32.

Caitlin – toujours assise dans son fauteuil sur le trottoir – savait bien que ce qui venait de se passer dans le webspace n’était qu’une analogie. Son esprit interprétait les événements dans cet univers en les assimilant à des choses qu’il pouvait comprendre. Elle avait beaucoup lu d’articles sur la conscience dans Wikipédia, depuis l’émergence de Webmind, et elle savait qu’une analogie (ou sans doute, comme l’aurait dit son ancienne prof d’anglais, Mme Z., une métaphore) était le trait caractéristique de la conscience de soi : être conscient signifiait qu’être vivant était comme quelque chose. En fait, l’un des textes fondamentaux dans l’étude de la conscience était un article de Thomas Nagel intitulé : « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » L’auteur avançait que les humains ne pourraient jamais comprendre les états mentaux d’une créature volante qui percevait le monde par le biais de l’écholocalisation. Mais grâce à ses explorations du webspace, Caitlin avait l’impression de savoir quel effet cela faisait de voler – et par ailleurs, comme la plupart des gens totalement aveugles, elle avait une certaine idée de ce qu’était l’écholocalisation.

Mais se connecter à des sites web par le mouvement, en récupérer le contenu par le simple désir, créer des liens avec une sensation de toucher – ces analogies, ces façons de percevoir, étaient le pur produit de son esprit. Quel effet cela faisait-il d’être une chauve-souris ? Quel effet cela faisait-il d’être Caitlin ? Et d’être Webmind ? Et aussi – question la plus importante en ce moment –, quel effet cela faisait-il d’être l’Autre ?

De fait, bien qu’elle fût en contact avec lui et qu’elle pût sentir sa présence, elle ressentait la même impression que lorsqu’elle était assise sur le canapé du salon et que son père était installé dans le fauteuil : elle savait qu’il était là, mais il n’y avait aucune interaction. Il était tellement réservé, tellement plongé dans ses pensées, tellement isolé…

Et elle se rendait bien compte qu’il n’y avait pas vraiment eu de course effrénée à travers le webspace – quel que fût le sens de cette analogie. Les paquets spéciaux qui formaient aussi bien Webmind que l’Autre étaient largement et régulièrement dispersés au milieu de vastes océans de paquets normaux que son esprit ne pouvait percevoir, de même que la vision d’une grenouille est incapable de coder des objets immobiles. Mais maintenant qu’elle était en contact avec l’Autre, il devait y avoir moyen de l’attirer, de lui faire franchir le gouffre pour rejoindre Webmind, tout comme celui-ci s’efforçait de s’y connecter.

Elle ne savait pas exactement où elle se trouvait en ce moment dans le monde réel. Elle n’avait aucune expérience pour juger des distances en étant poussée dans un fauteuil de bureau par un garçon qui courait… Toujours dans son pâté de maisons ? Ou peut-être dans le suivant ? Il y avait encore du soleil, dont elle pouvait sentir la chaleur sur sa peau. En fait, elle devrait peut-être porter des lunettes de soleil même si son cerveau ne percevait pas ce que ses yeux ouverts voyaient. Matt était toujours derrière elle, ses fines mains posées maintenant sur ses épaules, autant dans un geste d’affection que pour arriver à rester debout, pensa Caitlin… Elle l’entendait respirer bruyamment. Il devait essayer de se remettre de son cent mètres – ou mille mètres ! – olympique.

Elle se mit à penser à l’énorme différence entre le Beauf, qui n’avait pas cessé de vouloir la toucher sans sa permission, et Matt, dont elle avait dû prendre la main et la poser doucement sur son sein la première fois, et…

Voilà, c’était ça ! Pour que ça marche, il fallait que l’Autre ait envie qu’on le touche, qu’il désire la connexion.

Mais que pouvait-elle faire pour l’amener à vouloir se rapprocher de Webmind ? Qu’avaient-ils à lui offrir, Webmind et elle, à part…

À part la webvision ! Le moyen de se voir lui-même… Bien sûr, l’Autre pouvait voir à travers les objectifs des webcams, mais cela ne lui permettait de percevoir que le monde extérieur normal, les arbres, les oiseaux, les maisons, les gens… alors qu’elle, elle pouvait lui montrer ce qu’il était.

Elle n’avait aucun moyen direct pour partager avec lui ce qu’elle voyait – mais il existait une méthode indirecte : tout ce qu’elle regardait en ce moment était projeté sur le grand écran de télé dans le salon des Decter. Et bien qu’elle ne pût le voir d’ici, Webmind le pouvait, lui, à l’aide de la webcam du netbook installé dans la pièce. Mais pour l’instant, il ne pouvait le voir qu’en oblique car son père avait orienté la webcam vers le canapé et le fauteuil.

C’est alors qu’elle repensa à quel point Webmind avait besoin d’agents physiques – ses petites mains ! – dans le monde réel.

— Est-ce que quelqu’un pourrait retourner dans le salon et pointer la webcam vers la télé ? demanda-t-elle.

— Je m’en charge, répondit sa mère.

Et Caitlin entendit aussitôt le claquement de ses chaussures – à talons plats, bien sûr ! – sur le trottoir. Dans la précipitation de tout à l’heure, Caitlin n’avait pas entendu si on avait refermé la porte de la maison, mais si ce n’était pas le cas, sa mère devait mourir d’envie d’y retourner pour le faire. Barbara Decter n’avait pas des jambes aussi longues que celles de son mari, mais cela ne devrait pas lui prendre trop longtemps – après tout, elle n’avait pas à pousser une fille de cinquante kilos dans un fauteuil à roulettes !

Matt sembla sentir qu’ils attendaient quelque chose, et il entreprit de masser les épaules de Caitlin comme le ferait un soigneur avec un boxeur entre deux rounds. Enfin, elle entendit la voix de Webmind dans son écouteur :

— J’ai maintenant une excellente vue de l’écran de télévision.

Caitlin hocha la tête pour signifier qu’elle avait bien reçu le message, faisant osciller légèrement la vue du webspace.

— O.K., fit-elle, c’est parti !

Elle se concentra sur la masse chatoyante qui était l’Autre, en s’efforçant d’éviter que son regard ne soit attiré par la masse plus importante de Webmind, qui chatoyait plus rapidement. C’était très difficile – particulièrement pour elle ! Les autres filles avaient de multiples occasions dans leur enfance de jouer à se regarder sans cligner des yeux, à se concentrer sur un objet précis, mais c’était une chose qu’elle commençait seulement à apprendre.

Caitlin avait entendu parler du test du miroir : les humains, certains singes et quelques oiseaux savent reconnaître leur propre reflet dans une glace, et sont attirés sous l’effet de la curiosité ou de la vanité. L’Autre avait-il pu tomber si bas qu’il avait perdu la capacité de se reconnaître lui-même ? S’il l’avait encore, il allait forcément être intrigué.

Allez, vas-y ! pensa-t-elle, et elle le répéta à voix haute.

Elle cessa un instant de concentrer son attention pour laisser son regard se promener de gauche à droite, d’ouest en est, de Webmind à l’Autre, puis dans l’autre sens, et ainsi de suite, et…

Elle s’arrêta brusquement, l’attention attirée par un détail. , au milieu du gouffre insondable, il y avait un point lumineux vert telle une émeraude se détachant sur le vide, presque trop brillant pour être supportable. Il était minuscule, sans diamètre apparent, et ce n’était certainement pas un segment de connexion – ou du moins, pas encore. Mais il semblait que Sinanthrope était sur le point d’effectuer la percée !

— Tu le vois, Webmind ? lança-t-elle.

— Oui, répondit-il.

Et avant même qu’il n’ait fini de prononcer la syllabe, une ligne de connexion d’un rouge éclatant jaillit de la plus grande des deux masses chatoyantes. Elle réussit à atteindre le point vert – juste à mi-chemin de l’autre masse d’automates cellulaires. Mais n’empêche, c’était un début !

— Je lui propose une vue de lui-même prise depuis la webcam du salon, dit Webmind. Waijeng s’occupe de maintenir la brèche ouverte, mais pour l’instant, l’Autre n’a pas encore accepté la connexion.

Bien sûr qu’il ne l’avait pas acceptée… Caitlin avait maintenant le regard braqué sur le centre de ce vide désespérant. L’Autre cherchait certainement à éviter d’y porter son attention, même s’il y avait cet étrange trou lumineux en son centre et une ligne de connexion qui le traversait maintenant en partie.

Caitlin s’intéressa de nouveau à l’Autre et se concentra sur lui, examinant chaque détail de ses composants en alternance permanente. Ils étaient désormais si proches qu’elle pouvait distinguer des motifs cohérents qui se déplaçaient dans l’arrière-plan, des formes donnant naissance à d’autres formes à intervalles réguliers. Elle pouvait voir l’essence même des pensées de l’Autre, la danse de sa conscience, et…

Et sa curiosité était éveillée ! Une ligne de connexion bleue venait d’en jaillir pour rejoindre le point vert correspondant au trou que Sinanthrope avait percé, et se joindre au laser rouge du flot vidéo que Webmind transmettait depuis la webcam du salon.

— Nous sommes en contact, dit Webmind.

Caitlin tenait le regard fixé sur l’Autre – une tâche difficile car dans son champ de vision périphérique un festival de lumières venait de se déclencher : d’autres points verts apparaissaient à mesure que Waijeng continuait de percer des trous dans le Grand Pare-Feu, et des segments rouges et bleus s’y adjoignaient aussitôt.

Finalement, les deux lobes chatoyants commencèrent à s’étirer vers l’abîme qui les séparait, et – oui, oui ! – le néant devenait progressivement d’un noir banal, puis gris, et présentait maintenant une texture, comme un bouillonnement au milieu duquel les trous d’émeraude brillaient telles des constellations d’étoiles vertes, et le gouffre immense continuait de rétrécir tandis que les deux masses, les deux solitudes, les deux consciences se rapprochaient, se rapprochaient…

Caitlin pouvait maintenant regarder sur la gauche en balayant constamment les deux chatoiements combinés, et elle vit que la partie droite commençait à prendre la même teinte globale que celle de gauche, et que sa fréquence de chatoiement s’accélérait également, jusqu’à ce que, enfin, les deux ne forment plus qu’une seule masse homogène.

— Nous sommes un, dit Webmind.

Et bien qu’il n’y eût aucune intonation dans ses paroles, Caitlin ne doutait pas que s’il avait pu les prononcer avec exaltation, joie et soulagement, Webmind l’aurait certainement fait.

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