11.

Pâquerette finit par raccompagner Caitlin chez elle, mais elle déclina l’invitation d’entrer. Son petit ami Tyler terminait son travail, et elle voulait concrétiser la promesse qu’elle lui avait faite en lui envoyant sa photo…

Caitlin entra dans la maison, et sa mère fit irruption dans la pièce :

— Bon sang, cria-t-elle, où est Matt ?

— Ne t’inquiète pas, maman. Pâquerette m’a raccompagnée. Matt a été obligé d’aller à l’hôpital, son père s’est foulé la cheville.

— Assieds-toi.

— Mais, maman ! Je n’ai rien fait de mal ! Je te l’ai dit – Pâquerette m’a raccompagnée à la maison.

Assieds-toi.

Caitlin essayait de déchiffrer l’expression de sa mère, mais c’en était une qu’elle ne lui avait encore jamais vue. Elle alla s’asseoir sur le canapé blanc et croisa les bras sur sa poitrine.

Sa mère respira profondément et lui dit :

— J’espère que tu as bien profité de ta petite promenade, Caitlin, parce que c’était le dernier après-midi normal de ta vie.

Caitlin était inquiète. Est-ce que sa mère était au courant de la photo qu’elle avait envoyée à Matt ? Non, c’était impossible. Webmind ne pouvait pas l’avoir dénoncée.

— Maman, tu ne peux pas me priver de sortie !

Sa mère arrêta de faire les cent pas et – Caitlin ouvrit de grands yeux – elle s’agenouilla devant sa fille et lui prit les mains. Elle-même avait les mains tremblantes. Elle regarda Caitlin droit dans les yeux.

— Ils savent.

— Quoi ?

— Pour toi et Webmind.

— Qui est au courant ?

— Bientôt… tout le monde. Tout le monde sur cette fichue planète. Je viens juste de recevoir un coup de fil, de ABC News. Ils savent que c’est toi qui as permis à Webmind d’émerger.

Caitlin en fut ébahie.

— Comment… comment l’ont-ils appris ? Sa mère se releva.

— Ah, mon Dieu, comme nous avons pu être bêtes de croire que ça resterait un secret. Nous savions que le gouvernement américain t’avait identifiée – et qu’il avait aussi informé le CSIS et le gouvernement japonais. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il y ait une fuite, et…

Le téléphone sonna. Elle jeta un coup d’œil à sa fille avant de décrocher.

— Allô ? C’est de la part de qui ? (Et puis :) Écoutez, je suis sa mère. Elle n’a que seize ans, bon sang. Quoi ? Non, non, nous n’avons pas l’intention de prendre un vol pour Washington ce soir, bonté divine… Oui, oui, je sais qu’il faut qu’elle parle à quelqu’un… Écoutez, ABC a déjà appelé, et… Non, non, nous n’avons pris aucun engagement. Bon, très bien, très bien. Oui, oui. Non, je l’ai déjà – il est là sous mes yeux, sur l’écran d’appel. Bon, d’accord, si vous y tenez. Oui, au revoir. Je – non, non. Au revoir.

Elle raccrocha.

— C’était NBC, dit-elle. Meet the Press.

Le téléphone sonna de nouveau. La mère de Caitlin appuya sur un bouton et la sonnerie s’arrêta – du moins, ici : les autres combinés de la maison continuaient de carillonner.

— Laissons le répondeur s’en occuper, dit-elle.

Et effectivement, Caitlin entendit le son étouffé d’un message laissé par un autre journaliste. Le répondeur était dans la cuisine.

— Je devrais appeler ton père, dit sa mère. J’ai laissé mon portable là-haut, je peux me servir du tien ?

— Bien sûr, dit Caitlin en sortant son BlackBerry rouge de sa poche.

Elle composa le numéro et tendit l’appareil à sa mère. Elles attendirent qu’il réponde, et puis, au bout de quelques secondes, d’une voix désespérée, sa mère dit :

— Malcolm… c’est la cata. Les médias sont au courant pour Caitlin et Webmind…


Zhang Bo, le ministre chinois des Communications, ne pensait pas souvent au côté paradoxal de son titre – mais ces dernières semaines, il le hantait.

Le Parti communiste affirmait ne vouloir aucune influence extérieure, mais il regarda ce qu’il portait : un costume bleu à la mode occidentale, avec aujourd’hui une cravate grise. Il n’avait que quarante-cinq ans, mais il se souvenait de l’époque des costumes Mao – les vestes unies à col haut portées sous le règne de Mao Zedong. En fait, étant donné sa corpulence, une veste Mao lui aurait été beaucoup plus seyante, mais au moins, avec les règles actuelles, il avait droit à une petite moustache. C’était également une influence occidentale : son acteur américain préféré en avait une toute semblable.

La mission du ministère des Communications était d’empêcher la diffusion en Chine des informations provenant du reste du monde – ce qui voulait dire, bien sûr, que Zhang était obligé d’en surveiller une grande partie personnellement : le New York Times, CNN, la NHK, la BBC, Al Jazeera, la Pravda – il avait un onglet ouvert en permanence pour chacun de ces sites dans son navigateur favori, Maxthon.

Et il avait des alertes sur Google et Baidu basées sur des combinaisons particulières de mots-clés : le nom du Président, « Tibet », « Falun Gong », et plus récemment « Shanxi » et « grippe aviaire ». Ces derniers temps, la plupart des informations avaient été déplaisantes. Bien qu’une poignée de commentateurs occidentaux eussent reconnu que Pékin n’avait probablement pas eu d’autre choix que d’éliminer les paysans exposés à cette variante du virus H5N1, transmissible directement entre humains, la plupart condamnaient vigoureusement la Chine pour ce qu’ils appelaient un acte « sans cœur », « sans nécessité », ou encore – apparemment, l’idée du dragon était venue spontanément à de nombreuses personnes, alors qu’en fait, comme le savait Zhang, le terme se référait à un politicien de la Grèce antique – « draconien ».

Et voilà qu’à présent, comme si tout cela ne suffisait pas, la police se trouvait de nouveau accusée de brutalités – à l’occasion de ce qui aurait dû être une simple arrestation au musée de paléontologie. Tous les blogs, aussi bien chinois qu’étrangers, relataient l’épisode en termes incendiaires.

Zhang soupira en lisant un autre article au vitriol, celui-là dans le Huffington Post.

Il décida de jeter un coup d’œil à son courrier. Un des messages venait de Quan Li, l’épidémiologiste qui avait préconisé les éliminations. Il le lut et répondit à la question d’un simple « Non ». Il n’était pas question que Li accepte de donner une interview à des médias étrangers.

Il continua d’examiner la liste des messages, en répondant non, non, et encore non. Et puis…

Un message de l’université de Tokyo, ici, sur son compte sécurisé ? Comment… ? Il cliqua dessus, le lut, et sentit se desserrer un peu le nœud de tension qu’il avait au creux de l’estomac. Arrivé au bout du message, il décrocha son téléphone et appuya sur la touche d’accès direct au bureau du Président.


TWITTER

_Webmind_ Le sida ? J’y travaille…


Malcolm avait quitté précipitamment le Perimeter Institute – et le professeur Hawking – pour rentrer chez lui. Caitlin était heureuse qu’il ait réagi ainsi, mais sa mère avait raison : c’était bien une situation de crise.

Pourtant, en un sens, elle était contente que le secret ait été révélé, et que tout le monde sache bientôt que c’était elle qui avait découvert l’existence de Webmind. Dans le monde qui comptait pour elle – celui de l’informatique et des maths –, ceux qui étaient les premiers à faire quelque chose devenaient célèbres, même s’ils n’étaient pas les meilleurs ni les plus intelligents. Et quand, en plus, on était la meilleure et la plus intelligente, rien ne pouvait plus vous arrêter ! Google, Microsoft, RIM, Apple, le Consortium du World Wide Web, le groupe Jagster – tous lui offriraient…

C’était une idée vertigineuse pour une jeune fille de seize ans qui n’avait encore jamais travaillé, sauf pour donner de temps en temps des petits cours de maths. Après tout, il lui avait été impossible de faire du baby-sitting, de tondre les pelouses ou de distribuer les journaux, tous ces petits boulots que faisaient les autres gamins pour gagner un peu d’argent. Mais maintenant, les plus grandes compagnies internationales viendraient peut-être sonner à sa porte pour essayer de l’embaucher. Et quelle université de l’Ivy League refuserait sa candidature avec les notes qu’elle avait… et ça en plus ?

Et puis, elle n’en pouvait plus de garder le secret. Bashira en serait soufflée, et quant à Stacy, son amie d’Austin, elle allait être hystérique…

— Alors, que faisons-nous ? demanda sa mère en s’adressant à son père.

Elle était maintenant assise sur le canapé et Schrödinger se frottait contre ses jambes, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui.

— Toutes les chaînes américaines veulent Caitlin dans leurs émissions de demain, poursuivit-elle, et les chaînes canadiennes aussi. La BBC et la NHK viennent d’appeler. Bien sûr, nous ne sommes pas obligés de faire quoi que ce soit. (Elle se tourna vers Caitlin.) Ce n’est pas parce que des gens veulent te parler que tu es forcée de leur répondre.

— Ça marche pour moi, dit son père qui faisait maintenant les cent pas comme sa mère l’avait fait précédemment.

— Non, fit Caitlin. Il faut que je dise aux gens ce que je sais. Vous avez vu les infos, les blogs – et vous avez entendu ce qu’ont dit le Président et ses conseillers : il y en a qui ont peur de Webmind et qui ne lui font pas confiance.

— Bon, d’accord, mais dans quelle émission vas-tu passer demain matin ? Tu ne peux quand même pas les faire toutes.

Caitlin secoua la tête.

— Je ne veux pas quitter Waterloo.

— CBS dit que tu pourrais faire ça dans un studio de la CBC à Toronto, dit sa mère. Et le type d’ABC, comme celui de NBC, m’a dit que tu pourrais le faire depuis la station CTV à Kitchener. Apparemment, ils ont tous des accords croisés avec les chaînes canadiennes.

Caitlin s’apprêtait à répondre quand, à son grand étonnement, son père la regarda directement, comme s’il voulait graver une dernière fois dans sa mémoire comment elle était avant. Il finit par détourner les yeux en disant :

— Caitlin ?

Ce fut tout : simplement son prénom. Mais c’était suffisant. Comme toujours, il lui disait que la décision lui revenait.

— Très bien, dit-elle. Allons-y.

— Quelle émission ? demanda sa mère.

— Je suis une fille qui se nourrit de chiffres, déclara Caitlin. Prenons celle qui a la plus grande audience.


* * *

Chase était installé devant son ordinateur de gauche, tout au fond, et pianotait du code. Guns N’ Roses beuglait dans les haut-parleurs de sa chaîne. Il secoua la tête et but une rasade de Red Bull, puis il fit glisser son fauteuil deux écrans plus loin pour examiner les résultats de sa tentative précédente : le compilateur signalait quatre erreurs. Il passa en mode debug, trouva la cause des problèmes et les régla.

Encore un peu de Red Bull.

Glisser vers un autre ordinateur.

La chaîne passant à un autre morceau.

Le maestro à l’œuvre.

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