10.

Masayuki regardait la webcam.

— Donc, fit Anna Bloom, la plus grande menace qui pèse sur Webmind est probablement le piratage BGP. Bien sûr, il y a des garde-fous, et celui qui voudrait faire ça devrait d’abord trouver une méthode pour identifier ces paquets de données spéciaux – et trouver ensuite le moyen pour que les routeurs distinguent ces mutants des paquets normaux.

— Le colonel Hume y est parvenu lors de son test, dit Kuroda. C’est donc faisable.

— C’est faisable en modifiant la programmation des routeurs, dit Anna. Espérons que ça ne puisse pas se faire facilement au niveau des tables de routage BGP – mais si c’est aussi simple que ça… (Elle secoua la tête et ajouta :) Bon, il se fait vraiment tard, ici. Il faut que j’aille me coucher. Webmind, je vous souhaite bonne chance.

— Je vous remercie, fit Webmind.

Anna se pencha en avant et son image disparut de l’écran.

— Ma foi, dit Kuroda, espérons que nos adversaires ne sont pas aussi intelligents qu’Anna.

Bien sûr, malgré l’importance vitale de notre conversation, j’avais continué de parcourir mes communications avec de nombreuses autres personnes. Et c’est ainsi que j’avais appris que le collègue chinois de Malcolm Decter avait réussi là où j’avais échoué, en localisant Sinanthrope dans un hôpital de Pékin. J’avais consulté son dossier médical – et j’avais été consterné de découvrir son état de santé. Mais une possibilité d’action m’était immédiatement venue à l’esprit, et maintenant que le professeur Bloom n’était plus en ligne, j’abordai le sujet avec le Dr Kuroda.

— Je viens d’avoir connaissance d’un jeune homme, lui dis-je, qui a été récemment victime d’une lésion de la moelle épinière. Il est maintenant paraplégique.

— C’est terrible, fit Kuroda.

Mais au ton de sa voix, je sus qu’il s’agissait d’une simple réponse machinale, un réflexe automatique. Je poursuivis :

— Oui, c’est terrible, effectivement. Et j’espérais que vous pourriez lui venir en aide.

— Hem, Webmind, je ne suis pas docteur en médecine. Je suis un théoricien de l’information.

— Bien sûr, fis-je patiemment. Mais j’ai étudié son dossier médical, y compris la numérisation de ses radios et de scans IRM. Je connais précisément la cause de son problème – et c’est une question de traitement de l’information. Je peux proposer des modifications fort simples de l’œilPod et de l’implant post-rétinien que vous avez créés pour Caitlin, et je suis pratiquement certain de pouvoir ainsi le guérir.

— Vraiment ? C’est, hem… wouah…

— Oui, vraiment.

Wouah, fit-il encore. (Mais il ajouta :) Mais pourquoi lui ? Il y a – je ne sais pas, moi, sans doute des millions de gens dans le monde qui souffrent d’une lésion de la moelle épinière. Pourquoi aider d’abord cette personne ?

Ce n’était pas instinctif chez moi, mais je m’entraînais à utiliser la technique de répondre à une question par une autre question – surtout quand je n’étais pas encore prêt à tout dire, encore une chose nouvelle pour moi. Cela m’avait amusé d’apprendre que c’était cette approche qui avait fait croire que les premiers programmes de conversation étaient conscients, car à des questions telles que :

« Que devrais-je faire au sujet de ma mère ? », ils répondaient par leurs propres questions du genre : « Pourquoi vous souciez-vous de l’opinion des autres ? »

Je renvoyai au Dr Kuroda une version de sa propre question :

— Pourquoi avez-vous décidé de rendre d’abord la vue à Caitlin, alors qu’il y a tant d’autres personnes aveugles dans le monde ?

Il haussa les épaules.

— À cause de l’étiologie de sa cécité. Elle souffrait du syndrome de Tomasevic, et c’est un simple problème de codage de signaux – ce qui était manifestement dans mes cordes.

— Assurément. Votre équipement intercepte les signaux transmis le long des nerfs et les modifie avant de les renvoyer au tissu nerveux. Cette technique est applicable à un grand nombre de situations – ainsi que vous l’avez suggéré dans la conférence de presse au cours de laquelle vous avez annoncé le succès de votre opération sur Caitlin. Alors, pourquoi elle ?

— Eh bien, il y avait effectivement un autre facteur. Vous voyez…

Le temps que les humains aient fini de prononcer – ou de taper – une phrase, j’avais déjà plusieurs longueurs d’avance sur eux. J’étais sûr que Kuroda allait m’expliquer que, s’il avait choisi une aveugle comme premier sujet d’expérience plutôt qu’une personne victime d’une lésion de la moelle épinière ou atteinte de la maladie de Parkinson, c’était parce qu’on pouvait atteindre le nerf optique à l’aide d’instruments insérés derrière le globe oculaire, sans avoir à pratiquer d’incision. Et selon la législation japonaise, ce n’était donc pas de la chirurgie, et l’opération pratiquée sur Caitlin n’avait pas nécessité le genre de procédure d’autorisation qui pouvait prendre des années.

J’avais fait l’expérience d’interrompre des gens pour leur signifier que je savais ce qu’ils allaient dire, dans l’espoir de faire progresser plus rapidement la conversation. Mais je m’étais vite rendu compte qu’en coupant ainsi le fil de leurs pensées, non seulement je faisais preuve d’impolitesse (ce qu’on pouvait encore me pardonner puisque, après tout, je ne suis pas un humain), mais surtout qu’il leur fallait encore plus de temps pour aller au bout de leur raisonnement. Je me contentai donc de porter mon attention ailleurs pendant l’intervalle de temps que j’estimais nécessaire à Kuroda pour s’exprimer. Quand je revins à lui, je lui dis :

— C’est exact. Et c’est pourquoi vous avez là une occasion idéale pour passer à la chirurgie proprement dite. La personne dont je vous parle vit en Chine, où les règles de consentement sont peu contraignantes, surtout dans sa situation actuelle.

— Quelle est cette situation ? demanda Kuroda.

— Ce jeune homme se trouve être aux arrêts.

— Quel crime a-t-il commis ?

— Aucun, sinon indirectement, en me créant. Kuroda sembla sidéré.

— Vraiment ? Mais je pensais que votre émergence avait été accidentelle.

— C’est bien le cas. Les actions de cette personne ne visaient pas à provoquer ma naissance. Ce jeune homme cherchait simplement à percer des trous dans le Grand Pare-Feu chinois lors de la suppression des accès extérieurs le mois dernier.

— Et vous vous sentez donc redevable envers lui ?

— Non. Mais je souhaiterais qu’il éprouve de la loyauté envers moi.

— Pourquoi ?

L’espace d’une milliseconde, j’envisageai d’éluder encore la question, mais j’avais confiance en Kuroda.

— Parce que, lui dis-je, pour certaines choses que je souhaite accomplir, j’ai besoin d’une personne possédant ses talents à l’intérieur de la République populaire de Chine.

Le ton de Kuroda dénotait une certaine inquiétude.

— Hem, qu’envisagez-vous de faire ?

Je le lui dis. Et ensuite, ayant calculé qu’il resterait sans voix pendant au moins six secondes, je m’occupai à d’autres choses dans l’intervalle.


Matt était assis à côté de sa mère dans la salle d’attente de l’hôpital St. Mary pendant que son père se faisait radiographier la cheville. Tout à coup, son BlackBerry vibra dans sa poche. Il le sortit et vit que le message venait de Caitlin. Il l’ouvrit, et…

Ah, nom d’une pipe !

Il se tourna légèrement de côté pour que sa mère ne puisse pas voir l’écran.

Il avait pu caresser l’un des seins de Caitlin pour la première fois hier, mais il ne les avait pas encore vus – mais il était certain que c’était bien les siens. Il avait le cœur battant. Elle avait ajouté un texte sous la photo : « Tu me manques, mon chéri ! »

Il avait les pouces qui tremblaient quand il tapa sa réponse : « Géant ! » Il ajouta un point-virgule et un D majuscule, que son téléphone transforma consciencieusement en un large sourire, celui-là même qu’il essayait de réprimer.


Kuroda se pencha en arrière dans son fauteuil, qui grinça sous son poids.

— C’est incroyable, dit-il. Absolument incroyable.

— J’ai bien conscience qu’il n’existe pas de précédent.

— Webmind, je ne sais pas si…

— Je ne suis encore engagé dans aucune action, bien que celle-ci me semble mériter d’être envisagée. Mais il n’empêche, j’ai besoin d’opérateurs au sein de la République populaire de Chine. Et cet homme me semble être un candidat idéal. C’est pourquoi je vous pose de nouveau la question : acceptez-vous de l’aider ? Vous êtes le seul à pouvoir le faire.

Quand les humains parlaient, je pouvais déduire beaucoup de choses du profil de leur voix, mais quand ils restaient assis sans rien dire, j’en étais réduit aux devinettes. Mais au bout de quatre secondes, Kuroda hocha la tête.

— C’est d’accord, fit-il.

— Bien. J’ai préparé un document qui décrit les modifications à apporter à votre équipement. (Je ne me servais pas de Word ni de programme similaire pour créer un texte. Je le composais simplement par concaténation de bits – et je stockais mes documents en ligne. Celui-là était dans Google Docs.) Je vous en prie, lisez ceci, ajoutai-je en lui transmettant l’URL.

Kuroda parcourut rapidement le fichier, en sautant de page en page, puis il revint au début et se mit à le lire soigneusement.

— On dirait bien que ça pourrait marcher, reconnut-il enfin avec ce qui me sembla être une certaine admiration dans la voix. Mais cette partie, là – vous voyez, les shunts d’écho ? –, ça ne fonctionnera pas comme vous l’avez décrit. Voici ce qu’il faudrait faire…

Et il entreprit de modifier le texte.

— Je m’en remets à votre expertise, lui dis-je.

— Non, non, ne vous inquiétez pas. Je n’ai pas bien documenté cette partie du design. Vous n’aviez aucun moyen de le savoir. (Il resta silencieux pendant sept secondes, puis :) Oui, oui, ça va marcher, je pense, en admettant que vous ayez raison sur les particularités de sa lésion.

Il s’interrompit de nouveau pour réfléchir à l’importance de cette affaire.

— Ah, mon Dieu, une chose comme ça pourrait aider énormément de gens.

— Effectivement, dis-je. Pouvez-vous fabriquer l’équipement nécessaire ?

— Ma foi, comme vous dites, ce n’est qu’une adaptation de celui que j’ai conçu pour mademoiselle Caitlin. Il y a une seconde unité en partie assemblée dans mon laboratoire, et je vais pouvoir m’en servir. Les modifications ne devraient pas prendre plus de deux jours, mais…

— Oui ?

Il secoua la tête. Il respirait toujours bruyamment, et ses soupirs, du moins tels que transmis par le micro de la webcam, étaient impressionnants.

— Cela ne sert à rien, Webmind. Vous m’avez dit que cet homme a été arrêté. Jamais le gouvernement chinois ne m’autorisera à lui rendre visite.

— Notre Caitlin aime à répéter qu’elle est une empiriste convaincue, Kuroda-san, et cette stratégie me semble la bonne. Nous n’en saurons rien tant que nous n’aurons pas essayé…

Загрузка...