21.

Bon, pensa Peyton Hume, Webmind est probablement sur ma piste. Et même plus : il doit probablement savoir que je suis sur la sienne. Ce qui voulait dire qu’il n’avait plus besoin de se casser la tête à prendre des précautions. Il sortit son nouveau téléphone portable et appela le suivant sur sa liste, un certain Hacker le Terrible – un type presque aussi bon (enfin, façon de parler…) que Crowbar Alpha ou Chase.

— Allô ? fit une voix d’homme.

— Bonjour. Pourrais-je parler à Brandon Slovak ?

— C’est moi-même.

— Monsieur Slovak, je suis – je suis journaliste au Washington Post. Je me demandais, qu’est-ce que vous pensez de ce Webmind ?

— Ah, bon Dieu, il est incroyable, répondit Slovak. J’étais justement en train de discuter avec lui quand vous avez appelé. Je croyais que j’étais « le Terrible », mais lui, il est carrément effrayant, vous savez ?

— Oui, fit Hume, je sais…

Et il referma son portable avec un claquement sec.


Malcolm Decter était en plein travail dans son salon, occupé à régler ce qui était pour moi un sujet d’irritation constante : mon incapacité à être présent à moins que l’un des Decter n’apporte un ordinateur dans la pièce. Après quelques tâtonnements, il avait réussi à connecter son netbook à l’une des entrées du grand écran de télévision fixé au mur. Il avait ensuite posé le portable sur une étagère du meuble bibus, entre (comme je pouvais le voir grâce à la webcam tandis qu’il transportait l’appareil à travers la pièce) une photo de Barbara et lui le jour de leur mariage, et une de Caitlin bébé sur les genoux de sa mère. À cette époque, Caitlin avait les cheveux blonds au lieu du châtain foncé actuel.

— Est-ce que ça va comme ça ? demanda-t-il.

— Si vous pouviez tourner le netbook de dix-huit degrés vers la gauche, répondis-je.

Ma voix était maintenant transmise par les haut-parleurs de la télévision.

Il avait le coup d’œil. Mais naturellement, c’était le père de Caitlin, et il était aussi doué en maths – dix-huit degrés représentent cinq pour cent d’un cercle.

— Merci, lui dis-je. Et si vous pouviez aussi abaisser l’écran d’encore dix degrés ?

Il s’exécuta, ce qui eut pour effet d’incliner la webcam pour me permettre de voir facilement des gens assis sur le grand canapé en cuir blanc.

— C’est parfait, dis-je.

Il ne répondit pas, ce qui était normal chez lui. Il se retourna et s’apprêtait manifestement à retourner dans sa tanière quand je lui lançai :

— Malcolm ?

Il s’arrêta, mais sans se retourner.

— Oui ? fit-il.

— Si vous voulez bien vous asseoir ?

Il s’installa sur le canapé, qui était un peu trop bas pour lui : ses jambes étaient repliées en formant un angle aigu.

— J’ai été intrigué, lui dis-je, par votre réaction au fait que Caitlin ait partagé avec Matt ce que certains pourraient considérer comme une photo compromettante.

— Comment sais-tu ce que j’ai dit ?

— Barbara tenait à la main le BlackBerry de Caitlin quand vous en avez discuté ensemble, et l’appareil était allumé. (Son visage restant impassible, je poursuivis :)

Vous avez exprimé avec une certaine véhémence votre opinion que nous ne devrions pas avoir peur que les autres sachent qui nous sommes vraiment.

Toujours pas de réaction. Je savais que Barbara aimait son mari, mais je savais aussi qu’elle trouvait parfois très frustrantes ses discussions avec lui, et je commençais à comprendre pourquoi. Un peu plus tôt, j’avais évoqué à quel point l’univers dans lequel j’étais né était différent – mais les humains et l’Internet avaient le même besoin de voir leurs signaux reconnus. Malcolm se contentait de rester assis là, imperturbable. Je ne pouvais voir où son regard se portait, mais en extrapolant à partir de la position de ses yeux, et connaissant la disposition de la pièce, ce devait être sur un calendrier accroché au mur qu’ils avaient sans doute rapporté du Texas, car il montrait une vue d’Austin la nuit.

— En ce qui concerne la question de qui on est vraiment, poursuivis-je, il est difficile d’évaluer le nombre de personnes comme vous dans le monde. Les estimations officielles oscillent entre 2,5 % et 3,8 % de la population de la planète. Mais en étudiant ce que les gens disent vraiment dans leurs e-mails ou d’autres documents qu’ils ont créés, et en observant le trafic sur des sites dédiés à ce thème, je suis parvenu à la conclusion que la véritable incidence a été énormément sous-estimée – très probablement par crainte de discrimination, d’ostracisme social ou de persécution.

Étant un excellent scientifique, Malcolm dit :

— Montre-moi tes données.

Je lui transmis une synthèse sur le grand écran de télévision, et le regardai la parcourir des yeux.


Peyton Hume était déterminé à faire encore au moins un essai. Après avoir consulté sa liste, il décida que Drakkenfyre semblait un bon choix. Son vrai nom était Simonne Coogan – l’une des rares femmes figurant dans cette liste. Il était généralement admis qu’il y avait moins de hackers femmes que d’hommes, mais comme les meilleurs hackers n’avaient jamais été pris ni même identifiés, qui pouvait vraiment connaître la répartition des sexes ? Si ça se trouvait, les hackers femmes étaient beaucoup plus douées pour ne pas se faire repérer…

Drakkenfyre n’avait jamais été arrêtée ni mise en examen. Elle travaillait comme développeur dans une société de jeux vidéo, Octahedral Software, située à Bethesda. Leur jeu basé sur la série de romans Coyote d’Allen Steele était culte. Les analystes de WATCH l’avaient repérée alors qu’elle s’introduisait dans les serveurs d’Electronic Art à Redwood City et ceux d’Ubisoft à Montréal, mais n’étaient pas intervenus, car ils n’avaient pas pour mission de lutter contre l’espionnage industriel. Mais le dossier établi sur elle faisait état de son incroyable sophistication et de sa subtilité, et… Ah ça, alors ! Il avait été rédigé en partie par Tony Moretti, qui avait ajouté : « Vaudrait sans doute la peine d’être recrutée. » Mais apparemment, personne n’avait donné suite à cette suggestion – du moins, pas encore.

Il est temps de réparer cette omission.

Le fait que WATCH la surveille activement était utile. Plutôt que de contacter Drakkenfyre directement, Hume prit son portable pour appeler WATCH, et il demanda à parler à Shelton Halleck, l’analyste qui avait été le premier à repérer les signaux visuels de Caitlin Decter mirrorés via l’Internet vers des serveurs situés à Tokyo.

— Halleck, fit la voix familière avec son accent traînant du Sud. Que puis-je pour vous ?

— Shel, c’est Peyton Hume.

— Hello, colonel. Que se passe-t-il ?

— Il y a un hacker à Bethesda dont le pseudo est Drakkenfyre – D-R-A-deux K-E-N-F-Y-R-E, de son vrai nom Simonne Coogan. (Il épela également.) Pouvez-vous me dire ce qu’elle fait en ce moment ?

Il entendit Shelton s’activer sur son clavier – et il imagina aussitôt le jeune homme avec son tatouage de serpent enroulé autour de l’avant-bras.

— Ça y est, j’y suis, fit Shelton. Ah, une jeune femme pleine de talents, on dirait.

— Absolument, dit Hume. J’ai son dossier sous les yeux. Elle est toujours chez Octahedral ?

— Oui, et elle est même en train de travailler en ce moment, et… ah, oui, oui, aucun doute, elle n’a pas perdu la main. Je meurs d’envie de jouer à Assassin’s Creed IV, moi aussi, mais j’avais l’intention d’attendre la sortie officielle le mois prochain.

— Vous avez une adresse à me donner ?

— Oui, bien sûr, dit Shel qui la lui lut aussitôt.

Ce n’était qu’à une demi-heure de route à cette heure-ci de la journée.

— Merci, fit Hume.


Son vol de retour au Japon n’étant prévu que le lendemain matin, Masayuki Kuroda en profita pour se promener un peu dans les rues de Pékin. Les Chinois n’éprouvent aucune gêne à regarder fixement les gens, et le spectacle d’un Japonais de 150 kilos dominant la foule de toute sa taille avait clairement de quoi les intriguer.

Il y avait beaucoup moins de monde dans les rues qu’à Tokyo, et elles étaient également moins opulentes, mais cependant, ici, dans une grande ville, les gens semblaient dans l’ensemble assez heureux. Et après tout, pourquoi pas ? Leur vie s’améliorait significativement d’année en année : une prospérité croissante ; une espérance de vie en augmentation et une élévation du niveau de vie.

Et pourtant…

Et pourtant, ils n’étaient pas libres d’exprimer leurs opinions ni de pratiquer leurs croyances ni de choisir leurs dirigeants. Les violations des droits de l’homme étaient monnaie courante, et sans même parler du récent massacre dans le Shanxi, les exécutions capitales étaient fréquentes. Certes, son propre pays était l’une des trois dernières démocraties au monde à pratiquer la peine de mort, les deux autres étant les États-Unis et la Corée du Sud – bien que cette dernière eût décrété un moratoire depuis plusieurs années. Mais au moins, les exécutions au Japon étaient connues du public, rapportées par les médias, et résultaient de procès en bonne et due forme. Ici, en Chine, les gens comme ce jeune homme qui pouvait de nouveau marcher grâce à lui vivaient dans la peur.

Il passa devant l’étalage d’un vendeur ambulant. Un étranger – un Blanc – essayait de se faire indiquer le prix d’une boisson. Le vieux marchand répondait avec un geste de la main. Kuroda savait que les Chinois ont une convention pour indiquer les chiffres de un à neuf d’une seule main – une admirable compression de données – mais il ne connaissait pas le système et ne pouvait donc aider à combler ce gouffre de communication. Il pensa à prévenir le touriste de vérifier la date de péremption. Il n’avait pas encore vu ici une seule bouteille de Coca qui n’ait pas dépassé largement la date limite de consommation…

Masayuki avait toujours une respiration sifflante (sans compter qu’il ronflait comme un réacteur la nuit, à en croire sa femme), mais ici il avait encore plus de difficultés à respirer. Au moins, ses yeux avaient cessé de lui piquer au bout de la première journée.

Et là où Tokyo était si ordonnée, si propre, et – oui, si capitaliste, Pékin était une ville chaotique et oppressante, avec des policiers en armes à chaque coin de rue. Les gens traversaient où ils voulaient, les voitures – et même les bus – ignoraient superbement les feux rouges, et les vélos zigzaguaient au milieu du flot de la circulation. Les Chinois étaient bien obligés de profiter au maximum du peu de liberté qu’ils avaient…

Tokyo gardait toujours un œil sur l’avenir – même si, du point de vue de Masayuki, cela donnait souvent l’impression d’être coincé dans un film de science-fiction des années 80, avec plein de néons et de chromes. Mais ici, on voyait partout les échos de la longue histoire de Pékin, que ce soit les étranges petites ruelles qui semblaient ne pas avoir changé depuis des siècles, ou les luxueux bâtiments rouges de la Cité interdite.

Mais le bruit ! Il y avait partout un grondement permanent, comme si le 1,3 milliard de cœurs de ce pays gigantesque se mêlaient en un seul battement continu.

En se promenant ainsi parmi les bruits, les odeurs et les spectacles de la rue, Masayuki se sentit soudain pris de mélancolie. C’est toujours triste lorsque les choses prennent fin. Mais il essaya quand même de graver tous ces souvenirs dans sa mémoire, pour pouvoir un jour raconter à ses petits-enfants ce qu’avait été la Chine autrefois.

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