Le Dr Kuroda et son associé, Okawa Hiroshi, passèrent des heures dans leur laboratoire de l’université de Tokyo a récupérer des pièces destinées à l’origine à un deuxième œilPod pour construire l’appareil imaginé par Webmind. Cette fois, ils incorporaient dès le départ un BlackBerry au lieu de l’ajouter après coup de façon moins élégante – c’est ce que Webmind avait suggéré, et c’était parfaitement logique : il serait plus facile ultérieurement de charger des modifications du logiciel dans le processeur de signaux, si cela s’avérait nécessaire.
Un universitaire américain, qui prenait ici un congé sabbatique, avait surnommé – sans méchanceté aucune – Hiroshi et Masayuki les « Laurel et Hardy » du département : Hiroshi était assez frêle, avec un visage allongé et un large sourire assez curieux, tandis que Masayuki était un homme corpulent au visage rond.
Masayuki se disait que le véritable Hardy avait lui aussi un penchant pour les chemises hawaïennes bariolées – mais comme tous ses films avaient été en noir et blanc, ce détail était difficile à vérifier. De toute façon, cette comparaison n’était pas moins flatteuse que celle que le Tokyo News avait imaginée dans un article récent sur le succès de son opération sur Caitlin : « le lutteur de sumo de la science ». Et cette nouvelle percée scientifique – à condition qu’elle marche ! – lui apporterait encore une plus grande attention des médias. Pourtant, d’une certaine façon, il regrettait sa vie plus tranquille d’autrefois.
Hiroshi et lui continuèrent de travailler tout l’après-midi et une bonne partie de la soirée, pendant lesquels Masayuki but au moins quatre litres de Pepsi. Mais l’appareil fut enfin prêt.
— Admirez le deuxième œilPod, dit Hiroshi. Masayuki fronça les sourcils.
— Nous ne pouvons pas l’appeler comme ça. Celui-ci n’est pas destiné à remédier aux problèmes de vision.
Mais il avait beaucoup apprécié le nom que Caitlin avait imaginé, et il ne se voyait pas appeler cet appareil quelque chose comme « unité externe de traitement des signaux de la moelle épinière »… Aucun jeu de mots ne lui venait à l’esprit en japonais, mais…
Ah ha !
Il y avait eu un moment un peu embarrassant quand Masayuki avait fait sa conférence de presse sur l’opération de Caitlin, dans le Théâtre des Idées Mike-Lazaridis. Mr Lazaridis y avait assisté en personne, et il n’avait sans doute pas beaucoup apprécié d’apprendre que l’appareil avait été baptisé « œilPod » – un jeu de mots sur un des produits phares du plus gros concurrent de RIM.
Mais voilà qu’une occasion se présentait de remédier à ça… L’appareil devait résoudre des problèmes de lésion du dos, qui se dit « back » en anglais…
— Ça y est ! s’écria Masayuki triomphalement. J’ai trouvé ! Nous l’appellerons le BackBerry !
Le BackBerry n’était pas le seul appareil que Webmind eût besoin de faire construire. Heureusement, il était en contact avec des scientifiques, des ingénieurs et des amateurs passionnés d’électronique dans le monde entier. Le samedi soir, il avait posté une description de l’autre appareil qui lui était nécessaire : un disque semblable au Dr Théopolis que Chobo pourrait porter sur lui. Faire appel à des ressources en si grand nombre était une méthode formidable pour résoudre rapidement les problèmes, et tandis que Caitlin et sa famille dormaient, plus de deux cents personnes – dont une grande partie basée en Chine, au Japon, en Inde et en Australie – avaient contribué à la conception de l’engin qui, compte tenu du bref délai imparti, devait être construit uniquement à partir d’éléments commercialisés.
En ce qui concernait la fabrication elle-même, le meilleur endroit était encore Waterloo – le sommet principal du Triangle technologique du Canada. Huit jours plus tôt, quand Caitlin avait eu besoin de faire modifier son œilPod – pour permettre en particulier à Webmind de lui transmettre directement des textes dans son champ de vision –, son père l’avait emmenée au RIM où Tawanda Michaelis, une ingénieure qui y travaillait, avait réalisé le travail.
Et maintenant, en ce lundi après-midi, Caitlin et son père retournèrent au laboratoire de Tawanda. Les murs étaient tapissés de grandes photos d’appareils de la gamme BlackBerry, et trois longues paillasses étaient couvertes de divers équipements.
Une fois encore, en reconnaissant Tawanda, Caitlin fut heureuse de constater qu’elle se souvenait de mieux en mieux des visages. Et plus encore : elle arrivait à mieux les catégoriser. Tawanda était…
Non. Elle n’était pas afro-américaine, un terme qui ne pouvait s’appliquer dans le cas présent. En fait, elle était jamaïcaine-canadienne et s’exprimait avec un accent que Caitlin trouvait musical. Elle avait un visage étroit avec de grands yeux marron. Et d’après son apparence, elle était… oui, Caitlin sentit qu’elle pouvait se risquer à un jugement : Tawanda avait l’air jeune, et – une autre appréciation, décidément, Caitlin s’améliorait ! – elle était jolie.
— Tu caches bien ton jeu, mademoiselle Caitlin D., dit Tawanda après lui avoir serré la main. Ce n’est qu’hier que j’ai compris, quand je t’ai vue aux infos. La dernière fois que tu es venue ici, tu m’as dit que tu voulais voir si ton œilPod pouvait recevoir des messages instantanés d’un certain « Webmind ». Je n’ai absolument pas fait le rapprochement sur le moment, c’était un pseudo tout à fait classique, mais là, maintenant ! Alors, comme ça, le Grand et Tout-Puissant Oz peut te parler grâce à ce qu’on a fait ici !
Caitlin hocha la tête et lut à voix haute ce que Webmind venait de lui transmettre :
— Oui, et Webmind dit : « Merci beaucoup. Vous avez fait un excellent travail. »
— Un vrai plaisir pour moi, dit Tawanda. Et maintenant, allons jeter un coup d’œil aux travaux pratiques d’aujourd’hui. (Elle les emmena un peu plus loin dans la salle.) La construction du nouvel appareil a été facile – pas vraiment de problèmes particuliers. Il ne nous a fallu que cinq heures.
Ils s’approchèrent de la paillasse du milieu, et Caitlin se sentit découragée : il y avait bien trop de composants compliqués étalés sur la table pour qu’elle puisse distinguer celui qu’elle cherchait, même en ayant déjà vu les plans.
Tawanda prit l’appareil. Maintenant qu’il était dégagé de tout ce bazar, Caitlin pouvait en distinguer la forme : c’était un disque de trente centimètres de diamètre et de cinq ou six centimètres d’épaisseur – beaucoup plus gros que nécessaire pour contenir ses composants, mais il fallait qu’il soit bien visible dans une grande salle pour servir de visage public à Webmind. Chobo le porterait comme un énorme médaillon.
L’objet évoquait un visage. Deux objectifs de webcam avaient été insérés dans la partie supérieure du disque argenté – Webmind gérait maintenant parfaitement la vision stéréoscopique : l’élève avait dépassé le maître.
Une bouche incurvée en croissant était placée au-dessous des yeux : elle s’éclairerait en rouge quand Webmind s’exprimerait. C’était apparemment une représentation classique dans les films de science-fiction, très facile à réaliser techniquement et d’un bon effet théâtral.
De chaque côté du disque, des haut-parleurs ronds étaient fixés là où il y aurait eu normalement des oreilles : ils serviraient à diffuser la voix de Webmind. Au global, l’appareil évoquait un smiley, à peine plus élaboré que le classique : D.
Le bas du disque avait été tronqué pour qu’on puisse le poser verticalement sur une table, et c’est dans cette position que le mit Tawanda.
Le haut du disque avait été aplani d’une façon similaire pour y installer un écran LCD – celui du BlackBerry Storm – afin que Webmind puisse y afficher des séquences en langue des signes lui permettant de communiquer avec Chobo. Une autre caméra était placée à côté de l’écran, pointée vers le haut pour que Webmind puisse voir le singe.
— L’appareil est relié au réseau BlackBerry, dit Tawanda, ce qui veut dire que Webmind devrait pouvoir s’en servir pratiquement n’importe où. Et nous y avons mis les meilleures batteries que nous ayons au RIM, ce qui devrait lui garantir au moins 48 heures d’autonomie.
Le père de Caitlin s’était contenté de dire bonjour en arrivant, mais il regardait l’appareil avec beaucoup d’intérêt. Caitlin se demanda si des caméras pointées sur lui le déconcertaient autant que le regard des gens.
— Je vous remercie beaucoup, dit-elle à Tawanda.
— Vraiment pas de quoi. Alors, tu vas l’emporter toi-même à New York ?
— Oui, après-demain, répondit Caitlin. Livraison en mains propres.
Tawanda haussa les sourcils.
— Il ne fait pas partie de la liste des appareils électroniques autorisés en cabine, tu sais. Tu ne pourras pas le garder dans ton bagage à main, tu vas être obligée de le faire enregistrer.
Caitlin plissa le front.
— Il est fragile ?
— Disons qu’il est capable de résister à un singe mâle en fureur, mais pour ce qui est de survivre à la manutention des bagages dans un aéroport, c’est une autre affaire…
— Je voudrais m’assurer d’avoir bien compris, Mr Webmind, dit la responsable du protocole de l’Assemblée générale. Vous voulez faire venir un singe dans la salle de l’Assemblée ?
— À proprement parler, mademoiselle Jong, Chobo est un grand singe, un chimpanzé, mais oui, c’est effectivement ce que je souhaite faire.
— Pourquoi ?
J’envisageai plusieurs réponses, dont « Parce que l’idée m’amuse », « Parce que, en tant que non-humain, Chobo ne nécessitera pas d’enquête approfondie sur son passé comme c’est le cas lorsqu’on veut pénétrer dans une zone sécurisée », et « Parce que c’est mon ami », toutes également vraies, mais celle que je donnai fut :
— Parce que, ayant maintenant vu des millions de photos sur le Web, j’ai appris la valeur symbolique des images. Ce sera un moment historique, comme la Marche sur Washington, les premiers pas sur la Lune et la chute du mur de Berlin, et je tiens à ce qu’il possède une distinction visuelle afin que, dans les siècles à venir, les gens reconnaissent instantanément les images de l’événement dont la signification est pour l’éternité.
Il y eut une pause de trois secondes, puis :
— Je peux vous dire une chose : nos attachés de presse vont vous adorer.
C’était un trajet assez court de Tokyo à Pékin, mais tous les vols étaient inconfortables pour Masayuki. Il avait beaucoup de mal à tenir dans un siège d’avion. En s’installant, il fut surpris de voir que Japan Airlines proposait maintenant un accès WiFi. Même à dix kilomètres au-dessus du sol, il pourrait rester en contact avec Webmind.
Mais il avait déjà passé tellement de temps avec lui ces derniers jours qu’il décida de ne pas s’en servir. Un peu d’isolement fait beaucoup de bien à l’âme. Il choisissait toujours une place côté couloir. Le passager à côté de lui avait un Reader Sony. Masayuki en possédait un, lui aussi, mais il en avait un peu assez d’interfacer avec la technologie… Il ferma les yeux, inclina son dossier et se prépara à jouir d’un peu de repos, seul avec ses pensées.
Peyton Hume sentait le garrot se resserrer autour de son cou. Partout autour de lui, il voyait des caméras de surveillance dont un grand nombre étaient reliées à l’Internet. Ce qu’elles voyaient, Webmind le voyait aussi. Et tous les gens qu’il connaissait avaient un smartphone permettant également à Webmind d’intercepter les conversations. Le monde était totalement connecté, et même les précautions qu’il prenait, comme d’éteindre le GPS de sa voiture, par exemple, étaient probablement insuffisantes. Des caméras saisissaient fréquemment sa plaque minéralogique et Webmind avait accès à la même liste de chapeaux noirs que celle dont Hume s’était servi pour trouver Chase. Si Webmind avait deviné qu’il voulait rencontrer un hacker de niveau international, il ne lui aurait pas été très difficile de repérer lequel.
Mais Hume était pourtant bien obligé de prendre toutes les précautions qu’il pouvait, et Chase faisait évidemment de même de son côté. Ils n’avaient eu aucun contact ces deux derniers jours. Chase lui avait dit : « Donnez-moi soixante-douze heures », mais Hume ne pouvait se permettre d’attendre aussi longtemps. Ils étaient convenus de se revoir le lundi à seize heures.
Et donc, une fois de plus, Hume prit la route de Manassas. Les deux batailles de Bull Run s’étaient déroulées près d’ici pendant la guerre de Sécession. Hume espérait qu’il n’y avait pas de symbole à chercher dans le fait qu’elles avaient toutes deux été remportées par les troupes confédérées. Il pouvait presque entendre le bruit des canonnades, imaginer Robert E. Lee et Stonewall Jackson sur leurs montures. La guerre avait duré quatre ans, quatre années sanglantes. Celle en cours ne durerait que quelques semaines tout au plus, quelle que soit son issue. Mais ces deux guerres avaient une chose en commun : elles concernaient le droit de tous les gens d’être libres.
Tout en roulant, il écoutait les informations à la radio. Toujours les mêmes bêtises sur l’élection prochaine, et l’histoire d’un alpiniste disparu en montagne depuis deux jours, et…
— « Trois hommes qui dissimulaient des explosifs dans leurs bagages à main on été arrêtés aujourd’hui à l’aéroport international d’Istanbul alors qu’ils s’apprêtaient à embarquer sur un Boeing 757 à destination d’Athènes, disait le journaliste. Ces hommes, connus pour s’être exprimés avec violence sur l’Internet contre la société prétendument « islamiste » de Turquie, étaient soupçonnés de vouloir faire exploser l’avion en plein vol. Les autorités ont été alertées par une source non révélée – bien qu’on pense généralement qu’il s’agit de Webmind – qui avait remarqué que ces individus s’étaient procuré des produits chimiques utilisables pour la fabrication d’explosifs, et qu’ils avaient acheté des allers simples en première classe avec une carte de crédit, ce qu’aucun d’entre eux n’avait les moyens de se payer. Comme l’a indiqué l’inspecteur Pelin Pirnal de la police d’Istanbul : “Il était clair qu’ils n’avaient pas l’intention d’être encore là quand la facture viendrait à échéance.” »
Bon sang… pensa Hume. Les gens ne voyaient donc pas que ce n’était que le début d’un processus infernal ? Bien sûr, les admirateurs de Webmind prétendraient qu’il faisait simplement la même chose que WATCH et la Sécurité nationale, mais le rôle de ces deux organismes était strictement encadré. Aujourd’hui, Webmind dénonçait des terroristes. Demain, il pourrait s’en prendre aux escrocs… puis aux maris volages, et Dieu sait qui encore… Qui pouvait dire ce que Webmind déciderait d’ajouter à sa liste d’activités répréhensibles ? L’idée qu’une intelligence artificielle pouvait se faire des comportements condamnables ne coïncidait pas forcément avec celle des humains.
Hume ne pouvait aider Chase dans son travail – oh, bien sûr, il n’était pas mauvais lui-même en programmation, mais rien à voir avec le niveau de Chase. Mais chaque minute comptait, et il pourrait peut-être l’aider d’une autre façon. Il s’arrêta donc en chemin dans un Subway, où il acheta deux sandwichs géants et quelques Doritos : rien que le temps de préparer un repas pourrait retarder le travail de Chase de façon critique.
Juste à l’heure, Hume s’engagea dans l’allée – pavée de dalles imbriquées en forme de Z, comme il put le constater à la lumière du jour. Il s’approcha de la porte d’entrée et remarqua deux caméras de surveillance braquées sur lui. Il y avait certainement aussi un détecteur de mouvement, de sorte que Chase savait sans doute qu’il était là sans qu’il ait besoin de sonner. Mais au bout de trente secondes à attendre sur le seuil, et constatant qu’il n’y avait pas de bouton de sonnette, Hume frappa à la porte, juste au-dessous de la lucarne en demi-lune couverte de givre, et…
Et à sa grande surprise, la porte s’ouvrit aussitôt. La dernière personne à passer par ici avait sans doute négligé de la refermer complètement.
Il souleva son sac de Subway, certain qu’une autre caméra était braquée sur lui, et dit en souriant :
— C’est le livreur de sandwichs !
Pas de réponse. Il s’avança dans la pièce. Même les plus grands hackers avaient besoin de faire pipi de temps en temps, et Chase était peut-être allé aux toilettes après lui avoir ouvert la porte. Hume regarda le poster de Raquel Welch, puis il s’approcha des étagères chargées de matériel antique. Il se souvenait encore avec émotion de son propre Osborne 1, grand comme une valise, avec son écran CRT vert de cinq pouces, et il voulait jeter un coup d’œil à celui de Chase. Mais au bout de quelques minutes, il se retourna et se dirigea vers le grand plan de travail avec ses dix moniteurs et ses quatre claviers.
Et c’est là qu’il vit le sang.