, fut instantanée : Il n’y a pas de quoi, mon ami. Je pense que ce n’est plus une malédiction de vivre une époque intéressante…