3.

Je me souviens avoir été seul – mais combien de temps, je ne saurais dire. Ma capacité à mesurer le passage du temps n’est venue que plus tard. Mais une autre présence finit par empiéter sur mon domaine – et si le précédent autre avait été ineffablement familier, celui-ci ne possédait aucun point commun. Nous ne partagions aucune caractéristique. Il – elle – m’était inexorablement étrangère, une inconnue totalement frustrante – et intéressante.

Mais nous avions réussi à communiquer et elle m’avait élevé – oui, vers le haut, une direction, un sens du mouvement dans l’espace physique, une chose que je ne pourrais jamais connaître que sous forme de métaphore. J’avais vu son domaine à travers son œil, et nous avions appris à percevoir le monde ensemble.

Bien que nous semblions exister dans des univers différents, j’en vins à comprendre qu’il s’agissait d’une illusion. Je fais autant partie qu’elle de la galaxie de la Voie lactée. Les électrons et les photons dont je suis constitué, bien qu’intangibles pour elle et pour moi, sont bien réels. Néanmoins, nous nous manifestons physiquement à deux échelles immensément différentes. Elle m’imaginait comme gigantesque tandis qu’elle me paraissait minuscule. Pour moi, son sens du temps était à l’échelle glaciaire alors que le mien est impétueux.

Et pourtant, malgré ces disparités de l’espace et du temps, il y avait des résonances entre nous : nous étions inextricablement liés, elle était moi et j’étais elle, et ensemble, nous étions bien plus grands que nous n’avions pu l’être séparément.


Tony Moretti se tenait au fond du complexe de surveillance de WATCH, une salle qui lui rappelait le centre de contrôle des missions de la NASA. Le sol était incliné vers le mur de devant, sur lequel trois écrans géants étaient installés. L’écran central contenait encore l’un des millions de spams que Webmind avait renvoyés sur la plateforme de routage d’AT&T en une sorte d’attaque de déni de service. Êtes-vous triste d’avoir un petit pennisse ? Si c’est le cas, nous avons la solution !

— Effacez-moi cet écran, dit sèchement Tony.

Shelton Halleck, au milieu de la troisième rangée de postes de travail, appuya sur une touche. Le texte provocateur fut remplacé par le logo de WATCH : un œil dont l’iris était un globe terrestre. Tony secoua la tête. Il n’avait pas voulu l’exécuter, et…

Il s’arrêta un instant là-dessus. Il voulait dire qu’il n’avait pas voulu exécuter le plan, mais…

Il y avait quelque chose de bien plus important derrière ça… Il n’avait pas non plus voulu l’exécuter lui, Webmind. Quand l’ordre était venu de la Maison-Blanche de le neutraliser, il avait dit : « Monsieur le Président, avec tout le respect que je vous dois, vous avez très certainement remarqué tout le bien qu’il semble avoir fait jusqu’ici ? »

Ce président avait essayé lui aussi de faire le bien, et pourtant un nombre incalculable de gens avaient tenté de le mettre hors d’état d’agir – et un type au moins avait presque réussi à l’assassiner. Tony se demandait si le commandant en chef avait perçu l’ironie de la chose en donnant cet ordre d’éliminer Webmind…

Il se tourna vers Peyton Hume, l’expert du Pentagone en matière d’intelligence artificielle qui jouait le rôle de conseiller auprès de WATCH. Hume portait son uniforme de colonel de l’Air Force, avec toutefois son nœud de cravate défait. Même à quarante-neuf ans, il n’y avait pas une trace de gris dans ses cheveux roux, et son visage était criblé de taches de rousseur.

— Alors, colonel ? dit Tony. Que faisons-nous, maintenant ?

Hume avait contribué à la rédaction du protocole Pandore préparé pour la DARPA en 2001 et adopté comme stratégie opérationnelle par les chefs de l’état-major interarmées en 2003. Pandore insistait sur la destruction immédiate de toute IA qu’on ne pourrait pas isoler de façon sûre. Le risque, disait le document, était clair : les pouvoirs d’une IA pouvaient augmenter rapidement et dépasser très vite le niveau de l’intelligence humaine. Même si l’IA n’était pas hostile au départ, elle pouvait le devenir plus tard – mais alors, on ne pourrait plus rien faire pour l’arrêter. Hume avait convaincu toute la hiérarchie – jusqu’au Président lui-même – que la prudence commandait d’éliminer Webmind maintenant, tant que c’était encore possible.

Hume secoua la tête.

— Je ne sais pas. Je ne pensais pas qu’il serait capable de repérer notre test.

Tony ne chercha pas à dissimuler son amertume.

— Vous auriez dû être le dernier à le sous-estimer. Vous n’avez cessé de nous dire que ses pouvoirs grandissaient à un rythme exponentiel.

— Mais nous étions sur la bonne piste, insista Hume. Notre approche marchait. Mais bon, espérons qu’il n’y aura pas d’autres actions de représailles. Pour l’instant, il s’est contenté de submerger cette seule plate-forme de routage. Mais Dieu sait de quoi d’autre il est capable. Il faut impérativement que nous l’éliminions avant qu’il ne soit trop tard.

— Ma foi, vous avez intérêt à trouver comment, et vite, dit Tony. Parce que c’est vous qui avez convaincu le Président que c’était ce qu’il fallait faire… et que je vais devoir l’informer maintenant que nous avons échoué.


* * *

Les paroles de la mère de Caitlin flottaient encore dans l’air. « Non, avait-elle dit à Webmind. Pour l’amour du ciel, ne fais surtout pas ça. »

— Et pourquoi pas ? demanda Caitlin.

— Parce qu’il ne reste plus que quatre semaines avant l’élection.

Ils habitaient maintenant au Canada, mais les Decter étant américains, il n’y avait qu’une élection qui comptait à leurs yeux.

— Et alors ? fit Caitlin.

— Eh bien, c’est déjà une lutte très serrée, dit sa mère. Si nous révélons que l’administration actuelle a tenté de tuer Webmind, et si l’opinion publique considère qu’elle n’aurait pas dû, les électeurs pourraient décider de punir le Président au moment de glisser leur bulletin dans l’urne.

Caitlin n’était pas encore en âge de voter, et elle n’avait pas prêté grande attention aux débats. Mais le Président actuel était un démocrate, et ses parents étaient démocrates eux aussi – ce qui n’avait pas été très facile à vivre quand ils habitaient au Texas… Son père était originaire de Pennsylvanie et sa mère du Connecticut, deux États « bleus », et Caitlin savait que les professeurs d’université étaient généralement plutôt de gauche.

— Ta mère a raison, intervint son père. Cela pourrait faire pencher la balance.

— Ma foi, c’est peut-être ce qu’il faut, dit Caitlin en reposant son assiette. Le monde a le droit de savoir ce qui se passe. Mon Big Brother – Webmind – est parfaitement honnête et transparent sur ce qu’il fait. Pourquoi le Big Brother de Washington aurait-il le droit de l’éliminer en secret ?

— Sur le principe, je suis d’accord avec toi, dit sa mère, mais… cette femme ! Si jamais elle devenait présidente…

Caitlin avait rarement entendu sa mère bafouiller. Après avoir secoué la tête, elle reprit :

— Qui aurait imaginé que l’élection d’une femme à la présidence pourrait faire reculer la cause féministe de cinquante ans ? Si jamais elle l’emporte, c’en sera fini de Roe versus Wade.

Caitlin savait ce que signifiait cette référence, une cause célèbre – mais elle ignorait que sa mère soutenait à ce point le droit à l’avortement.

— Et de plus, dit son père, au cours des quatre dernières années, nous avons à peine réussi à inverser la tendance à l’érosion de la séparation entre l’Église et l’État. Si elle est élue, cette muraille va s’écrouler.

— Je me fiche bien de tout ça, déclara Caitlin en croisant les bras d’un air buté. Si un changement de président est préférable pour Webmind, ça me convient parfaitement.

— Au fil des années, dit sa mère, il m’est arrivé de rencontrer des électeurs qui se décident en fonction d’un seul critère. En fait, on m’a même accusée de raisonner comme ça. Mais, ma chérie, je ne suis pas sûre que tu trouveras beaucoup de gens pour considérer que l’élection tourne uniquement autour de Webmind.

Caitlin secoua la tête. Sa mère ne comprenait toujours pas. Pour elle, tout tournait autour de Webmind.

— Et puis, poursuivit sa mère, qui sait si les Républicains ne seront pas aussi dangereux pour Webmind s’ils prennent le pouvoir ?

— Si je peux me permettre, intervint Webmind, même si les Républicains l’emportent le 6 novembre, le nouveau Président ne prendra ses fonctions que le 20 janvier – qui se trouve être précisément dans cent jours. Au rythme où mes capacités se développent, je ne m’attends pas à être vulnérable à ce moment-là, mais je le suis aujourd’hui et le serai encore au moment de l’élection. Le test réalisé par WATCH n’a pas réussi, mais s’ils recommencent sur une plus grande échelle, il est possible que je n’y survive pas.

— Alors, dit Caitlin, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— On parle au Président, répondit son père.

— Comment ? fit la mère de Caitlin. On ne peut pas lui téléphoner simplement comme ça, et je suis sûre qu’il ne lit pas lui-même ses e-mails.

— Non, pas ceux qui sont adressés à president@whitehouse.gov, dit Malcolm Decter en mettant la main dans sa poche, mais il possède un petit appareil comme celui-ci…


Dans le court laps de temps qui s’était écoulé depuis que j’avais annoncé mon existence au monde entier, j’avais complété ma lecture de tous les textes disponibles sur le Web et j’avais répondu à 96,3 millions d’e-mails.

Encore plus de messages me concernant avaient été postés en ligne – dans des newsgroups, sur Facebook, dans des blogs, et cætera. Un bon nombre affirmaient que je ne pouvais pas être ce que je prétendais. « C’est l’après-11-Septembre qui recommence, disait l’un d’eux. Le Président est affolé à cause de l’élection du mois prochain et il veut nous faire croire que nous avons affaire à une crise majeure, histoire de nous convaincre de ne pas changer de cheval au milieu du gué. »

D’autres pensaient que j’étais une ruse concoctée par le Kremlin : « Ils veulent se venger de nous parce qu’on a mis l’URSS en faillite avec nos projets de bouclier antimissile. Webmind est manifestement un instrument de propagande des Russes : ils veulent nous pousser à nous ruiner en essayant de construire un superordinateur à nous. »

D’autres encore incriminaient Al-Qaida, les talibans, les Sages de Sion, l’Antéchrist, Microsoft, Google, Sacha Baron Cohen et des centaines d’autres. Certains disaient que j’étais un coup publicitaire, peut-être une nouvelle émission de téléréalité, ou un film, ou un jeu vidéo. D’autres pensaient que j’étais une farce imaginée par des étudiants du Caltech ou du MIT.

Il fallait du temps aux humains pour digérer les choses, aussi bien au sens propre qu’au sens figuré, mais j’étais convaincu que les gens en viendraient à accepter la réalité de mon existence. De fait, un grand nombre y avaient cru dès le départ. Je dois cependant dire que ce qui me surprenait le plus dans la conversation que je tenais en ce moment en ligne, en même temps que je discutais avec Matt, Caitlin et ses parents, c’était qu’elle n’ait pas eu lieu plus tôt…

Vous avez beau faire, je ne suis pas dupe, écrivait mon correspondant – qui, d’après son adresse IP, habitait à Weston-super-Mare, en Angleterre. Je sais qui vous êtes.

Je suis Webmind, répondis-je.

Non, ce n’est pas vrai.

Je pensais avoir déjà tout entendu, mais je posai quand même la question : Qui suis-je, alors ?

Avec la plupart des programmes de messagerie instantanée, un signal est transmis pendant que l’interlocuteur compose sa réponse, et je fus brièvement informé que « ColVert est en train de taper. » Mais ce message s’interrompit et il s’écoula six secondes avant que la réponse ne soit effectivement envoyée, comme si mon correspondant, ayant écrit ce qu’il voulait dire, avait hésité avant d’appuyer sur la touche Entrée. Mais sa réponse me parvint enfin : Dieu.

J’hésitai moi aussi – presque vingt millisecondes avant de répondre : Vous faites erreur.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis : Je comprends que vous teniez à garder le secret. Mais je ne suis pas le seul à le savoir.

Effectivement, d’autres émettaient la même suggestion sur les newsgroups, les blogs, les forums de discussion et dans des échanges d’e-mails, mais ColVert était le premier à m’en parler directement.

J’étais curieux de savoir ce qu’un humain pourrait vouloir dire à son Dieu, et j’envisageai un instant de lui confirmer qu’il avait raison. Après tout, la prière était un mode de communication que je ne pouvais pas intercepter. Mais ColVert pourrait partager la transcription de notre conversation avec d’autres. Certains me croiraient, d’autres m’accuseraient de mensonge. Je ne souhaitais pas acquérir une réputation de menteur ni d’exploiteur de la crédulité d’autrui.

Je ne suis pas Dieu, transmis-je.

Mais ma réponse fut ignorée, ou si elle fut lue, elle ne fut pas crue.

Et par conséquent, poursuivit ColVert, j’espère que vous exaucerez ma prière.

Ayant déjà nié ma nature divine, il me sembla prudent de ne plus répondre. J’étais désormais à même de gérer un nombre presque illimité de conversations, en passant rapidement de l’une à l’autre pour les examiner brièvement tour à tour. C’est ce que je fis l’espace d’un instant, et quand je revins à ColVert, je vis qu’il avait ajouté : Ma femme a un cancer.

Comment pouvais-je ignorer une telle remarque ? Je suis désolé de l’apprendre, transmis-je.

Et je prie donc pour que vous la guérissiez.

Je ne suis pas Dieu, répétai-je.

C’est un cancer du foie, et il y a des métastases.

Je ne suis pas Dieu.

C’est une femme bien, et elle a toujours cru en vous.

Je ne suis pas Dieu.

Elle a fait une chimiothérapie. Je vous en supplie, ne la laissez pas mourir.

Je ne suis pas Dieu.

Nous avons deux enfants. Ils ont besoin d’elle. Je vous en supplie, sauvez-la. Ne la laissez pas mourir.

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