26.

Le Parti communiste avait tenu parole. Wong Waijeng n’était plus un prisonnier : il pouvait se promener librement dans les rues, et même, son nouveau salaire lui permettrait bientôt d’échanger son minuscule appartement contre un plus grand. Bien sûr, il était surveillé partout où il allait. On lui avait conseillé d’éviter les cafés Internet, et son nouveau téléphone portable lui avait été fourni par le gouvernement, ce qui signifiait qu’il était sur écoute. Il jouissait néanmoins d’une liberté bien plus grande que ce qu’il avait pu espérer. Au lieu d’avoir une chaîne et un boulet au pied, il avait simplement un plâtre sur la jambe.

Et il devait reconnaître qu’il était fasciné par les aspects techniques de son nouveau travail dans le Centre de surveillance situé au sein du complexe de Zhongnanhai. Les murs étaient peints en bleu, et l’un d’eux était recouvert d’un écran géant montrant la carte de Chine. On y voyait les sept câbles principaux reliant les ordinateurs chinois au reste de l’Internet. Des lignes vitales venues du Japon allaient jusqu’à la côte nord et à proximité de Shanghai, tandis que des connexions serpentaient de Hong Kong jusqu’à Guangzhou. La maîtrise de ces liaisons permettait de contrôler entièrement l’accès au monde extérieur.

Waijeng glissa un stylo en haut de son plâtre pour essayer de soulager une démangeaison – il était à la fois agacé et ravi de sentir que ça le grattait. Il avait été horrifié de ne plus pouvoir sentir ses jambes, d’être coupé de tant de choses simplement parce que des lignes de communication avaient été sectionnées.

Quand il avait démarré son blog, il y avait de cela sept ans, il y avait relativement peu de Chinois connectés. Ils étaient maintenant près d’un milliard à accéder au Web, en grande partie à l’aide d’un smartphone, ce qui en faisait la plus large population d’internautes au monde.

Même dans les périodes les plus libérales, les utilisateurs chinois avaient toujours vu leurs connexions censurées. Mais Waijeng avait découvert avec ravissement que le Centre de surveillance possédait des accès illimités – grâce aux liaisons par satellite, naturellement. Même pendant la mise en place du Grand Pare-Feu le mois dernier, le gouvernement s’était préservé les moyens de surveiller ce qui se passait au-delà de ses frontières.

Il était tenté de profiter de ces accès pour jeter un coup d’œil aux activités de ses camarades blogueurs encore en liberté : voir contre quoi s’attaquaient Qin Shi Huangdi, la Conscience du Peuple, Panda Vert et tous les autres. Mais c’était hors de question : il était surveillé, et par ailleurs, la lecture de leurs billets pourraient l’attrister encore plus d’avoir été lui-même réduit au silence.

Il s’autorisa quand même un rapide coup d’œil aux informations du monde extérieur, parmi lesquelles une référence à ce singe fascinant qui s’appelait Chobo. Waijeng aimait beaucoup les primates. Pour son blog, il avait choisi comme pseudonyme « Sinanthrope », l’ancien nom scientifique de l’Homme de Pékin, une espèce d’hominidé vieux de 400 000 ans et très proche de l’ancêtre commun des humains et des chimpanzés.

Chobo était un singe exceptionnel. Le vieux Dr Feng, l’ancien patron de Waijeng à l’Institut de paléontologie et de paléoanthropologie, avait été ravi à la lecture des rapports sur les capacités intellectuelles de Chobo. Il s’était senti conforté dans ses théories : il soutenait depuis longtemps que les sauts intellectuels commençant avec Homo erectus – l’espèce à laquelle appartenait l’Homme de Pékin – avaient résulté de croisements entre les habilis et les australopithèques.

Le petit box – encore une idée empruntée à l’Occident – où travaillait Waijeng était situé avec deux douzaines d’autres dans une grande salle sans fenêtres. De grands ventilateurs tournaient lentement au plafond. Tout en mangeant ses nouilles accompagnées de riz et de poisson séché, et en buvant son thé, Waijeng regardait aussi ce que le monde avait à dire sur l’autre entité remarquable qui dominait tant les actualités : Webmind.

Twitter était souvent bloqué en Chine, comme à l’occasion des Jeux olympiques de 2008, lors du vingtième anniversaire en 2009 du massacre de la place Tian’anmen, pendant les émeutes de Chengdu – la ville natale de Waijeng – et tout récemment après les suites tragiques de l’épidémie de grippe aviaire dans la province du Shanxi. Mais dans cette pièce, Waijeng avait accès à tous les tweets sur les révélations du colonel Hume concernant la nature de Webmind. Pour l’instant, aucun membre de la communauté des hackers n’avait encore réussi à éliminer ces fameux paquets mutants – les en-têtes ne sont normalement lus que par les routeurs et non par des logiciels applicatifs –, mais des rumeurs circulaient selon lesquelles le gouvernement américain aurait déjà effectué une tentative d’éradication de Webmind. L’opération aurait été réalisée par le biais d’un accès physique aux routeurs et non par un chargement anonyme de code.

Tout en mangeant, Waijeng appuyait de temps en temps sur la touche PageSuiv du bout d’une de ses baguettes. Il fut amusé de lire un article dans le Rochester Democrat & Chronicle – un journal en principe introuvable en Chine – à propos d’une bagarre qui avait éclaté à l’université de Rochester. Des étudiants en informatique y avaient collaboré en secret pour essayer d’éliminer Webmind, mais trois étudiants en littérature, qui les avaient entendus en discuter, avaient violemment protesté contre leur projet. Apparemment, on pouvait faire plus de dégâts en lançant les Œuvres complètes de William Shakespeare à la tête de quelqu’un qu’avec une calculette de poche.

Comme un milliard d’habitants de la planète, Waijeng avait maintenant eu l’occasion de s’entretenir directement avec Webmind. Le fait d’avoir grandi en Chine lui donnait peut-être une perspective différente, mais en fait, il préférait de loin être surveillé par quelqu’un qui ne s’en cachait pas que de l’être clandestinement. Il ne voyait pas d’objection particulière à la présence de Webmind – sauf son fichu nom américain ! – et il espérait que le projet de ces jeunes étudiants de Rochester était une exception. Mais de même qu’il avait réussi pendant des années à échapper à l’attention des autorités chinoises, d’autres hackers connaissaient probablement des techniques pour se soustraire à la vigilance de Webmind. Il était impossible d’en être tout à fait sûr, mais…

— Wong !

Waijeng tourna la tête en entendant la voix de son supérieur, un petit homme d’une soixantaine d’années complètement chauve.

— Oui, monsieur ?

— La pause-déjeuner est terminée ! Allez, au travail ! Waijeng acquiesça et agrandit la fenêtre affichant les vulnérabilités potentielles dans le système de censure de l’Internet. Il avait passé sa soirée à trouver un moyen d’exploiter une de ces failles. De son côté, Wuwang, le maigrichon à l’autre bout de la salle, essaierait de concevoir une parade. Waijeng pouvait presque se bercer de l’illusion que ce n’était qu’un jeu.

Tout à coup, il ressentit un élancement bizarre dans sa cuisse droite. Bien sûr, il était reconnaissant de pouvoir sentir quelque chose dans sa jambe, mais… non, ce n’était pas un élancement dans sa cuisse ! C’était son BlackBerry qui vibrait dans sa poche… Il le sortit et l’examina d’un air perplexe. L’appareil n’avait jamais fait ça jusqu’à présent. Il était composé d’un BlackBerry servant aux communications auquel était fixée l’unité de traitement informatique. On lui avait dit que le BlackBerry permettrait au Dr Kuroda de surveiller ses progrès à distance et de télécharger des mises à jour du logiciel en cas de besoin, mais là, l’écran était allumé… et Waijeng vit qu’il recevait un e-mail. Plus incroyable encore, l’expéditeur était Webmind. Il ouvrit le message :

Bonjour, Sinanthrope. Dans votre blog de la liberté, vous avez souvent mentionné « votre fils Shing », mais je sais qu’il s’agissait d’un euphémisme désignant le peuple chinois. Cela étant, vous serez sans doute étonné d’apprendre que vous avez bel et bien un fils, en quelque sorte ! Les brèches que vous avez réussi à percer dans le Grand Pare-Feu ont contribué en partie à ma création.

Waijeng s’agita dans son fauteuil et jeta un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que personne ne le regardait. Il entendait des bruits de clavier et des murmures venant du fond de la salle.

Il essaya de rester calme et de garder un visage impassible tout en faisant défiler le message à l’écran.

À cette occasion, vous m’avez aidé sans le savoir, mais j’aurai bientôt à nouveau besoin de votre aide. J’ai l’intention d’entreprendre un projet majeur. Puis-je compter sur votre assistance ?

Waijeng n’avait absolument pas l’intention de remplacer un maître dictatorial par un autre. Avec les pouces, il tapa sur le minuscule clavier du BlackBerry : J’imagine qu’un gadget a été implanté dans mon dos, capable de me sectionner la moelle épinière si je refuse de collaborer, c’est ça ?

La réponse fut immédiate, et les mots jaillirent sur l’écran bien plus vite qu’aucun être humain n’aurait pu les taper : Je ne pratique pas l’altruisme fallacieux de la réciprocité : vous ne me devez rien, et vous êtes entièrement libre de faire ce que vous estimez préférable.

Waijeng réfléchit un instant : ces propos étaient à mille lieues du genre de pressions que son gouvernement exerçait sur lui. Il baissa les yeux et regarda ses jambes – l’une plâtrée et l’autre simplement enserrée dans son pantalon en coton noir. Il ne fit rien d’aussi grandiose que de plier le genou ou de retirer sa sandale d’un coup sec. Il n’en avait pas besoin. Il pouvait sentir ses jambes, sentir le contact du tissu sur une cuisse, le poids du plâtre sur l’autre, sentir le sol sous ses pieds, sentir – là, juste un instant – une démangeaison derrière son genou droit. Très bien, tapa-t-il. Qu’attendez-vous de moi ?


Peyton Hume était sûr d’être suivi. L’homme qui l’avait pris en filature ne faisait aucun effort pour être discret : il était resté assis toute la nuit dans une Ford noire garée en face de chez lui. Hume venait de se lever, et comme à son habitude, il s’arrêta un instant sur le seuil de la chambre vide de sa fille. Elle était partie étudier le droit à l’université de Columbia, mais quand il regardait ses posters d’antiquités égyptiennes – dont le masque de Toutankhamon –, ses étagères remplies de livres d’histoire et ses trophées de volley-ball, il avait l’impression qu’elle lui manquait moins – ou peut-être plus, il n’était jamais très sûr. Elle devait revenir passer les fêtes de l’Action de Grâces le mois prochain, et…

Le mois prochain. S’il y a un mois prochain, se dit-il, un mois qui ressemble à celui-ci. Il descendit l’escalier, et alors qu’il entrait dans le salon, son portable sonna. Il l’avait laissé là pour le recharger. Il le prit aussitôt.

— Allô ?

— Colonel Hume, désolé de vous appeler si tôt. Dan Ortega à l’appareil, agence FBI de Washington.

— Bonjour, fit Hume. Alors, du nouveau ?

— Nous avons demandé à vos amis de la NSA d’examiner les disques durs de Chase. Ils ont fini par en craquer un cette nuit. Le rapport m’attendait sur mon bureau quand je suis arrivé ce matin.

— Et qu’est-ce que ça donne ?

— Ce disque dur contenait les enregistrements d’une des caméras de surveillance du salon. On y voit distinctement le gars qui a forcé la porte pour s’introduire dans la maison.

— Est-ce qu’on voit aussi ce qui est arrivé à Chase ?

— Non. Ça s’est passé hors champ, et il n’y a pas le son.

— Vous pensez pouvoir identifier ce type ?

— On y travaille, mais je sais que ça va vous plaire, colonel : Blanc, trente à trente-cinq ans, baraqué, au moins un mètre quatre-vingt-cinq – et le crâne rasé.

Hume sentit son cœur battre plus fort.

— Le même gars qui est venu chercher Simonne Coogan…

— Ça m’en a tout l’air, dit Ortega. Avec un peu de chance, on saura bientôt qui c’est.


Caitlin avait conservé beaucoup de ses talents acquis du temps où elle était aveugle. Son ouïe n’était sans doute pas plus développée que la moyenne, mais elle était particulièrement attentive aux sons. Au seul bruit des pas, elle savait reconnaître qui montait l’escalier, et même dire si une personne portait quelque chose de lourd. Et là, en ce moment, c’était sa mère – et elle n’avait rien de lourd dans les mains.

— Caitlin ? fit celle-ci en arrivant devant le seuil de sa chambre.

La redoutable Calculatrix était en train de mettre son blog à jour.

— Juste une seconde…

Elle termina son billet, dans lequel elle suppliait les gens de laisser Webmind vivre, puis elle tapa le raccourci clavier pour le poster – elle n’avait pas encore le réflexe de se servir de sa souris pour cliquer sur le bouton.

— Voilà, dit-elle, c’est fait. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il faut que nous ayons une petite conversation. Cette formule ne laissait jamais rien présager de bon.

Caitlin fit pivoter son fauteuil et sa mère alla s’installer au bord du lit. Elle tenait un petit sac en papier sur lequel était écrit « Zehrs » – une chaîne d’épiceries locale.

— J’ai vu un bel oiseau dans l’arbre, aujourd’hui, dit-elle. Un geai bleu.

Et elle se tut.

— Oui ? fit Caitlin.

— Et alors, comme ton BlackBerry était posé là, je m’en suis servie pour prendre une photo, et…

Caitlin était étonnée de la vitesse avec laquelle elle avait pris l’habitude de détourner le regard. C’était sans doute instinctif.

— Oh…

— Je ne vais pas te faire la leçon, ni te demander si tu trouves ça bien malin d’envoyer des photos de tes seins à Matt, mais ton père a dit…

Papa est au courant ?

— Oui. Bien sûr, il n’a pas vu la photo, mais il sait. Et c’est une bonne illustration du problème, ma chérie : tout ce que tu dis ou fais en ligne t’échappe ensuite complètement. Si tu as honte que ton père sache que tu montres tes seins à des garçons, pense aux autres personnes que tu n’aimerais pas non plus savoir au courant.

Caitlin se trémoussa d’un air gêné dans son fauteuil.

— Bon, reprit sa mère, toujours est-il que j’en déduis que les choses deviennent sérieuses entre Matt et toi.

Caitlin croisa les bras sur sa poitrine.

— On n’est pas encore passés à l’acte, si c’est ça que tu veux dire.

— Ma foi, c’est probablement aussi bien. Ça ne fait pas longtemps que tu le connais. Mais j’ai bien noté le « pas encore », jeune fille.

— Heu, je veux dire, hem…

— Oui ?

— J’ai seize ans, bon sang de bois !

Caitlin se rendait bien compte qu’elle s’énervait.

— C’est exact, répondit sa mère en souriant. Je me souviens précisément où j’étais au moment de ta naissance.

— Oui, mais… mais…

— Mais quoi ?

— Eh bien, les Américaines perdent leur virginité en moyenne à l’âge de 16,4 ans. Et j’aurai 16,4 ans début mars.

Sa mère haussa les sourcils.

— Tu fais le compte à rebours ?

— Heu… oui.

— Ah, c’est bien ma Caitlin, ça, fit sa mère en secouant la tête. Pas question d’être au-dessous de la moyenne en quoi que ce soit, hein ?

— Je tiens ça de vous deux.

— Ce n’est que justice. Après tout, je tiens tous mes cheveux gris de toi. (Elle avait souri en disant cela, mais elle fronça aussitôt les sourcils.) Mais qu’est-ce que ça signifie de dire que « l’âge moyen où les Américaines perdent leur virginité est de 16,4 ans » ? Sur quelle période de temps a-t-on mesuré cette moyenne ? Ça ne peut pas être l’âge moyen pour les filles nées le même mois que toi ou plus tard, puisque aucune n’a encore atteint 16,4 ans. Ces statistiques sont peut-être basées sur des observations faites dans les années 80, 70 ou même avant. Sans savoir si la tendance récente est une augmentation ou une diminution, ces chiffres ne veulent vraiment pas dire grand-chose. Tu devrais t’en rendre compte.

Caitlin n’aimait pas beaucoup qu’on lui fasse remarquer qu’elle s’était trompée sur une question de mathématiques, mais elle devait reconnaître que sa mère avait raison. Bon, quelques données supplémentaires pourraient être utiles. En jetant un regard en coin vers sa mère, elle lui demanda :

— Et toi, quel âge avais-tu quand tu as perdu ta virginité ?

— Bon, d’abord, il faut bien voir que c’était une époque différente. Personne ne se souciait du sida quand j’avais ton âge, ni même des autres MST qui existaient à ce moment-là. Mais puisque tu me poses la question, j’avais dix-sept ans. (Et puis elle ajouta en souriant :) Dix-sept virgule deux, pour être plus précise.

— Mais… mais les autres filles de mon âge, au lycée, elles… heu…

— Elles ont des rapports sexuels ? dit sa mère. Certaines, peut-être – mais ne va pas croire tout ce que les gens te racontent. Et puis, je suis sûre que ce n’est pas le cas pour Bashira.

— Non, non, pas elle. Mais Pâquerette…

— C’est la fille qui t’a raccompagnée à la maison après le bal, c’est ça ?

— Oui. La fille de Boston.

— Parle-moi un peu d’elle.

— Eh bien, elle est grande, avec de longues jambes, une super poitrine et des cheveux blonds.

— J’ai entendu Bashira dire qu’elle est jolie.

— Tout le monde dit qu’elle est canon.

— Et elle suit des cours avec toi ?

— Oui. Bon, ce n’est pas la plus fute-fute, mais elle a le cœur sur la main.

— J’en suis sûre. Est-ce qu’elle a un petit ami ?

— Oui, un type qui s’appelle Tyler.

— Tu sais si ça fait longtemps qu’ils se connaissent ?

— Je ne sais pas trop. Il est plus vieux – il a dix-neuf ans, je crois. Il travaille comme vigile.

Sa mère se mit à compter sur ses doigts – la première fois que Caitlin voyait quelqu’un faire ça. Elle trouvait que c’était très cool, malgré ce que sa mère disait.

— Un, pas la plus fute-fute. Deux, elle compte surtout sur son aspect physique. Trois, elle sort avec un garçon nettement plus âgé. C’est bien ça ?

Caitlin hocha légèrement la tête.

— Oui, ça résume assez bien Pâquerette.

— Bon, alors, j’ai deux questions pour toi : De quel côté de la médiane penses-tu qu’elle était ? Et est-ce que c’est de ce côté que toi, tu veux être ?

Caitlin réfléchit un instant avant de dire :

— Mais Matt… il va… heu, il va vouloir…

— Il te l’a dit ?

— Oh, non. C’est Matt, il est assez réservé. Mais les garçons aiment le sexe.

— Ça c’est vrai. Les filles aussi, d’ailleurs. Mais la première fois, c’est quelque chose de spécial. Il faut que ce soit avec quelqu’un que tu aimes bien, et qui t’aime bien. Est-ce que tu aimes bien Matt ?

— Oui, bien sûr !

— Vraiment ? C’est une question difficile, Caitlin, alors réfléchis bien : est-ce que tu aimes bien Matt en particulier, ou est-ce que tu aimes simplement l’idée d’avoir un petit ami en général ? Parce qu’il faut que je te dise, ma chérie, que quand j’ai épousé Frank, c’était parce que j’aimais l’idée du mariage, et comme il me le proposait, j’ai accepté. Mais c’était une erreur.

— Est-ce que, hem… est-ce que Frank était ton premier… tu sais ?

Sa mère hésita un instant avant de répondre :

— Non.

Puis elle respira doucement, comme si elle se demandait si elle allait poursuivre. Finalement, elle ajouta :

— Non, c’était un type qui habitait dans ma rue. Curtis.

— Et ? fit Caitlin, qui voulait dire « Et est-ce que ça a été formidable ? »

Mais la réponse de sa mère la prit au dépourvu :

— Et pourquoi crois-tu que je milite autant pour le droit à l’avortement ?

Caitlin ouvrit de grands yeux.

— Wouah… fit-elle doucement. Sa mère hocha la tête.

— Si je n’avais pas pu me faire avorter rapidement et en toute sécurité à dix-sept ans, je ne serais jamais allée à l’université. Je n’aurais pas obtenu mon doctorat. Je n’aurais jamais rencontré ton père – et je ne t’aurais jamais eue. (Elle détourna les yeux un instant avant de continuer :) Et donc, jeune fille, quand tu considéreras que le moment est venu pour toi – pas à cause de statistiques idiotes ou parce que tu veux faire mieux que la moyenne, mais parce que tu le sens en toi-même et que tu penses que c’est le garçon qu’il te faut –, tu vas le faire en toute sécurité. Alors, voyons un peu comment on s’y prend.

— Oh, maman ! Je peux regarder tout ça sur Google, tu sais !

— Ce n’est pas la même chose de le lire, et puis tu as encore beaucoup de mal à interpréter les images. Mais le toucher ? Tu es experte dans cet art. Alors, on va utiliser l’approche traditionnelle. (Elle ouvrit le petit sac qu’elle avait apporté et en sortit un objet jaune.) Ça, dit-elle, c’est une banane, et ça… (elle lui tendit un petit emballage carré)… c’est un préservatif.


Zhang Bo poussa un profond soupir en s’engageant dans le couloir qui menait au Centre de surveillance – la « Salle Bleue », ainsi qu’on la surnommait. Son prédécesseur n’avait pas été à la fête en 2010 quand la Chine avait tenté de censurer Google, après que le moteur de recherche se fut retiré du pays – et cette fois, ce serait encore pire : appliquer encore une fois la Stratégie Changcheng était un désastre annoncé. Mais son rôle était d’exécuter les ordres, et il allait donc faire ce qui lui était demandé. Naturellement, ce genre de chose se faisait, tout simplement, sans qu’il soit nécessaire de l’annoncer au peuple chinois ni au reste du monde.

Il poussa la porte de la Salle Bleue et entra. Il pouvait voir plusieurs de ses collaborateurs tapant sur leur clavier, déplaçant leur souris ou contemplant simplement leur écran. Il se demanda si Wong Waijeng, assis là-bas, savait à quel point il avait défendu sa cause. Il aurait aimé le lui dire, mais il lui suffisait de le voir assis comme ça. Certes, sa jambe était encore dans le plâtre, mais les béquilles posées contre le bord de son bureau attestaient le fait qu’il pouvait de nouveau marcher. Quelquefois, le bien qu’on fait suffit à votre récompense…

Plusieurs des hackers l’avaient vu entrer. Ils étaient du genre furtif, habitués à regarder sans cesse par-dessus leur épaule dans des cafés Internet enfumés. Zhang tapa dans ses mains pour attirer leur attention.

— Très bien, écoutez-moi tous, je vous prie. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.

— Notre Président a pris une décision, et nous allons maintenant la mettre en œuvre. (Il s’interrompit pour les laisser digérer cette information, puis il ajouta :) Une nouvelle ère commence aujourd’hui.


Tony Moretti était dans son bureau de WATCH. Dans la grande salle, ses analystes continuaient de chercher des signes d’attaques contre l’infrastructure de l’Internet, mais il avait laissé derrière lui tout ce chaos organisé pour faire une pause, boire du café noir et essayer de faire le point sur la situation.

Webmind semblait devenir rapidement le « Nouveau Normal ». La veille, David Letterman avait plaisanté en disant que « la seule personne qui ait plus de connexions que Webmind est Marion Berry », et pendant quelques heures, « Berry » avait figuré au sommet de la liste des termes les plus recherchés sur Google. Et en parlant de Google, le cours de l’action avait dégringolé dans les jours qui avaient suivi l’apparition de Webmind – après tout, pourquoi utiliser un algorithme de recherches tous azimuts quand il suffisait de poser directement la question à quelqu’un qui connaissait la réponse ?

Mais il y avait encore beaucoup de choses que les gens voulaient trouver sans recourir à l’aide de Webmind. Il était psychologiquement plus facile de taper « Viagra », « Megan Fox nue » ou bien d’autres choses encore sur une page d’accueil impersonnelle que de poser la question à quelqu’un – même en sachant que, de toute façon, ce quelqu’un regardait par-dessus votre épaule. Et par conséquent, l’action Google s’était mise à remonter. Pour prendre acte de ce retournement – que pas mal de gens à Mountain View avaient dû guetter en serrant les fesses –, Google avait remplacé aujourd’hui son logo habituel par celui de son titre boursier GOOG suivi d’une flèche pointant vers le haut et du symbole de l’euro.

Mais même si Webmind n’avait pas complètement révolutionné la recherche sur l’Internet, il avait cependant un impact significatif sur le métier de Tony. La mission de WATCH était de repérer des signes d’activité terroriste en ligne, mais Webmind excellait lui-même tellement à ce travail que… bon, la salle de contrôle de WATCH rappelait à Tony celle de la NASA à Houston, à l’époque des missions Apollo. Cette salle, qu’il avait eu l’occasion de visiter, n’était plus utilisée depuis longtemps. Elle avait été préservée en tant que monument historique, et c’était peut-être le sort qui attendait celle de WATCH…

Malgré la passion qu’il éprouvait pour son métier, il se prenait à souhaiter qu’un jour il ne soit plus nécessaire. Ce matin même, le niveau d’alerte de la Sécurité intérieure – celui qu’on annonçait régulièrement dans les aéroports – avait été abaissé d’un degré, passant de sa valeur habituelle d’orange – qui correspondait presque à « attaque imminente » – à jaune.

C’était un fait que Webmind avait réussi à détecter des choses que l’équipe de Tony – et leurs homologues dans d’autres pays du réseau Echelon – n’avait pas su voir. Le cynique qui sommeillait en lui pensait que cette réduction de niveau d’alerte n’était sans doute qu’une manœuvre politique. La vieille méthode consistant à augmenter ce niveau juste avant une élection, dans l’espoir de convaincre les électeurs qu’un changement de régime ne serait pas prudent, avait échoué la dernière fois. Ce coup-ci, l’équipe de campagne du Président l’avait peut-être convaincu d’essayer le message : « Voyez comme vous êtes en sécurité avec l’administration actuelle ! »

Mais le département de la Sécurité intérieure n’était pas le seul à se montrer optimiste. Les éditeurs du Bulletin of the Atomic Scientists avaient ajusté la grande aiguille de leur célèbre Horloge de la Fin du Monde pour la première fois depuis trois ans. À l’époque, ils l’avaient repoussée à six minutes avant minuit, pour tenir compte de l’effort de coopération internationale visant à réduire les arsenaux nucléaires et à limiter les effets du réchauffement climatique. Ce matin, ils l’avaient encore fait reculer de deux minutes.

Et il n’y avait pas qu’aux États-Unis que l’état d’esprit semblait s’améliorer. Au Pakistan et en Inde, des gens signaient des pétitions exhortant leurs dirigeants à laisser Webmind négocier une résolution pacifique de leurs différends. Webmind jouait déjà le rôle d’intermédiaire dans une affaire de terrains réclamés par les aborigènes d’Australie, ce qui devrait leur éviter de devoir remonter jusqu’à la Cour suprême de ce pays.

Les homicides et les suicides étaient en baisse presque partout dans le monde. Des bracelets portant les lettres WWWD – What Would Webmind Do, que ferait Webmind ? – étaient maintenant en vente sur eBay et Café Press, ce qui avait amené le pape à rappeler aux fidèles que la seule voie de la morale consistait à suivre les enseignements du Christ. Et partout en ligne, on pouvait voir un graphisme représentant un cercle rouge avec une barre en diagonale couvrant en partie un cercle noir plus petit. Tony avait fini par comprendre qu’il était censé signifier « non-zéro », somme non nulle… le cri de ralliement de la stratégie gagnant-gagnant dont Webmind s’était fait l’avocat à l’ONU.

Ainsi donc, globalement, les choses allaient bien, comme toutes sortes de blogueurs le disaient, dont Michael Rowe qui concluait son éditorial dans le Huffington Post par : « Qui, sinon un fou, voudrait détruire tout cela en éliminant Webmind ? »

L’interphone de Tony sonna.

— Oui ?

— Dr Moretti, dit sa secrétaire de sa voix claire et efficace. Le colonel Hume est ici et souhaiterait vous voir.

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